Internationalisme (GCF) - N° 25 - Août 1947 Retour 

SITUATION DE L'IMPÉRIALISME FRANÇAIS

BREF RAPPEL HISTORIQUE

Dans les compétitions internationales, la guerre de 1914 a fait passer au second plan les deux grandes puissances coloniales qu'ont été l'Angleterre et la France. La lutte d'expansionnisme colonialiste des impérialismes passe également au second plan pour poser la lutte impérialiste sur un plan supérieur de rivalités où s'affirme un expansionnisme purement économique de conquêtes des marchés, de lutte pour assurer, sur ces marchés, la vente de produits créés en surabondance et menaçant de ne pas trouver de débouchés.

L'Allemagne - qui a consolidé sa puissance en Europe en battant la France en 1870 - est devenue une des plus grandes puissances industrielles du monde. Les États-unis - qui se sont développés en paix d'une manière considérable - sont déjà en passe, en 1914 , de devenir la plus grande puissance industrielle de monde.

L'ouverture de cette nouvelle phase amène la formation de deux blocs où persistent toutes les contradictions capitalistes antérieures. C'est ensuite la crise de 1929, crise de surproduction, et son seul remède capitaliste : la guerre de 1939-45.

Pendant toute cette période, à partir de 1914, l'Angleterre et la France passent au second plan dans les rivalités de blocs et perdent progressivement leur puissance malgré leurs efforts désespérés. Cependant la puissance coloniale et économique de l'Angleterre était mieux assise historiquement que celle de la France, ce qui permet de comprendre que l'Angleterre aujourd'hui peut résister à une décadence complète et rester une des plus grandes puissances de second ordre, alors que la décadence de la France ne fait que s'accentuer chaque jour.

La guerre du Tonkin puis les guerres du Maroc (dont la fameuse guerre du Rif), dernières velléités d'expansionnisme colonialiste de la France, lui ont coûté cher sans lui rapporter dans l'immédiat. Il faut ajouter que la France - qui avait eu beaucoup de mal à se relever de la guerre de 1870, se trouvait affaiblie à cette époque même où, sur le plan international, la lutte pour la concurrence prenait une acuité intense et demandait au contraire un développement considérable de la puissance. C'est ce qui explique en grande partie que la guerre de 1914-18 a été la dernière épreuve de la France en tant que puissance mondiale. Cette guerre où l'Allemagne fut vaincue eut pour résultat l'élimination de l'impérialisme français, alors que l'Allemagne devait encore se développer et rester une des plus grandes puissances industrielles du monde.

La guerre de 1939-45 devait encore accentuer cette déchéance et donner à la France une importance de 3ème ordre.

On peut se demander, dans ces conditions, ce qui peut bien constituer les lettres de noblesse de la politique extérieure de la France. Elles sont constituées par quatre éléments principaux :

  1. les restes hypothéqués de son empire colonial,

  2. la situation stratégique de la France et de certaines de ces colonies,

  3. un parfait assujettissement politique au bloc américain,

  4. le rôle du fou que joue Bidault à la perfection, sur l'échiquier des conférences à quatre, et qui consiste à vendre la voix qu'il représente et qui permet d'établir la majorité, tout cela en se donnant jusqu'au bout une apparence conciliatrice et presque d'arbitre entre les deux parties.

COUP D'OEIL SUR LA SITUATION ÉCONOMIQUE

Dans l'état actuel de l'économie française, il est en effet étonnant de voir la France tenir un si grand rôle en politique internationale. Les plumes de paon, dont se revêt la politique extérieure française, cachent une réalité actuelle de chute totale de sa puissance réelle, déjà fortement handicapée après la guerre de 1914. La déchéance à tous les degrés de l'économie française et le fait que la France manifeste un verbiage et tient une place dans tous les grands conseils des 4 puissances paraissent en effet étonnants si on les confronte. C'est que la France joue le rôle du fou dans la politique internationale et que les puissances ont besoin que quelqu'un joue ce rôle ; et que ce quelqu'un soit la France, c'est à cause de sa situation géographique, du "prestige de son histoire passée", dans le domaine philosophique-intellectuel bourgeois comme dans le domaine de la parade et de la fanfaronnade militaire.

La France est démographiquement le pays le plus affaibli du monde entier et par conséquent le plus vieux. En 1914, il y a, sur un total de 41.500.000 habitants en France, 40.300.000 Français et 1.200.000 étrangers.

En 1946, on ne compte plus qu'un total de 40.500.000 habitants, dont 1.700.000 étrangers + 2.100.000 étrangers naturalisés entre les deux guerres.

