Révolution ou guerre n°21

(Juin 2022)

PDF - 691.9 ko

AccueilVersion imprimable de cet article Version imprimable

Contribution : Capitalisme et démocratie bourgeoise

Nous publions ici, ci-après, la troisième et dernière partie de la série de contributions sur Communisme et communauté et Marxisme et connaissance des numéros précédents. Cette partie a soulevé des critiques en notre sein.

La première porte sur le lien direct que la contribution établit entre le passage de la domination formelle à la domination réelle du capitalisme d’une part et le développement de la démocratie bourgeoise d’autre part. Pour les camarades en désaccord, la domination formelle du capitalisme correspond à l’extraction de la plus-value absolue et au procès de travail lié à la manufacture en opposition à la fabrique, puis à la grande industrie ; ces dernières correspondant à l’extraction de la plus-value relative et à la domination réelle. Les 4e et 5e sections du Capital développent en long et en large sur cette question. Or, en établissant un lien automatique entre la forme de domination et le développement de la démocratie bourgeoise, la contribution situe de fait, même si c’est vague, le passage de l’une à l’autre au plus tôt au milieu du 19e siècle. Pourtant, pour K. Marx, « cette espèce de coopération qui a pour base la division du travail revêt dans la manufacture sa forme classique et prédomine pendant la période manufacturière proprement dite, qui dure environ depuis la moitié du XVI° jusqu’au dernier tiers du XVIII° siècle. » [1] Il en résulte des positions dans le texte qui ne sont pas partagées par l’ensemble des camarades : « entre l’accumulation primitive européenne et les régimes autoritaires du bloc de l’Est au 20e siècle, il y a en effet davantage une différence de forme, liée aux époques différentes, que de fond. » ; ou encore, « l’Angleterre est aujourd’hui bien plus démocratique qu’elle l’était durant le 18e siècle. » Ce dernier point nous amène à la seconde critique.

Elle relève des formulations confuses dévoilant une approche abstraite, car non historique, pour traiter la « démocratie ». Celle-ci est présentée à plusieurs reprises comme uniquement conservatrice ou encore seulement garante de l’ordre social : « la démocratie est la forme politique par excellence de la conservation sociale », « le dynamisme de la démocratie vise avant tout à la conservation sociopolitique (...) au maintien du strict statu quo politique »...

Enfin, la contribution cite un passage du texte Invariance du marxisme de 1952 du PCI-Programme communiste sur la question du parti reprenant à son compte la position qui suit : « La dictature du prolétariat, pour nous, [est] la force historique organisée qui, suivie à un moment donné par une partie du prolétariat, et pas forcément par la majorité, exprime la pression matérielle qui fait sauter le vieux mode de production bourgeois… » Pour les camarades en désaccord avec celle-ci, elle est en contradiction avec la plateforme que nous venons d’adopter selon laquelle « action et direction politiques effectives du parti se réalisent lorsque le prolétariat s’empare en masse, puis met en pratique les orientations et les mots d’ordre du parti, l’insurrection elle-même et la dictature de classe... » et qui définit les conseils ouvriers, les soviets « comme organes de l’insurrection et organes de la dictature de classe. »

Nous publions néanmoins ce texte controversé entre notre sein tel qu’il est. Il appellera certainement des réponses dans le prochain numéro.

La rédaction

Capitalisme et démocratie bourgeoise

La démocratie est un concept mobilisé par l’ensemble des courant politiques se situant tant à la gauche qu’à la droite de l’axe politique bourgeois. Dorénavant, tout discours politique ne peut être jugé rationnel que dans le cadre des normes qui régissent la pratique démocratique. Ainsi, à titre d’exemple, la démocratie peut servir à légitimer autant des politiques impérialistes, au nom du principe d’intervention humanitaire, que « décoloniales », au nom du principe de l’autodétermination des peuples. De même, des trumpistes américains et autres extrémistes de droite ont envahi le Capitol, symbole de la démocratie aux États-Unis, pour protester contre une atteinte à la démocratie – une supposée fraude électorale – alors que les partisans du parti démocrate ont protesté contre cette émeute au nom de la défense et de la préservation de ces mêmes institutions démocratiques contre un supposé coup d’État fasciste.

On voit beaucoup de commentateurs bourgeois qui théorisent le fait que la démocratie n’est qu’une espèce de page blanche, un cadre au sein duquel l’on peut ensuite choisir l’orientation que la société devrait prendre. Cette conception de la démocratie comme régime indéterminé a priori entraîne la nécessité d’accoler à la démocratie un adjectif qui viendrait aider à la déterminer a posteriori. Ainsi, la gauche bourgeoise est habituellement critique de ce qu’elle nomme la démocratie bourgeoise ou libérale et y oppose des formes de démocraties qualifiées tantôt de radicale, directe, participative ou encore sauvage. Inversement, la droite sera habituellement critique des formes de démocraties qu’elle nommera plébéiennes pour y opposer la nécessité et l’efficacité de la démocratie libérale et représentative. Ayant relevé ce constat, nous tenterons dans cette contribution d’analyser la démocratie en soi, sans autre adjectif. La question que nous nous poserons est de savoir si la démocratie est réellement un horizon indépassable et un principe exempt de toute critique. En se réappropriant la tradition politique de la gauche communiste, en particulier celle dite « italienne », nous démontrerons que la démocratie n’est pas la voie toute tracée pour l’émancipation humaine [2]. Par la force des choses, nous serons amenés à entrevoir quelle forme de société peut dépasser la démocratie en tant que mode supérieur d’organisation sociale.

