Révolution ou Guerre n°17

(Janvier 2021)

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À propos de « Gramsci tra marxismo e idealismo » d’Onorato Damen

La publication du livre Gramsci tra marxismo e idealismo [1], Gramsci entre marxisme et idéalisme, à partir d’articles de Damen dans son italien d’origine et dans sa traduction anglaise à l’initiative de la TCI, nous a particulièrement interpellés, suscitant un intérêt que nous tenons à partager avec le lecteur de Révolution ou Guerre [2]. Il n’est pas dans notre propos de revenir sur la pensée de Gramsci, laquelle est considérablement abordée par l’auteur ; la lecture du livre dont nous parlons est suffisante et éclairante sur ce que fut à la fois une vie mutilée, celle de Gramsci et sur l’intellectuel dont l’éclectisme constitue l’aspect central de son cheminement. Une pensée entre idéalisme et matérialisme, entre spéculation philosophique d’une ontologie du devenir et un marxisme revisité à l’aune de l’historicisme gramscien qui dilue le matérialisme historique de Marx et de Lénine dans la contextualisation d’un universel en devenir ; cet universalisme contingente l’individu ou le groupe dans l’expression d’une hégémonie culturelle, laquelle s’édifie métaphysiquement par une saisie du réel et des conditions matérielles au lieu de matérialiser la domination des phénomènes sociaux en fonction des conditions objectives économiques et sociales.

« Si nous devions situer la position doctrinale de Gramsci dans la géographie de la pensée philosophique, nous la placerions sans aucun doute dans ce champ de la pensée européenne qui s’est éloigné de l’idéalisme hégélien et a atteint sa continuité logique dans l’historicisme néo-idéaliste » (p.16).

Il serait vain de chercher chez Gramsci une appropriation de la dialectique révolutionnaire telle que formulée par Marx et Engels, mais plutôt l’expression d’un éclectisme qui se ressource aux mille têtes d’un idéalisme pré-marxiste. Il ne s’agit pas seulement d’une pensée dont l’instabilité serait uniquement le fait d’un éparpillement mais d’une conception du monde et des rapports sociaux a-dialectiques. L’insistance de Damen sur ce point n’est pas anecdotique, elle est nécessaire pour la compréhension du schéma gramscien ; chez lui, l’analyse de l’histoire repose sur l’observation de processus moléculaires, des dynamiques de conscientisation inégales, se développant au sein de la société (série d’intégration/désintégration), une vision immanentiste et sérielle qu’il appelle « esprit de division ». Cet « esprit de division » ne coïncide pas avec la structure organisationnelle du parti, avec sa tactique et sa stratégie, il constitue une rupture programmatique et stratégique qui invalide la politique marxiste révolutionnaire de prise du pouvoir par le prolétariat, laissant place à une conception « démocratiste » dans sa version conseilliste qui s’autonomise au sein des « conseils d’usine », transformant le parti en organe agrégeant des forces intermédiaires, une tactique de front unique et d’opportunisme.

« Compte tenu d’un tel postulat théorique (c’est-à-dire le transformisme considéré comme une partie fondamentale de la vie politique des partis), on se demande dans quelle mesure Gramsci est responsable des événements futurs du parti qui est né à Livourne. Ce qui a commencé comme un parti du prolétariat révolutionnaire a fini dans les eaux politiques troubles du ’transformisme’ parlementaire le plus méprisable et le plus sournois, dont le but est de pénétrer dans les couloirs du pouvoir comme dernier rempart pour défendre le système actuel de production capitaliste » (p. 30 [3]).

Il est important de comprendre le gramscisme comme le mouvement d’une pensée scindée figeant les contradictions, le concept d’hégémonie et sa « théorie de la praxis » illustrent parfaitement sa conception moléculaire de l’histoire, une conception mécaniste du développement de la conscience. Alors que Lénine et Rosa Luxemburg, dés 1914, élaborent une théorie révolutionnaire sur le problème de la guerre, Gramsci reste indécis, cette indécision ne révèle rien d’autre que son incapacité à comprendre la nature réelle de la guerre, d’analyser l’impérialisme du point de vue de la classe, de développer l’alternative révolution ou guerre. Gramsci dénonce la formule de « neutralité absolue » préférant celle de « neutralité active opérative ». Cette modélisation de la période sous la férule de la pensée gramscienne, qui se traduit par une position militante, nous amène sans détour à la théorie de la guerre de Mussolini, la classe est dissoute dans le concept de peuple, résurgence idéologique du Risorgimento, c’est le prélude à la dictature fasciste. L’expérience des Conseils de Turin, et leur corollaire « conseils d’usine » où le contrôle ouvrier représenterait une conquête, en l’espèce l’organisation par usine, réalisant « une forme économique communiste avant la conquête du pouvoir politique dont le parti est l’organe spécifique » (voir Bilan n° 4, février 1934) [4], est une expérience conseilliste privée de direction politique, laquelle ne peut être comparée aux soviets de 1917 en Russie sous la direction politique du parti bolchevik avec pour programme la dictature du prolétariat. « L’expérience des conseils, plus théorique que pratique, a été clairement abandonnée par Gramsci lors de la conférence d’Imola de la fraction communiste (novembre 1920) et il n’en parlera plus dans les termes ordinovistes comme des organes du pouvoir prolétarien. » (p.35), ils seront réduits à un instrument permanent de politique syndicale dont la nature repose sur la revendication et la paralysie corporatiste, et ce, en dehors de toute perspective révolutionnaire.