La situation démographique de la France est à l'image de sa situation économique en général. Pour lutter contre ce vieillissement, l'État a eu beau tenter des transfusions de sang de l'étranger, le remède s'est avéré, comme tous les palliatifs employés par la France dans tous les domaines de l'économie, non comme un remède véritable mais comme un toxique qui ne fait qu'aggraver le mal.

En effet, en même temps que le vieillissement de la population, plusieurs autres phénomènes démographiques s'y ajoutent. Les Français qui travaillent dans la production voient leur âge moyen productif s'abaisser de plus en plus rapidement, en même temps que la quantité relative de Français travaillant directement dans la production s'abaisse elle aussi graduellement.

La productivité des Français baisse indépendamment de l'appareil productif qui est lui-même à la fois vieux et délabré.

L'appareil productif de la France est dans un état lamentable et la comparaison avec les pays étrangers met en évidence une des tares principales dont souffre l'économie française, évincée chaque année un peu plus de la concurrence internationale.

Le parc des machines-outils françaises se monterait, d'après un sondage effectué en 1943(1), à un effectif réparti de la manière suivante : 25 mille machines environ ont plus de 50 ans, 35 mille ont de 40 à 50 ans, 80 mille ont de 30 à 40 ans, 230 mille de 20 à 30 ans, 110 mille de 10 à 20 ans et 80 mille moins de 10 ans. Soit un total de 550 mille machines environ (dont 40 % de provenance étrangère) qui ont un âge moyen de 25 à 27 ans.

Le parc aviation avait environ 12 à 14 ans ; le parc automobile 20 ans ; le parc SNCF 30 ans et le parc des constructeurs de machines-outils 16 à 18 ans.

Le rapport ajoute : "... quatre années d'occupation et de destructions ou de travail dans des conditions difficiles (absence de lubrifiants, main-d'oeuvre inhabile, sabotages...) n'ont pas amélioré la situation. Un minimum de 30 mille machines auraient été détruites ou prises par les Allemands…”

L'âge moyen des machines-outils était aux environs de 1943 : en Allemagne, de 5 à 7 ans, ainsi qu'en Italie ; aux USA, en Angleterre, en URSS et au Canada, de 4 à 6 ans.

De plus, depuis 1933, l'Allemagne a quadruplé le nombre de ses machines-outils puisqu'en 1943 elle disposait de 3 millions de machines, dont présentement une assez faible proportion serait inutilisable.

Aux USA, la production de machines-outils aurait augmenté de 650 % ; quant au Canada, si sa production annuelle d'avant-guerre était de 1 million de dollars, elle est de 25 millions en 1942-43.

En URSS, l'industrie mécanique était de 22 fois supérieure en 1940 qu'en 1928 (début du premier plan quinquennal) et, entre 1941 et 1944, les productions essentielles, conditionnées par la machine-outil, ont quadruplé pour l'aviation, sextuplé pour mat. d'art. et octuplé pour les chars.

Enfin, ajoutons que la production française de machines-outils était de 20 mille par an environ en 1945, alors qu'elle était de 60 mille en Suisse et de 400 mille aux USA.

Dans ces conditions, la France ne peut plus se permettre de se poser industriellement sur le plan international. Elle ne peut que fabriquer, à un prix de revient plus élevé qu'a l'étranger, une marchandise de moins bonne qualité, en obtenant un rendement moindre de ses machines, c'est-à-dire en faisant supporter à sa population productive :

  1. un effort productif plus grand, alors que sa productivité s'affaiblit ;

  2. des salaires bas pour compenser les prix de revient plus élevés ;

  3. en lui faisant payer toujours plus cher, sur le marché intérieur, ce qu'elle consomme directement ;

  4. et, par le truchement d'impôts plus écrasants d'années en années, le coût des besoins de l'État, soit pour la reconstruction soit pour la défense nationale (toutes deux solidaires d'ailleurs dans le fond).

C'est ce qui constitue en définitive le seul véritable intérêt du capitalisme français, capitalisme que l'État essaye en vain de sauver.

Un bref examen de la balance des comptes et de la balance commerciale de France montrera également l'évolution générale, depuis 1914, vers la chute.



BALANCE DES COMPTES

Paiements courants (en millions de francs de 1928)

Soldes

1913

1920

1926

1929

1938

1945

Créditeur

6894


9255

4489



Débiteur


27693



120

24653

La balance des comptes est établie à l'aide d'opérations en capital. Quand le solde des paiements courants est créditeur, l'État achète de l'or, souscrit à des emprunts à l'étranger, augmente sa réserve de devises. Dans l'éventualité inverse, si les paiements courants ont un solde débiteur, l'État se trouve dans l'obligation d'exporter de l'or, de faire des emprunts français à l'étranger, de diminuer ses réserves de devises, de demander des avances aux banques d'émissions et autres palliatifs.