Origine de la démocratie bourgeoise

Dans la perspective marxiste, il serait tout à fait inexact de se représenter la démocratie comme un principe qui, ayant d’abord été inventé en Grèce antique, aurait ensuite disparu momentanément des consciences humaines durant le Moyen-Âge pour ensuite revenir avec hardiesse dans les sociétés modernes. La démocratie libérale des sociétés modernes a son histoire propre. Pour tenter de la comprendre le plus adéquatement possible, il ne s’agit pas de se référer à de grands idéaux invariants et transhistoriques, mais davantage d’analyser les manifestations politiques de la vie sociale comme étant le résultat de la configuration spécifique des rapports sociaux.

La démocratie bourgeoise est donc née à travers une lutte révolutionnaire contre le type de société qui l’a précédé directement dans l’histoire : le régime monarchique et le mode de production qui le fonde, c’est-à-dire le féodalisme. Ainsi, chacun des principes de base de la démocratie peut se concevoir comme négation dialectique des principes de base respectifs de la société féodale. À la noirceur traditionnelle de la pensée moyenâgeuse, on oppose la philosophie moderne des Lumières. Au statut social désigné par la naissance de la féodalité, on oppose la moderne égalité des citoyens. À la foi religieuse, on oppose à la rationalité et la méthode scientifique. Enfin, au gouvernement d’un seul, le monarque, on oppose le gouvernement du peuple, bref la démocratie.

Au niveau idéel, c’est-à-dire au niveau des consciences humaines, l’opposition dialectique entre monarchie absolue et démocratie se présenta de la manière suivante :

« Les vieilles doctrines politiques fondées sur des concepts spiritualistes ou même sur la révélation religieuse prétendaient que les forces surnaturelles qui gouvernent la conscience et la volonté des hommes avaient assigné à certains individus, à certaines familles, à certaines castes, la tâche de diriger et d’administrer la vie collective, en leur confiant par investiture divine le précieux dépôt de « l’autorité ». À cette assertion, la philosophie démocratique qui s’affirma parallèlement à la révolution bourgeoise opposa la proclamation de l’égalité morale, politique, juridique, de tous les citoyens, qu’ils fussent nobles, ecclésiastiques ou plébéiens, et elle voulut transférer la « souveraineté », du cercle étroit de la caste ou de la dynastie, au cercle universel de la consultation populaire fondée sur le droit de vote, qui permet à la majorité des citoyens de désigner selon sa volonté les dirigeants de l’État. » [3]

Encore une fois, il serait fâcheux de se représenter l’histoire de la naissance de la démocratie bourgeoise comme une simple bataille entre différentes idées d’où la démocratie sortie finalement vainqueur. Ce que nous nous représentons habituellement comme le passage des sociétés traditionnelles aux sociétés modernes était fondamentalement le passage révolutionnaire d’un mode de production, la féodalité, à un autre, le capitalisme. En tant que superstructures idéologiques des modes de production, la monarchie accompagna la féodalité tandis que la démocratie est l’alter ego du capitalisme.

Le point de vue de Marx sur la relation entre monarchie et démocratie est intéressant à ce propos. Celui-ci était originaire d’Allemagne, pays étant encore à l’époque sous un régime de monarchie absolue. Les premiers faits d’armes militants de Marx furent au sein même du mouvement démocratique et républicain. Dans le cercle philosophique des jeunes hégéliens, cercle libéral auquel il appartenait de manière critique, on avait l’habitude de caractériser la monarchie prussienne en tant que régime non politique. En effet, la politique était l’affaire privée du monarque et de son entourage immédiat. La société civile, quant à elle, était étrangère à toute vie politique. Dans des termes empruntés à Hegel, Marx dira qu’elle est coupée de la communauté politique, c’est-à-dire que l’ensemble des classes sociales non dominantes, des paysans aux artisans en passant par les bourgeois, n’a pas la possibilité ni le droit de participer à la vie politique. Pour les jeunes hégéliens, le mouvement démocratique autour de 1848 devait en quelque sorte faire accéder la société civile à la communauté politique, ce qui signifie dans nos termes contemporains établir le pouvoir du peuple en renversant le pouvoir du monarque.

Il est possible de considérer avec Marx la nature de la politique comme étant par définition liée aux conflits sociaux, plus particulièrement aux conflits de classes. Après tout, « l’histoire de toutes sociétés jusqu’à nos jours » n’est-elle pas justement « l’histoire de la lutte de classes ? » [4] La société féodale est donc pour Marx de nature non politique en ce qu’elle interdit à la société civile toute possibilité de contestation et protestation. À l’inverse, la démocratie est la société politique par excellence puisqu’elle permet à toutes les classes de la société à prendre part aux duels sociaux.

La lutte pour la constitution d’un régime démocratique était donc pour Marx d’une importance fondamentale. En effet, l’émancipation politique et l’accession à la communauté politique que permettaient les révolutions bourgeoises rendaient possible la réorganisation des rapports de force entre les classes sociales. L’aristocratie maintenant chassée du pouvoir par la bourgeoisie, une nouvelle lutte s’annonçait au sein de la société moderne : la lutte entre le prolétariat et la bourgeoisie.

