Internationalisme (GCF) - N° 24 - 15 Juillet 1947 Retour 

"BRAVO ABD-EL-KRIM !"
OU LA PETITE HISTOIRE DU TROTSKISME

Certaines gens souffrent d'un sentiment d'infériorité, d'autres d'un sentiment de culpabilité, d'autres encore de la manie de persécution. Le trotskisme, lui, est affligé d'une maladie qu'on pourrait, faute de mieux, appeler "le défensisme". Toute l'histoire du trotskisme tourne autour de "la défense" de quelque chose. Et quand, par malheur, il arrive aux trotskistes des semaines creuses où ils ne trouvent rien ni personne à défendre, ils sont littéralement malades. On les reconnaît alors à leurs mines tristes et défaites, à leurs yeux hagards cherchant partout, comme le toxicomane, sa ration quotidienne de poison, une cause ou une victime dont ils pourraient bien prendre la défense.

Dieu merci, il existe une Russie qui a connu autrefois la révolution. Elle servira aux trotskistes à alimenter, jusqu'à la fin des jours, leur besoin de défense. Quoi qu'il advienne de la Russie, les trotskistes resteront inébranlablement pour "la défense de l'URSS", car ils ont trouvé dans la Russie une source inépuisable pouvant satisfaire leur vice "défensiste".

Mais il n'y a que les grandes défenses qui comptent. Pour remplir la vie du trotskisme, il lui faut - en plus de la grande, éternelle, immortelle et inconditionnelle "défense de l'URSS" (qui est le fondement et la raison d'être du trotskisme) - les menues "défenses... quotidiennes", la petite "défense journalière".

Le capitalisme dans sa phase de décadence déchaîne une destruction générale telle qu'en plus du prolétariat, victime de toujours du régime, la répression et le massacre se répercutent en se multipliant au sein même de la classe capitaliste. Hitler massacre les bourgeois républicains, Churchill et Trumann pendent et fusillent les Goering et Cie, Staline met d'accord tout le monde en massacrant les uns et les autres. Le chaos sanglant généralisé, le déchaînement d'une bestialité perfectionnée et d'un sadisme raffiné, inconnus jusque là, sont la rançon immanquable de l'impossibilité du capitalisme de surmonter ses contradictions et de l'absence d'une volonté consciente du prolétariat de la faire dépérir. Que Dieu soit loué ! Quelle aubaine pour nos chercheurs de causes à défendre ! Nos trotskistes sont à l'aise. Chaque jour se présentent des occasions nouvelles à nos chevaliers modernes, leur permettant de manifester au grand jour leur généreuse nature de redresseurs de torts et de vengeurs d'offensés.

Qu'on jette donc un coup d'oeil sur ce calendrier suggestif de l'Histoire du trotskisme.

- En automne 1935, l'Italie commence une campagne militaire contre l'Éthiopie. C'est incontestablement une guerre impérialiste de conquête coloniale opposant, d'un côté, un pays capitaliste avancé, l'Italie, à un pays arriéré, l'Éthiopie, économiquement et politiquement encore semi-féodal, de l'autre côté. L'Italie, c'est le régime de Mussolini ; l'Éthiopie, c'est le régime du Négus, le "Roi des rois". Mais la guerre italo-éthiopienne est encore plus qu'une simple guerre coloniale de type classique. C'est la préparation, le prélude à la guerre mondiale qui s'annonce. Mais les trotskistes n'ont pas besoin de voir si loin. Il leur suffit de savoir que Mussolini est "le méchant agresseur" du "pauvre royaume" du Négus pour prendre immédiatement la défense "inconditionnelle" de l'indépendance nationale de l'Éthiopie. Ah, mais comment ? Ils joindront leurs voix au choeur général (surtout le choeur du bloc "démocratique" anglo-saxon qui est en formation et qui se cherche encore) pour réclamer des sanctions internationales contre "l'agresseur fasciste". Plus défenseurs que quiconque, n'ayant sur ce point de leçons à recevoir de personne, ils blâmeront et dénonceront la défense, insuffisante à leur avis, de la part de la SDN et appelleront les ouvriers du monde à assurer la défense de l'Éthiopie du Négus. Il est vrai que la défense trotskiste n'a pas porté beaucoup de chance au Négus qui, malgré cette défense, a été battu. Mais on ne saurait, en toute justice, faire porter le poids de cette défaite sur leur dos, car, quand il s'agit de défense et même celle d'un Négus, les trotskistes ne chicanent pas. Ils sont là et bien là !