BALANCE COMMERCIALE (en francs 1928)

Pour l'année 1945, les dépenses d'importations se sont élevé à 19.301.000.000 frs ; les recettes d'exportations à 1.256.000.000

Nous aurons une idée plus exacte en faisant une comparaison depuis 1914.



SOLDE DÉBITEUR DE LA BALANCE COMMERCIALE (en millions de francs)

1913

1920

1926

1929

1938

1945

7302

35910

2000

10011

6100

18045

Remarquons les soldes d'après les deux guerres.



Enfin, voici la BALANCE DES COMPTES pour 1945 (en millions de frs de 1945)


Recettes

Dépenses

Balance commerciale

2111

44849

des paiements totaux

17027

90986

Solde débiteur des paiements courants : 73959 millions de francs

Un tel tableau serait incomplet sans un aperçu de l'ensemble de la production et de sa tendance.





PRODUCTION AGRICOLE :



MOYENS DE PRODUCTION


avant 1914

avant 1939

1945

1946

Main-d'oeuvre (en milliers d'hommes)

8855

7204

6500

6500

Surfaces cultivées (en ha)

- terres labourées

- prairies, pâturages (*)

- vignes


23700

10000

1600


20200

11800

1600


17800

12400

1400




1500

Chevaux de plus de 3 ans (en milliers)

2550

2220

1750


Tracteurs (en milliers)


30

35


(*) Observations : diminution des terres labourées au profit des prairies et pâturages - la mécanisation dans les campagnes est pour l'instant insignifiante.



PRODUITS AGRICOLES :


avant 1914

avant 1939

1945

1946

Blé (en milliers de tonnes)

Céréales ( " )

Betteraves ( " )

8840

8170

7680

8150

7230

8710

4320

3940

4090

6670

5450

6320

Vin (en millions d'hl)

53.4

62.5

28.6

34.9

Effectifs des troupeaux

- bovins (en millions de têtes)

- porcins ( " )

- ovins ( " )

Poids moyen d'un bovin (en kg)

- adulte

- veau


14,8

7

16,1


15,6

7,1

9,9


280

60


14,3

4,4

6,6


200

48





Pour le blé, on observe également une baisse tendancielle des superficies ensemencées de 1/6ème du total entre 1910 et 1937 ; et, en même temps, une baisse du rendement de 1/13ème.





PRODUCTION INDUSTRIELLE



Comparaison d'indices de la PRODUCTION MONDIALE (base 100 en 1938)


1939

1941

1942

1943

1944

1945

1946

États-Unis

122

182

124

269

264

224

janv : 180

nov : 204

Canada

109

181

233

279

278

233

janv : 198

nov : 184

Mexique

98

102

107

112

115

123

129

Chili

99

114

113

112

116

133

janv : 119

nov : 159



INDICE GÉNÉRAL DE LA PRODUCTION FRANÇAISE

 (Base 100 en 1913) 

(Base 100 en 1938)

19131001938 100
19291391944 41
1938921945janvier32
   juin45
   décembre65
  1946janvier45
   juin84
   octobre87

Quand on examine l'ensemble de la production, on se rend compte de la place qu'y occupe la France. Mais pour bien comprendre la signification de ces statistiques, il faut faire une mise au point.

Il y a un phénomène du capitalisme en général qui atteint un pays comme la France plus profondément que tout autre.

En 1929, les grands pays industriels, USA, Allemagne, Angleterre (la Russie en dehors se relevait péniblement de la révolution et commençait à tâtons son premier plan quinquennal), avaient atteint un tel niveau de production (en productivité et en quantité) que d'autant plus grande fut la crise de 1929. Le niveau atteint en 1929 fut tel que tous les pays, même les USA, n'avaient pas encore réussi à l'atteindre en 1939, à la veille de la guerre, c'est-à-dire au moment de la course aux armements. Ce n'est qu'en 1940-41 que la production dépasse celle de 1929, pour aller beaucoup plus loin en 1943, année optimum de la production dans tous les pays du bloc américain (y compris la Russie) sauf la France.

En 1943, vu l'état de son appareil productif, la France n'atteint pas encore le stade de 1938, alors que tous les pays ont dépassé de loin le stade de 1929 en raison de la production de la guerre accélérée ; on voit là le degré de déchéance de l'économie française.