Dans ses écrits autour de 1843-1844, Marx présente la démocratie comme la dernière forme d’émancipation politique, position que pourraient partager la plupart des libéraux modernes. Fukuyama, auteur de La fin de l’histoire et le Dernier Homme, exprime d’ailleurs une idée similaire avec son concept de fin de l’histoire. Mais, Marx dépasse déjà le point de vue libéral en affirmant que l’émancipation politique que la démocratie met en place n’est qu’une émancipation formelle. Elle n’est pas encore l’émancipation réelle et radicale : l’émancipation humaine. Marx montre avec brio que la démocratie émancipe le citoyen, cet être abstrait modelé à l’image de l’entrepreneur capitaliste individuel, au lieu d’émanciper l’être humain concret. Selon Marx, avec l’émancipation politique, « l’homme ne fut donc pas libéré de la religion, il reçut la liberté religieuse. Il ne fut pas libéré de la propriété, il reçut la liberté de propriété. Il ne fut pas libéré de l’égoïsme de l’industrie, il reçut la liberté d’industrie. » [5] En d’autres termes, l’émancipation politique que met en branle la démocratie n’est pas une émancipation des êtres humains face aux rapports de domination et d’exploitation qui les accablent, mais davantage une libération pour le capital des entraves pouvant nuire à sa domination. Bref, malgré la mise en place de garanties juridico-politiques formelles, telle la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen, la société bourgeoise est toujours traversée par des antagonismes de classes et des rapports d’exploitation.

La démocratie tente de manière illusoire d’unir en sa communauté politique une société qui reste fondamentalement déchirée par des antagonismes sociaux. Elle tente d’unir des pôles sociaux opposés sous l’égide d’une unité formelle qu’elle nomme peuple ou nation. Mais dans la pratique, il est impossible d’harmoniser et de pacifier les conflits sociaux à moins d’abolir révolutionnairement les classes sociales qui sont à l’origine de ces mêmes conflits sociaux. Mais ce n’est certainement pas là l’objectif de la démocratie. Elle vise au contraire à maintenir les conflits dans un certain cadre acceptable afin que la classe dominante puisse pérenniser sa domination sans trop d’accrocs.

Le fait que Marx ait participé au combat pour la démocratie au milieu du 19e siècle et qu’il ait affirmé la nécessité de la démocratie comme forme transitoire de la lutte pour l’émancipation entraîna son lot de confusions, certains courants opportunistes du mouvement ouvrier se servant même des arguments de Marx pour tenter d’adapter le socialisme aux principes de la démocratie bourgeoise. Mais dès 1843, Marx se place déjà explicitement sur le terrain du communisme, et donc hors de la défense de la démocratie pour les cycles ultérieurs de luttes qui verront l’affrontement direct du prolétariat et de la bourgeoisie. Cela s’exprime entre autres par le fait que contre la démocratie libérale, Marx ne défend pas une quelconque vraie démocratie, mais propose la communauté humaine, l’émancipation radicale, bref le communisme. En ce sens, Marx n’est certainement pas un démocrate radical, mais plutôt le critique le plus radical et révolutionnaire de la démocratie.

Principes de la démocratie bourgeoise

Il serait maintenant utile de montrer comment s’articule cette critique radicale de la démocratie en examinant comment Marx conçoit les deux grands principes de la démocratie : la liberté et l’égalité. La distance politique entre la pensée de Marx et les traditions démocratiques est la mieux exprimée par la conception que ce dernier a des deux principes fondamentaux de la démocratie.

D’abord, il faut introduire une distinction de méthode. La tradition libérale démocratique pense la liberté à travers du prisme de l’individu. Selon Marx, cette conception de la liberté nécessite d’abord que l’être humain soit séparé de sa gemeinwesein, c’est-à-dire de son être communautaire, et qu’ainsi soit historiquement créé l’individu isolé et séparé des autres individus. Ces conditions sociohistoriques étant achevées précisément à travers l’émergence des rapports sociaux capitaliste, Marx affirme que

« La liberté est donc le droit de faire tout ce qui ne nuit pas à autrui. Les limites dans lesquelles chacun peut se mouvoir sans nuire à autrui sont fixées par la loi, de même que la limite de deux champs est fixée par un piquet. Il s’agit de la liberté de l’homme considéré comme une monade isolée, repliée sur elle-même. » [6]

Marx fait donc ici une critique implacable de la nature de la liberté individuelle chère aux régimes démocratiques. Il est intéressant de voir comment Marx présente la liberté à l’aide d’une métaphore par rapport à l’espace (le piquet entre deux champs délimitant une propriété). Il y fait une forte association conceptuelle entre la liberté individuelle et la propriété privée, tous deux fondements du capitalisme.

Toujours du point de vue méthodologique, Marx conçoit la liberté du point de vue de la totalité de la communauté humaine, c’est-à-dire en particulier dans la relation des êtres humains avec l’État d’un côté et la relation des mêmes êtres humains avec la nature de l’autre. Marx présente souvent la liberté comme principe antithétique à toute forme d’État. Il avança ainsi l’aphorisme suivant : « L’existence de l’État est inséparable de l’existence de l’esclavage. » [7] Évidemment, il faut faire une nuance ici. Quand Marx parle d’esclavage, il ne désigne pas spécifiquement l’esclavage en tant que traite et mode de production, par exemple l’exploitation dont furent victimes les Africains et leurs descendants aux États-Unis, mais plus généralement toute situation de non-liberté, c’est-à-dire tout rapport de domination ou d’exploitation, incluant évidemment les rapports sociaux capitalistes. En d’autres termes, là où il y a un État, il n’y a pas de liberté pour l’humanité. Marx conçoit donc la réalisation de la liberté non dans l’extension toujours accrue des libertés individuelles que viendrait garantir un État démocratique, mais dans l’abolition révolutionnaire de l’État.