- En 1936, la guerre se déchaîne en Espagne. Sous forme de "guerre civile" interne, divisant la bourgeoisie espagnole en clan franquiste et clan républicain, se fait, avec la vie et le sang des ouvriers, la répétition générale en vue de la guerre mondiale imminente. Le gouvernement républicain-stalinien-anarchiste est dans une position d'infériorité militaire manifeste. Les trotskistes, naturellement, volent au secours de la République "en danger contre le fascisme". Une guerre ne peut évidemment se poursuivre en l'absence de combattants et sans matériel. Elle risque de s'arrêter. Effrayés par une telle perspective où il n'y aurait plus de question de défense, les trotskistes s'emploient de toutes leurs forces à recruter des combattants pour les Brigades internationales et se dépensent tant et plus pour l'envoi "des canons pour l'Espagne". Mais le gouvernement républicain, ce sont les Azana et les Negrin, les amis d'hier et de demain de Franco contre la classe ouvrière. Les trotskistes ne regardent pas de si près ! Ils ne marchandent pas leur aide. On est pour ou on est contre la "défense". Nous trotskistes, nous sommes des néo-défenseurs, un point c'est tout.

- En 1938, la guerre fait rage en Extrême-Orient. Le Japon attaque la Chine de Tchang-Khaï-Tcheck. Ah, alors pas d'hésitation possible : "Tous, comme un seul homme, pour la défense de la Chine". Trotsky, lui-même, expliquera que ce n'est pas le moment de se rappeler le sanglant massacre de milliers et de milliers d'ouvriers à Shanghai et à Canton, par les armées de ce même Tchang-Khaï-Tcheck, lors de la contre-révolution de 1927. Le gouvernement de Tchang-Khaï-Tcheck a beau être un gouvernement capitaliste à la solde de l'impérialisme américain et qui, dans l'exploitation et la répression des ouvriers ne cède en rien au régime japonais, cela importe peu devant le principe supérieur de l'indépendance nationale. "Le prolétariat international mobilisé pour l'indépendance du capitalisme chinois" clamaient les trotskistes en 1938. Le capitalisme chinois reste toujours dépendant... de l'impérialisme yankee, mais le Japon a effectivement perdu la Chine et a été battu. Les trotskistes peuvent être contents. Au moins ont-ils réalisé la moitié de leur objectif. Il est vrai que cette victoire anti-japonaise(1) a coûté quelques dizaines de millions d'ouvriers massacrés, pendant 7 ans, sur tous les fronts du monde pendant la dernière guerre mondiale. Il est vrai que les ouvriers en Chine, comme partout ailleurs, continuent d'être exploités et massacrés chaque jour. Mais, est-ce que cela compte à côté de l'indépendance assurée (toute relative) de la Chine ?

- En 1939, l'Allemagne de Hitler attaque la Pologne. En avant pour la défense de la Pologne ! Mais voilà que "l'État ouvrier" russe attaque aussi la Pologne, fait de plus la guerre à la Finlande et arrache de force des territoires à la Roumanie. Cela embrouille un peu les cerveaux trotskistes qui, comme les staliniens, ne retrouvent complètement leur sens qu'après l'ouverture des hostilités entre la Russie et l'Allemagne. Alors, tout devient simple, trop simple, tragiquement simple. Pendant 5 ans, les trotskistes appelleront les prolétaires de tous les pays à se faire massacrer pour "la défense de l'URSS" et, par ricochet, tout ce qui est allié de l'URSS. Ils combattront le gouvernement de Vichy qui veut mettre au service de l'Allemagne l'empire colonial français et risque ainsi "son unité". Ils combattront Pétain et autres Kisling. Aux États-Unis, ils réclameront le contrôle de l'armée par les syndicats afin de mieux assurer la défense des États-Unis contre la menace du fascisme allemand. Ils seront de tous les maquis et de toutes les résistances, dans tous les pays. Ce sera la période de l'apogée de la "défense".

La guerre peut bien finir, mais le profond besoin de "défense" chez les trotskistes, lui, est infini. Les divers mouvements de nationalisme exaspéré, les soulèvements nationalistes bourgeois dans les colonies, autant d'expressions du chaos mondial qui a suivi la cessation officielle de la guerre - qui sont utilisés et fomentés, un peu partout, par les grandes puissances pour leurs intérêts impérialistes - continueront à fournir amplement matière à défendre aux trotskistes. Ce sont surtout les mouvements bourgeois coloniaux - où, sous les drapeaux de la "libération nationale" et de la "lutte contre l'impérialisme" (toute verbale), on continue de massacrer des dizaines de milliers de travailleurs - qui mettront le comble à l'exaltation de "défense" des trotskistes.

En Grèce, les deux blocs, russe et anglo-américain, s'affrontent pour la domination des Balkans, sous la couleur locale d'une guerre de partisans contre le gouvernement officiel, et les trotskistes sont dans la danse. "Bas les pattes devant la Grèce !" hurlaient-ils ; et ils annoncent, aux prolétaires, la bonne nouvelle de la constitution de Brigades internationales sur le territoire yougoslave du "libérateur" Tito, dans lesquelles ils invitent les ouvriers de France à s'embrigader pour libérer la Grèce.