À l'heure actuelle, il y a, dans le monde entier, le même phénomène qu'après 1929. Une fois la guerre finie, tous les pays ont essayé de conserver le rythme de production de la guerre et même de le dépasser. On peut constater qu'aujourd'hui il y a crise puisque les pays du monde entier - à part les USA qui dépassent encore le niveau mondial - produisent moins qu'en pleine guerre. En effet, le capitalisme tend à résoudre sa crise dans la guerre mondiale qui est la concrétisation de sa crise permanente. Dans ces conditions, la plupart des pays ont une économie qui leur permet en cas de guerre de dépasser, en quantité et en productivité, leur production actuelle, laquelle est ralentie faute de débouchés ; alors que la France, elle, a du mal à atteindre, en saignant à blanc sa classe productive, le niveau de 1938. Dans un conflit futur, l'appareil économique de la France compte pour rien et ses hommes sont justes bons à faire soit des soldats, soit du cheptel humain de main d'œuvre réquisitionnée pour l'exportation.

Pour terminer ce tableau d'ensemble de la déchéance de la France, il est nécessaire de montrer la répercussion de la situation économique sur la situation financière, sur la monnaie.

Les guerres de 1914-18 et de 1938-45 ainsi que la crise de 1939 ont affaibli la France d'une manière qui nous fait très bien saisir la suite ininterrompue de dévaluations de sa fortune nationale.

En 1912, année record, la fortune de la France s'élève à 285 milliards de francs germinal environ. La guerre de 1914-18 ampute de 30 % cette fortune ; évaluée en 1928, elle se serait montée à 214 milliards. En 1933, à la faveur de la stabilisation Poincaré, elle est relevée à 235 milliards. Les dévaluations successives de 1936 à 1938 diminuèrent la fortune nationale qui fut abaissée à 181 milliards. L'appauvrissement résultant de la 2ème guerre mondiale serait environ de 40 %, ce qui amènerait, en 1945, la fortune nationale à environ 75 ou 80 milliards en francs germinal.

D'après une estimation personnelle, les dévaluations successives de 1945 à 1947 auraient porté un coup à cette fortune, un coup à peu près identique à celui de la période de 1936-38, c'est-à-dire encore plus de la moitié.(2)

Il y a plusieurs manières de présenter des estimations de la valeur du franc, nous en avons choisi deux :



ESTIMATION DE LA VALEUR DU FRANC D'APRÈS SON POUVOIR D'ACHAT (1)

Prix de gros Prix de détail


Indice de 45 art.

Indice de la
valeur du franc

Indice de 34 art.

Indice de la
valeur du franc

Indice 100
en 1914

1914

104

96.2

100

100


1938

640

15.6

706

14.2


1945

2400

4.2

2778

3.6


1946

4653

2.1

5544

1.8








1946



4533



1947 : janvier

février

mars



6042

6057

5919



Si l'on résume donc le sens de cette statistique, on peut faire les remarques suivantes : en 1938, le franc a perdu 6 fois de sa valeur par rapport à 1914 ; en 1947, le franc a perdu la moitié de sa valeur par rapport à 1938, ce qui donne :

1914=100 1938=15,6 1945=3,6 1947=1,8

Dans ce sens, si l'on examine les effets de l'expérience Blum en mars 1947, on remarque que, sur le tableau d'ensemble, cela correspond uniquement à un coup de frein dans une descente trop rapide mais non à une baisse réelle du coût de la vie.



Voici, pour faire une comparaison intéressante avec les prix pratiqués en France, un regard sur l'évolution des prix de gros en GB et aux USA.

L'ÉVOLUTION LES PRIX DE GROS EN ANGLETERRE ET AUX USA


1945

1946

1947

Angleterre

Indice 100 en 1930


169


180


183

États-Unis

Indice 100 en 1936

Indice 100 en 1937


105,8

155,7


déc. 140

155,9




Nous terminons ce coup d'oeil général sur la situation économique de la France en montrant l'évolution du budget de l'État qui vient peser lourdement sur un pays déjà si appauvri chez les classes riches, qui subissent l'appauvrissement général du pays, mais surtout sur la classe ouvrière qui, en fin de compte, supporte toujours les plus lourdes charges : dans des salaires plus bas, dans un prix de la vie qui ne fait que monter sans cesse, et cela sans aucun rapport avec les augmentations infimes de salaires consenties par l'État, démagogiquement, pour justifier de constantes dévaluations ; enfin la classe ouvrière doit supporter en plus des impôts de plus en plus écrasants, directs et aussi indirects.



BUDGET (en millions de francs)


Dépenses

Recettes

Déficit

1913

5067

5092

+25

1938

82345

54553

-27692

1946

586271

372552

-213719

(à suivre)

Philippe


1- D'après un rapport de René Plaud (commissaire à l'office professionnel de la machine-outil), paru dans un article de la "Revue économique et sociale" de juillet 1943 intitulé "Le rôle de la machine-outil dans la reconstruction française", d'où sont tirées toutes ces statistiques concernant la France et les pays étrangers pour la machine-outil.

2- D'après l'article "Dévaluations et fortune nationale" de Gerville-Reache - "Une semaine dans le Monde" - 28 juin 1947


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