Un autre aspect de la conception de la liberté de Marx concerne le rapport entre l’humanité et la nature. Ici, le rapport dialectique s’exprime par l’opposition entre nécessité et liberté. Selon Marx, tant que l’humanité n’est pas en mesure de contrôler ses rapports sociaux et son rapport à la nature, elle subit la domination des contraintes naturelles. En d’autres termes, là où il y a la faim, il n’y a pas de liberté pour l’humanité. Encore une fois, Marx ne situe pas la liberté au niveau de l’individu. Il la situe dans la relation qu’une société communiste serait à même d’établir entre l’humanité et la nature. Voilà comment il entend régler théoriquement l’opposition entre nécessité et liberté :

« En fait, le royaume de la liberté commence seulement là où l’on cesse de travailler par nécessité et opportunité imposée de l’extérieur ; il se situe donc, par nature, au-delà de la sphère de production matérielle proprement dite. De même que l’homme primitif doit lutter contre la nature pour pourvoir à ses besoins, se maintenir en vie et se reproduire, l’homme civilisé est forcé, lui aussi, de la faire et de le faire quels que soient la structure de la société et le mode de production. Avec son développement s’étend également le domaine de la nécessité naturelle, parce que les besoins augmentent ; mais en même temps s’élargissent les forces productives pour les satisfaire. En ce domaine, la seule liberté possible est que l’homme social, les producteurs associés règlent rationnellement leurs échanges avec la nature, qu’ils la contrôlent ensemble au lieu d’être dominés par sa puissance aveugle et qu’ils accomplissent ces échanges en dépensant le minimum de force et dans les conditions les plus dignes, les plus conformes à leur nature humaine. Mais cette activité constituera toujours le royaume de la nécessité. C’est au-delà que commence le développement des forces humaines comme fin en soi, le véritable royaume de la liberté qui ne peut s’épanouir qu’en se fondant sur l’autre royaume, sur l’autre base, celle de la nécessité. La condition essentielle de cet épanouissement est la réduction de la journée de travail. » [8]

Au lieu d’être dominée par les nécessités naturelles, l’humanité ayant conquis la liberté serait en mesure d’établir un métabolisme harmonieux avec la nature afin de répondre à tous les besoins humains. Il est intéressant de noter que dans ce passage Marx fait une sorte d’incursion dans le futur en présentant à partir de son analyse du capital une description de ce que serait une société communiste. 

La même distinction méthodologique que nous avons d’abord établie entre la conception bourgeoise et la conception marxiste de la liberté tient tout autant pour le concept d’égalité. Les libéraux pensent l’égalité comme l’égalité de tous les citoyens devant la loi. En d’autres termes, la loi est la même pour tous les individus. Cette conception est encore une fois la négation dialectique de la tradition du moyen-âge où le traitement d’un individu dépendait de son statut social. Par exemple, on peut dire pour simplifier les choses qu’il y avait une loi pour la classe des seigneurs et une autre pour la classe des serfs. Dans la société bourgeoise, au contraire, la loi est la même pour tous, que la personne soit milliardaire ou qu’elle soit chômeuse.

De son côté, Marx fait peu de cas de la notion d’égalité entre les individus. De son point de vue, « ce ne seraient pas des individus différents, s’ils n’étaient pas inégaux. » [9] Le biais méthodologique de la théorie libérale – biais idéologique qui vise à pérenniser un régime d’exploitation – est donc encore une fois de partir de l’individu abstrait et isolé afin de construire son édifice juridico-politique. La critique que Marx fait des rapports sociaux d’exploitation et de domination ne découle pas de l’inégalité considérée comme naturelle entre les individus, mais davantage de la configuration de la société en classes sociales dominantes et dominées. En d’autres termes, l’inégalité n’est pas individuelle, c’est-à-dire entre les individus, mais sociale ou plus précisément entre les classes. Dans le prisme libéral, tel individu est plus fort, plus intelligent, plus entreprenant, etc., qu’un autre individu, ce qui vient expliquer son statut social supérieur, mais toujours mérité. Dans la conception marxiste, il ne fait pas de sens de comparer les individus sans prendre en considération la société qui a produit ces mêmes individus. Plus simplement, en reprenant notre exemple plus haut, le premier individu est inséré dans certains rapports sociaux, il fait partie de la classe des capitalistes, alors que le deuxième est tout aussi inséré dans certains rapports sociaux, il fait partie de la classe des prolétaires. Les conceptions que les individus se donnent de leur propre positionnement social ne sont que des justifications idéologiques a posteriori, tel le mythe du self-made man. La société produit et reproduit des classes sociales fondamentales au fonctionnement de son mode de production.

Il ne fait aucun sens donc pour Marx de chercher à égaliser des individus qui forment des classes sociales antagoniques et où une classe en exploite une autre. Continuant la tradition critique de la démocratie de Marx, Le principe démocratique – texte phare de la gauche communiste – affirme que

« La critique marxiste des postulats de la démocratie bourgeoise se fonde en effet sur la définition des caractères de la société actuelle divisée en classes ; elle démontre l’inconsistance théorique et le piège pratique d’un système qui voudrait concilier l’égalité politique avec la division de la société en classes sociales déterminées par la nature du mode de production. » [10]

L’égalité devant la loi n’est que formelle parce que cette même égalité sanctionne justement l’exploitation d’une classe par une autre. Ainsi, Marx ne propose pas d’élargir davantage l’égalité des individus ou des citoyens, et même pas plus d’égaliser les classes sociales comme le proposèrent à tort selon lui les socialistes opportunistes s’inspirant de Lassalle dans leur programme de Gotha. Au contraire, il fait la proposition d’abolir les classes sociales. De même, Marx fustige les socialistes de son époque, tel Proudhon, qui se donnaient comme tâche de réaliser et finaliser les idéaux de la révolution bourgeoise qui selon eux auraient été trahies par la bourgeoisie :