Avec non moins d'enthousiasme, ils relatent leurs faits d'armes héroïques en Chine, dans les rangs de l'armée dite communiste, et qui a de communiste tout juste autant que le gouvernement russe de Staline, dont elle est d'ailleurs l'émanation. L'Indochine - où les massacres sont également bien organisés - sera une autre terre d'élection pour la "défense" trotskiste de "l'indépendance nationale du Vietnam". Avec le même élan généreux, les trotskistes soutiendront et défendront le parti national bourgeois du Destour en Tunisie, du parti national bourgeois PPA d'Algérie. Ils découvriront des vertus libératrices au MDRM, mouvement bourgeois nationaliste de Madagascar. L'arrestation, par leurs compères du gouvernement capitaliste français, des conseillers de la République et des députés de Madagascar met le comble à l'indignation des trotskistes. Chaque semaine, la "Vérité" est remplie de leurs appels à la défense des "pauvres" députés malgaches. "Libérez Ravoahanguy ! Libérez Raharivelo ! Libérez Roseta !" Les colonnes du journal seront insuffisantes pour contenir toutes les "défenses" qu'ont à mettre en avant les trotskistes : défense du parti stalinien menacé aux États-Unis ; défense du mouvement pan-arabe contre le sionisme colonisateur juif en Palestine et défense des enragés de la colonisation chauvine juive - les leaders terroristes de l'Irgoun - contre l'Angleterre ; défense des Jeunesses Socialistes contre le comité directeur de la SFIO ; défense de la SFIO contre le néo-socialiste Ramadier ; défense de la CGT contre ses chefs ; défense des "libertés..." contre les menaces "fascistes de De Gaulle ; défense de la Constitution contre la réaction ; défense du gouvernement PS-PC-CGT contre le MRP ; et, dominant le tout, DÉFENSE de la "pauvre" Russie de Staline, MENACÉE D'ENCERCLEMENT par les États-Unis.

Pauvres, pauvres trotskistes sur les frêles épaules de qui pèse la lourde charge de tant de "défenses".


Le 31 mai dernier s'est produit un événement quelque peu sensationnel : Abd-El-Krim, le vieux chef de la révolte du Rif, brûlait la politesse au gouvernement français en s'évadant au cours de son transfert en France. Cette évasion fut préparée et exécutée avec la complicité du roi Farouk, qui lui a donné un asile, on peut le dire, royal et aussi avec l'indifférence bienveillante des États-Unis. La presse et le gouvernement français sont consternés. La situation de la France, dans ses colonies, n’est rien moins que sure pour y ajouter de nouvelles causes de troubles. Mais, plus qu'un danger réel, l'évasion d'Abd-El-Krim est surtout un événement qui ridiculise la France dont le prestige, dans le monde, est déjà suffisamment ébranlé. Aussi comprend-on parfaitement les récriminations de toute la presse, se plaignant de l'abus de confiance d'Abd-El-Krim envers le gouvernement démocratique français et s'évadant en dépit de sa parole d'honneur donnée.

"Événement formidable" pour nos trotskistes qui trépignent de joie et d'enthousiasme. La "Vérité" du 6 juin, sous le gros titre "Bravo Abd-El-Krim", s'attendrit sur celui qui "... conduisit la lutte héroïque du peuple marocain" et d'expliquer la grandeur révolutionnaire de son geste. "Si vous aviez, écrit la "Vérité", trompé ces messieurs de l'État-major et du ministère des colonies, vous avez bien fait. Il faut savoir tromper la bourgeoisie, lui mentir, ruser avec elle, enseignait Lénine..." Voilà Abd-El-Krim transformé en élève de Lénine, en attendant de devenir un membre d'honneur du comité exécutif de la IVème Internationale.

Les trotskistes assurent au "vieux lutteur riffain qui, comme par le passé, veut l'indépendance de son pays" que "... aussi longtemps qu'Abd-El-Krim se battra, tous les communistes du monde lui prêteront aide et assistance". Et de conclure : "Ce qu'hier disaient les staliniens, nous autres trotskistes le répétons aujourd'hui."

En effet, en effet, on ne pouvait mieux le dire !


Nous ne reprocherons pas aux trotskistes de "répéter aujourd'hui ce que les staliniens disaient hier" et de faire ce que les staliniens ont toujours fait. Nous ne disputerons pas davantage aux trotskistes de "défendre" ceux qu'ils veulent défendre. Ils sont tout à fait dans leur rôle.

Mais qu'il nous soit permis d'exprimer un souhait, un unique souhait. Mon Dieu ! Pourvu que le besoin de "défense" des trotskistes ne se porte pas un jour sur le prolétariat. Car, avec cette sorte de défense, le prolétariat ne se relèvera jamais.

L'expérience du stalinisme lui suffit amplement.

MARC


1) Lire, par exemple, dans l'article "La lutte héroïque des trotskistes chinois" de la "Vérité" du 20/06//47 : ... Dans la province de Chantoung, nos camarades devinrent les meilleurs combattants de guérillas... Dans la province de Kiangsi... les trotskistes sont salués par les staliniens comme "... les plus loyaux combattants anti-japonais..." etc.


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