« … les événements de cette période historique ont donné raison à la ligne de la gauche italienne qui, par la voix de Bordiga, affirmait que le point crucial n’était pas d’occuper juste l’usine au risque d’en rester prisonniers si les structures de l’État n’étaient pas conquises et brisées. (…) La défaite des occupations d’usines par les ouvriers a effectivement et misérablement clos l’expérience des Conseils. Et puis vint le fascisme. » (p.35)

L’insistance obsessionnelle de Gramsci soutenant l’expérience des conseils qui serait en l’occurrence la préfiguration de l’hégémonie de classe en dit long sur la nature de l’État telle qu’il la conçoit, ce concept d’hégémonie n’est autre qu’une conception gauchiste dont la stratégie repose sur le sabotage de la dynamique de la lutte des classes, bien plus qu’une dérive aventuriste, le gramscisme est une trahison de la classe dont la conclusion formule l’opportunisme « avec une inclusion de plus en plus large du prolétariat dans le cadre capitaliste, comme fer de lance progressiste d’un front bourgeois combiné » (p.36).

La thématique marxiste ne lui est pas seulement étrangère, elle lui est hostile.

Alors que les Thèses de Rome [5] en 1922 donnent au Parti communiste d’Italie, né à Livourne, une assise programmatique et stratégique en même temps qu’elles s’inscrivent dans le cadre de l’internationalisme prolétarien de l’Internationale communiste, l’Italie va être confrontée à un coup de force initié par les fascistes de Mussolini en octobre 1922, la marche sur Rome pour contrer la vague révolutionnaire. Non pas qu’il s’agisse d’une prise de pouvoir par la force, mais plutôt d’un acte symbolique dont l’exaltation va créer les conditions de l’accession au pouvoir du Duce cette même année ; ce ne sont pas les faisceaux fascistes italiens qui vont mettre Mussolini au pouvoir mais les dirigeants du gouvernement en place qui le lui confient, une dictature fasciste est promulguée, elle durera jusqu’en 1943. Alors que l’Europe est confrontée à la montée des fascismes et aux tensions impérialistes, alors même que les partis communistes entrent dans une nouvelle phase de leur développement opportuniste après la mort de Lénine en janvier 1924 et que l’Internationale communiste entend les aligner sur la seule discipline de Moscou, la « bolchevisation » des partis, mot d’ordre lancé par Zinoviev au Ve congrès de l’IC va concrétiser une stratégie de purge concernant l’opposition de gauche ou toute tentative de contestation sera assimilée à du fractionnisme.

À partir de 1924, Gramsci et son « ordinovisme », conception abstraite et a-historique, qui, exclue toute possibilité de direction révolutionnaire du prolétariat, va profiter, dans l’état de confusion qui caractérise les rapports du parti à sa base, c’est-à-dire un parti séparé de sa base, à cette stratégie post-léniniste de bolchevisation.

« Bolcheviser le parti voulait dire le fractionner, rompre la synthèse de ses différentes composantes et catégories sociales, le personnaliser et le fragmenter dans les usines et les lieux de travail. L’objectif non avoué était d’établir un solide réseau de fonctionnaires pour dominer le parti d’en haut et ainsi éteindre toute capacité de vision critique, d’initiative et volonté de classe » (p.38).

Dans cette dynamique opportuniste, la gauche, dont Bordiga reste l’illustre animateur, ne désarme pas face à une droite, dont la stratégie consistant à gagner de l’espace dans les instances du parti, conforte la stratégie de l’IC et un centre représenté par Gramsci incapable de clarification politique dont la tactique sera celle d’une politique de front unique qui se décide par le haut et dont le but, rien moins que consensuel, repose sur une volonté de rassemblement des masses, une stratégie tout autant adoubée par l’IC. Le parti acculé aux ordres zinoviévistes de la direction de l’IC tente de rebondir avec sa gauche par la mise en place du Comité d’entente [Comitato de Intesa] dont l’existence n’excède pas quelques semaines, lequel sera qualifié de fractionniste par le CE du parti sous la direction de Gramsci, et donc, par le recadrage qu’opère la bolchevisation, de contre-révolutionnaire.