« Au demeurant, il se trouve que des socialistes reprennent ces insanités, notamment en France. Ils entendent démontrer que le socialisme est la réalisation des idées de la société bourgeoise énoncées par la Révolution française. Ils affirment entre autres, qu’à l’origine, l’échange, la valeur, etc., représentaient (sous une forme adéquate) le règne de la liberté et de l’égalité pour tous, mais que tous cela a été faussé par l’argent, le capital, etc. (…) Il faut leur répondre : la valeur d’échange, et mieux encore le système monétaire, constituent en fait le fondement de l’égalité et de la liberté ; les perturbations survenues dans l’évolution moderne ne sont que des troubles immanents à ce système ; autrement dit, la réalisation de l’égalité et de la liberté provoque l’inégalité et le despotisme. » [11]

L’abolition des classes permettrait de matérialiser socialement l’adage communiste suivant : « de chacun selon ses capacités, à chacun selon ses besoins. » [12] Du point de vue de la tradition libérale, ce principe est inégalitaire. En effet, certains individus dotés de capacités supérieures vont faire un don plus grand à la communauté alors que d’autres individus avec des besoins plus amples vont prendre davantage à la communauté. La gauche communiste commente ainsi cette apparente contradiction en envoyant au passage une flèche bien affûtée au stalinisme :

« Depuis longtemps nous avons fait table rase, en économie, de l’opinion stupide que le marxisme signifie égalité de contribution et de rémunération économique, et ce, même on tant que revendication future. Dans le communisme, le rapport entre effort et consommation, non seulement sera toujours une inégalité, mais cela deviendra indifférent qu’il en soit ainsi. » [13]

En fait, la contradiction qui est ici résolue est la contradiction entre individus et société, entre intérêt individuel et intérêt général. Les individus sont différents, ils ont certains talents particuliers, certaines forces ou faiblesses intrinsèques. Mais ces différences ne doivent pas être significatives ou stigmatisantes parce que tous les individus appartiennent à la même communauté humaine. Et c’est cette même communauté humaine, une fois réalisée, qui sera en mesure de permettre à chaque individu de manifester la totalité de leurs capacités et d’assouvir à la fois tous leurs besoins humains, ce en quoi consiste l’émancipation humaine réelle.

L’essor du capitalisme et l’essor de la démocratie bourgeoise sont indissociablement liés. S’il est vrai que le capitalisme n’est pas apparu sous une forme directement et parfaitement démocratique et que certains capitalismes ont été, pour des raisons particulières dans l’histoire, des régimes totalitaires – du Chili de Pinochet en passant par l’Allemagne nazi – il est fondamental de constater que l’habitat naturel du capitalisme reste la démocratie.

Il est important de distinguer deux phases distinctes dans l’histoire du capitalisme. La première phase, que Marx nomme la domination formelle du capital et qui inclut le processus d’accumulation primitive, désigne la phase où le capital émerge et dissout les anciens rapports sociaux traditionnels. Pour ce faire, le capitalisme prend nécessairement une forme plutôt autoritaire et peu démocratique. À titre d’exemple, on n’a qu’à citer le vote censitaire dans la plupart des jeunes démocraties d’occident aux 18e et 19e siècles ou encore l’établissement des workhouses anglaises de la même période. Mais même le goulag russe et le grand bond en avant chinois apparaissent eux aussi comme des formes toutes aussi autoritaires d’émergence d’un capital national. Entre l’accumulation primitive européenne et les régimes autoritaires du bloc de l’est au 20e siècle, il y a en effet davantage une différence de forme, liée aux époques différentes, que de fond.

Une fois que le capitalisme entre dans sa phase de domination réelle, c’est-à-dire qu’il a détruit avec succès toutes les anciennes formes sociales et a établi sa domination absolue sur les rapports sociaux, il peut lâcher du lest et devient ainsi de plus en plus libéral au sens moderne du terme. Si l’on reprend nos exemples cités plus haut, l’Angleterre est aujourd’hui bien plus démocratique qu’elle l’était durant le 18e siècle. De même, la Russie et la Chine sont elles aussi bien plus démocratiques qu’elles l’étaient au milieu du 20e siècle, malgré le fait que ce sont des régimes qui sont jugés en occident comme étant non démocratiques. Cependant, ce progrès des institutions démocratiques dans l’histoire ne doit pas être conçu comme le progrès constant et indéfini de l’idéal démocratique. Il est au contraire le résultat du progrès du développement capitaliste. En d’autres termes, le lien fort entre le capitalisme et la démocratie se situe précisément dans l’interaction entre la compétition économique entre les individus intrinsèque au capitalisme d’un côté et la compétition entre les mêmes individus sur la place publique concernant les décisions à prendre, caractéristique fondamentale de la démocratie, de l’autre.

Le capitalisme et la démocratie partagent aussi une autre caractéristique importante qui exprime leur nature intimement liée. Il s’agit du dynamisme intégrateur. Tout comme le capitalisme, la démocratie intègre tout ce qui y est extérieur. Tout groupe social opprimé et se sentant ainsi extérieur à la communauté politique de la démocratie peut contester l’ordre social actuel. Qu’il s’agisse du prolétariat, des femmes ou encore des peuples opprimés, la force de la démocratie réside justement en sa capacité à promettre le statut de citoyen – des droits, une voix, la fin d’une discrimination, la reconnaissance, etc. – à tous ceux qui contestent l’ordre social. Mais l’envers de cette promesse est précisément l’obligation pour les nouveaux admis dans la grande famille démocratique de ne pas contester son dogme et surtout le mode de production que ce dogme protège : le capitalisme.

Ce dynamisme intégrateur caractérisant à la fois la démocratie et le capitalisme est réellement leur mode d’existence. Le dynamisme de la démocratie vise avant tout à la conservation sociopolitique, c’est-à-dire au maintien du strict statu quo politique quant au fond tout en assurant un dynamisme constant et illimité concernant la forme. Le dynamisme du capitalisme quant à lui se situe plutôt au niveau socioéconomique. En effet, la logique même de l’accumulation du capital le pousse toujours à produire davantage et plus rapidement qu’hier. Il doit en permanence dépasser ses propres limites sous peine de s’enfoncer dans ses propres contradictions immédiates.

Il est alors ironique de voir certains apologistes gauchistes de la démocratie préconiser et valoriser le dynamisme de la démocratie comme moyen de l’émancipation. Ce qu’ils ne peuvent percevoir à cause de leur positionnement politique, c’est que le dynamisme de la démocratie est exactement de même nature que le dynamisme du capitalisme dont Marx avait déjà en 1848 fait la description saisissante :

« Le bouleversement constant de la production, l’ébranlement incessant de toutes les conditions sociales, l’insécurité et l’agitation perpétuelles distinguent l’époque bourgeoise de toutes les antérieures. Tous les rapports bien établis, figés par la rouille, avec leur cortège de conceptions et d’idées surannées et vénérables sont dissous ; tous les rapports nouveaux tombent en désuétude avant d’avoir pu se scléroser. Toute hiérarchie sociale et tout ordre établi se volatilisent, tout ce qui est sacré est profané et les hommes sont enfin contraints de considérer d’un œil froid leur position dans la vie, leurs relations mutuelles. » [14]

Capitalisme et démocratie vont de pair. Il ne fait pas de sens de rejeter le premier en basant son argumentation sur les principes découlant de la seconde.

Effets politiques de la démocratie

Nous avons vu les conditions d’émergence de la démocratie bourgeoise en tant que forme superstructurelle de l’instauration de la domination de la classe capitaliste à la fin du moyen-âge. Bien que les grandes révolutions bourgeoises n’aient jamais instauré la démocratie dans sa forme pure, les idéaux portés par ces révolutions étaient informés par les principes fondateurs de la démocratie, c’est-à-dire les notions de liberté et d’égalité. Nous avons ensuite montré en quoi ces deux importantes notions sont tout autant des notions découlant des rapports sociaux capitalistes.

Maintenant, une fois la démocratie instaurée, il reste à se questionner sur ses effets sociopolitiques concrets. Du point de vue de la tradition marxiste radicale, la démocratie est loin d’être le moyen privilégié de l’émancipation humaine. Elle est au contraire une des formes les plus puissantes de conservation sociale. En effet, les autres régimes comme la monarchie absolue traditionnelle ou les formes d’autoritarismes modernes, que l’on pourrait qualifier de non politique en accord avec la pensée de Marx telle que nous l’avons explicité plus haut, n’étaient pas tellement efficaces pour contrôler et réprimer la contestation sociale qui leur était extérieure. Ces régimes étaient obligés d’opter pour la répression violente continuelle qui produit alors encore plus de contestations. Le cas de la démocratie est bien différent puisqu’elle accepte et intègre toutes contestations. À la condition que les contestataires délaissent leur critique de l’ordre – du capitalisme spécifiquement – ils ont absolument droit d’entrer dans la communauté politique démocratique. La démocratie étend toujours le cercle de de sa communauté politique à davantage de citoyens. Cela a pour effet de désarmer pratiquement instantanément les conflits sociaux pour les ramener dans le cadre de ce qui acceptable pour l’ordre établi.

Mais il y a un aspect encore plus fondamental au caractère foncièrement conservateur de la démocratie une fois qu’elle a joué son rôle révolutionnaire face au féodalisme. Marx et Engels ont défendu la conception selon laquelle

« Les pensées de la classe dominante sont aussi, à toutes les époques, les pensées dominantes, autrement dit la classe qui est la puissance matérielle dominante de la société est aussi la puissance dominante spirituelle. La classe qui dispose des moyens de la production matérielle dispose, du même coup, des moyens de la production intellectuelle, si bien que, l’un dans l’autre, les pensées de ceux à qui sont refusés les moyens de production intellectuelle sont soumises du même coup à cette classe dominante. » [15]

Si ce passage est devenu un vulgaire lieu commun du « marxisme académique », à force de le citer à répétitions, son contenu critique face la démocratie est laissée en angle mort. En effet, si les idées dominantes d’une société sont toujours les idées que colporte la classe dominante grâce à sa puissance matérielle et idéelle, la compétition démocratique sur la place publique donnera nécessairement raison à chaque fois à la classe dominante. Il est dès lors facile pour les penseurs favorables au capitalisme de fétichiser la démocratie. C’est une joute politique où la classe qui impose les règles sort invariablement vainqueur par la force des choses.

Cela vient donner encore plus de poids à l’argument selon laquelle la démocratie est le régime le plus efficace pour maintenir l’ordre social actuel. Selon Lénine,

« La croissance du mouvement révolutionnaire prolétarien dans tous les pays suscite les efforts convulsifs de la bourgeoisie et des agents qu’elle possède dans les organisations ouvrières pour découvrir les arguments philosophico-politiques capables de servir à la défense de la domination des exploiteurs. La condamnation de la dictature et la défense de la démocratie figurent au nombre de ces arguments. » [16]

Le courant de la Gauche communiste, dont la rupture avec la démocratie était plus qu’assumée, tenta à partir du passage précédemment cité de L’Idéologie allemande de déployer la critique marxiste de la démocratie dans toute son ampleur : « La démocratie électorale bourgeoise court au-devant de la consultation des masses, car elle sait que la majorité répondra toujours en faveur de la classe privilégiée, et lui déléguera volontairement le droit de gouverner et de perpétuer l’exploitation. » [17] Si la démocratie est la forme politique par excellence de la conservation sociale, il faut donc trouver la voie de l’émancipation ailleurs.

Mais cette autre voie n’est-elle pas justement dans les conceptions alternatives de la démocratie proposées par les différentes variantes de la gauche bourgeoise telles que la démocratie directe, la démocratie participative ou encore la démocratie radicale ? La critique marxiste de la démocratie libérale vaut tout autant pour toutes les sortes de démocratie directe. En effet, les diverses conceptions alternatives de la démocratie gardent et valorisent tous les présupposés de la démocratie libérale, la liberté et l’égalité, mais tente d’en corriger les mauvais côtés. Cela vaut autant pour les défenseurs du mode de scrutin proportionnel qui désirent une représentation parfaite que pour les défenseurs de la démocratie directe qui rejettent le principe même de la représentation. La critique de la représentativité est bien superficielle en ce qu’elle fait l’impasse sur la nature de la démocratie qui, sous l’illusion de l’égalité des citoyens, valorise l’existence des classes sociales et par conséquent l’exploitation d’une classe par une autre.

La démocratie a depuis plus d’un siècle servi de prétexte aux diverses gauches bourgeoises – de la social-démocratie la plus libérale à l’anarchisme le plus radical – pour tenter de préserver le capitalisme durant ses pires crises politiques. On n’a qu’à penser à la Première Guerre mondiale où les socialistes allemands sont partis en guerre contre les Alliés avec pour justification la défense de la civilisation allemande contre les barbares russes, alors que les socialistes des pays alliés sont eux aussi allés à la guerre pour défendre, par exemple dans le cas de la France, les valeurs républicaines et démocratiques, contre la barbarie teutonne. Dans les deux cas, les socialistes allemands et français abandonnaient la perspective marxiste pour défendre leur propre capital national, et ce, avec comme prétexte la défense de la « vraie démocratie ». La Gauche communiste analysait de cette façon le rapport de la gauche démocratique avec la révolution :

« C’est ainsi qu’au lieu de développer une action et une propagande marxistes, c’est-à-dire de combattre toutes les conceptions bourgeoises, religieuses, nationalistes et démocratiques, les neuf dixièmes des militants socialistes se sont transformés en un chœur de pleureuses se lamentant sur les contradictions des prêtres, des gouvernants et des démagogues infidèles à leurs promesses. Et c’est ainsi que le mouvement socialiste traditionnel a fini par tenter de sauver les idéologies bourgeoises de la banqueroute au lieu de profiter de celle-ci pour aller victorieusement de l’avant. » [18]

C’est exactement ce qui différencie les conceptions de la démocratie radicale d’avec la critique radicale de la démocratie. Les premiers perçoivent certains problèmes relatifs à l’exercice de la démocratie et tentent de résoudre ces problèmes en accord avec la logique démocratique elle-même. Ce faisant, ils pérennisent et rénovent les idéologies bourgeoises, dont la démocratie est au fondement. La seconde, quant à elle, tente d’utiliser les moments de crises sociales et d’affaiblissement de l’idéologie bourgeoise – on n’a qu’à penser à la Commune de Paris, la révolution d’Octobre ou encore Mai ’68 – pour s’engager dans la voie de la révolution sociale. Mais la voie révolutionnaire n’est pas la voie du perfectionnement infini des principes de la démocratie, elle implique au contraire une rupture claire avec ces principes, rupture dont la gauche communiste exprime clairement la nature :

« La dictature du prolétariat, pour nous, n’est pas une démocratie consultative transposée à l’intérieur du prolétariat, mais la force historique organisée qui, suivie à un moment donné par une partie du prolétariat, et pas forcément par la majorité, exprime la pression matérielle qui fait sauter le vieux mode de production bourgeois pour ouvrir la voie au nouveau mode de production communiste. » [19]

En d’autres termes, il importe peu à la révolution qu’elle soit l’expression d’une volonté majoritaire, mais elle doit être suffisamment massive pour pouvoir renverser matériellement le vieux monde et laisser surgir le nouveau.

Revenons un instant à l’origine étymologique du terme démocratie. Elle désigne le pouvoir du peuple. Or, comme nous l’avons vu précédemment, le peuple en tant que rassemblement de citoyens égaux est une fabrication idéologique historiquement spécifique de la classe capitaliste. Le peuple si cher aux révolutionnaires bourgeois est en fait déchiré par un antagonisme de classes. Par conséquent, le communisme vise non à revigorer le peuple en perpétuant son conflit de classe interne indéfiniment, mais à abolir les classes sociales. L’abolition des classes qui composent le demos est en même temps l’abolition de ce même demos. En abolissant le demos qui se crée historiquement par le processus de séparation des êtres humains de leur être social (gemeinwesen), corollaire à la division de la société en classe et dont le capitalisme est l’apothéose, la révolution instaure la communauté humaine. La nouvelle société n’aurait donc plus besoin d’aucun pouvoir séparé afin de fonctionner :

« Une fois que les différences de classes auront disparu au cours du développement et que toute la production sera concentrée entre les mains des individus associés, les pouvoirs publics perdront leur caractère politique. Le pouvoir politique au sens propre est le pouvoir organisé d’une classe pour l’oppression d’une autre. Lorsque dans sa lutte contre la bourgeoisie le prolétariat s’unit nécessairement en une classe, qu’il s’érige en classe dirigeante par une révolution et que, classe dirigeante, il abolit par la violence les anciens rapports de production, il abolit du même coup les conditions d’existence de l’opposition des classes, des classes en général et par suite sa propre domination de classe. » [20]

C’est exactement ce qu’Engels exprimait en reprenant l’idée saint-simonienne selon laquelle « le gouvernement des personnes fait place à l’administration des choses. » [21]

Mais s’il n’y a plus de médiations politiques ni de démocratie, comment la société fonctionnera ? Qui décidera ? En effet, le citoyen de la société démocratique actuelle est frappé du même vertige à l’idée qu’une société future pourrait fonctionner sans que personne prenne formellement de décision que l’aristocrate du moyen-âge à qui l’on rétorquait qu’une assemblée de citoyens rationnels devaient prendre les décisions à la place du Roi et de Dieu. La question est mal posée puisqu’elle se situe toujours sur le terrain du politique. Il est possible, à partir de l’analyse matérialiste de la société capitaliste d’entrevoir relativement concrètement comment fonctionnerait une société sans classe :

« Or le mode de production communiste fera s’évanouir tous les antagonismes sociaux, toutes les divisions et oppositions qui déchirent l’humanité. Il fera s’évanouir automatiquement toute domination, toute coercition, toute autorité distincte de la société. Il fera donc disparaître toute forme de pouvoir, même cette « démocratie vraiment démocratique » dont rêvent les petits-bourgeois. Car la démocratie « idéale » elle-même ne peut être qu’une forme d’oppression, la manifestation d’antagonismes sociaux. C’est la société humaine elle-même qui, sans aucun appareil de direction ou de coercition, dirigera et réglera elle-même ses propres activités. Comment ? Il nous est difficile de le saisir maintenant, emmurés que nous sommes dans une société de classe, mais ce sera tout simplement et spontanément par un mécanisme diffus qui imprégnera toute la vie sociale, qui sera la vie sociale, la vie humaine. Ce serait bien le diable si l’humanité n’arrivait pas à se faire connaître à elle-même ses propres besoins ! » [22]

En fait, la discipline de l’anthropologie [23] nous a déjà donné une variété d’exemples très concrets de sociétés de chasseurs-cueilleurs qui fonctionnaient exactement de cette façon, c’est-à-dire sans pouvoir politique séparé. Le dépassement de la démocratie par le communisme, l’extinction du pouvoir politique, bref l’instauration de la communauté humaine, bouclerait ainsi la boucle de l’arc historique qui sépare le communisme passé des communautés étriquées de chasseurs-cueilleurs et le communisme mondial futur, faisant de la société de classes une courte parenthèse bien tragique pour l’humanité.

Robin, décembre 2022

Accueil


Notes:

[1. Le Capital, livre premier, IVe section, la production de la plus-value relative, chap.XIV, Division du travail et manufacture, 1. Double origine de la manufacture, https://www.marxists.org/francais/marx/works/1867/Capital-I/kmcapI-14-1.htm. 3

[2. Voir aussi notre texte « La “Démocratie” est le principal ennemi de la classe ouvrière » dans Révolution ou Guerre #2. http://www.igcl.org/La-Democratie-est-le-principal

[3. « Le principe démocratique », chap. in Parti et classe, pp. 67-89, Paris, Éditions Programme communiste, 1975, p. 69.

[4. Karl Marx, Friedrich Engels, Manifeste du parti communiste, Paris, Éditions Flammarion, 1998, p. 73.

[5. Karl Marx, « La question juive », Invariance, Série 1, No spécial (1968), p. 19.

[6Karl Marx, « La question juive », Op. cit., p. 16.

[7. Karl Marx, « Gloses critiques marginales à l’article : Le roi de Prusse et la réforme sociale par un Prussien », Invariance, Série 1, numéro 5 (1969), p. 96.

[8. Karl Marx, Le Capital : Livre troisième, Paris, Éditions sociales, 1976, p. 742.

[9. Karl Marx, Critique du programme de Gotha, Paris, Éditions sociales, 2008, p. 59.

[10. « Le principe démocratique », Op. cit., p. 67.

[11. Karl Marx, Fondements de la critique de l’économie politique : Tome 2, Chapitre du Capital, Coll. « 10/18 », Paris, Union générale d’Éditions, 1973, p. 17-18. Nous soulignons.

[12. Karl Marx, Critique du programme de Gotha, Paris, Éditions sociales, 2008, p. 60.

[13. « Fantômes carlyliens », Invariance, Série 1, Numéro 5 (1969), p. 47. Nous soulignons.

[14. Karl Marx, Friedrich Engels, Manifeste du parti communiste, Op. cit., p. 77.

[15. Karl Marx, Friedrich Engels, L’Idéologie allemande, Paris, Éditions sociales, 1970, p. 74. Les emphases sont de Marx et Engels.

[16. Lénine, Thèses sur la démocratie bourgeoise et la dictature prolétarienne, 1° congrès de l’Internationale Communiste, mars 1919, https://www.marxists.org/francais/inter_com/1919/ic1_19190304a.htm

[17. « Parti et Classe », chap. in Parti et classe, pp. 41-49, Paris, Éditions Programme communiste, 1975, p. 45.

[18. « Le rapport de force des forces sociales et politiques en Italie », chap. in Communisme et fascisme, pp. 54-66, Lyon, Éditions Programme communiste, 2001, p. 56. Nous soulignons.

[19. Invariance du marxisme, Lyon, Éditions Programme communiste, 2009, p. 46.

[20. Karl Marx, Friedrich Engels, Manifeste du parti communiste, Op. cit., p. 101.

[21. Friedrich Engels, Anti-Dühring, Paris, Éditions sociales, 1977, p. 317.

[22. « La société communiste », Programme communiste, Numéro 17 (1961), p. 20.

[23. Pensons d’abord à Morgan, bien sûr, dont Marx et Engels appréciaient grandement les travaux. Mais on peut aussi considérer avec une certaine distance critique les travaux de Clastres, Sahlins, Testart, Darmangeat, etc.