« Nous n’avons jamais vu dans notre parti le mépris le plus grand des règles d’organisation et de discipline les plus élémentaires d’un parti communiste. (…) [C’est un] acte criminel qui mérite les sanctions et les blâmes les plus sévères. (…) Quiconque se met sur le même chemin que les membres du soi-disant ’Comité d’Intesa’, sort tout droit du Parti et de l’Internationale communiste. Et se mettre en dehors du Parti et de l’Internationale signifie s’opposer au Parti et à l’Internationale communiste, c’est-à-dire renforcer les éléments de la contre-révolution. (...) Et il faudra aussi faire la lumière sur la manœuvre qui se cache en l’absence du nom du camarade Bordiga, avec lequel l’initiative du ’Comité d’Intesa’ est certainement d’accord. Il est douloureux de devoir faire de telles observations lorsque parmi les signataires nous trouvons le nom de camarades qui étaient avec nous parmi les fondateurs du parti et qui ont combattu et travaillé pour lui » (Communiqué du Comité exécutif sous la direction de Gramsci, sans date, cité p.108)

Aux acquis programmatiques et stratégiques des Thèses de Rome font écho les résolutions prises par le Comité d’entente dont la tâche est de recentrer le parti sur la base des invariants marxistes. La difficulté n’est pas tend de convaincre la base du parti, qui demeure dans une large mesure fidèle à l’esprit de fondation du parti, que de combattre l’opportunisme d’une direction soutenue par l’IC et sa politique de bolchevisation. Cette stratégie, loin d’être fractionniste, œuvre à défendre un appareil politique vidé de sa composante révolutionnaire et soumise aux stratégies de front unique, le parti doit combattre tout retour à la social-démocratie,

« En réalité, nous sommes les seuls à tenir compte des circonstances concrètes au sens révolutionnaire du terme car nous intégrons le travail du moment dans le plan d’action général du parti en faisant correspondre au développement dialectique des situations celui du parti lui-même » (p.110, plateforme du comité d’entente).

N’en demeure pas moins que toute tentative de désintégration, de désincarnation a son propre langage, la question de la conquête du pouvoir par le prolétariat renvoie à l’exercice de sa dictature et conjointement au dépérissement de l’État comme condition de la société communiste, il ne peut donc être question, sous couvert d’une gestion approximative du langage de se réfugier derrière des qualitatifs creux mais implicitement imprécis raison pour laquelle : « En ce qui concerne le “ gouvernement ouvrier ”, nous réaffirmons que s’il est synonyme de ’Dictature du prolétariat’, c’est-à-dire un soi-disant mot d’ordre d’agitation, nous sommes contre la formulation de mots d’ordre qui n’ont pas de véritable signification ; si, au contraire, il s’agit de quelque chose de différent de la ’Dictature du prolétariat’, nous nous y opposons d’autant plus farouchement que c’est le signe de déviations parlementaristes des plus dangereuses, si ce n’est de la négation directe des principes élémentaires du marxisme révolutionnaire » (idem, p.112)

La gauche n’aura de cesse à combattre l’opportunisme au sein du parti, de même qu’elle dénoncera la personnalisation de l’activité dirigeante qui ne fait qu’accentuer le fossé qui sépare la base de sa direction politique. L’ordinovisme est constituant de cette direction séparée, une doctrine étrangère aux principes du marxisme. La recherche d’une stabilité politique et organisationnelle aux dépens du matérialisme historique, qui détermine les fondements économiques et sociaux et le lien dialectique avec le développement de la lutte des classes en termes d’évolution ou d’involution, caractérise cette période. Et les clercs sont actifs, Togliatti en est un représentant, la personne de Gramsci et sa douloureuse histoire ne lui a-t-elle pas servi de tremplin, n’a-t-il pas été un perfectionniste des manigances et des tergiversations au moment de la bolchevisation ? Togliatti fut l’homme des coups bas au service de Moscou, il fut l’homme qui créa les conditions de la marginalisation de la gauche lui ôtant toute possibilité matérielle de se défendre.

Le livre de la TCI est un document incontournable, il nous permet d’appréhender la pensée de Gramsci sans aucune concession faite à l’intellectualisme éclectique qui la caractérise, il nous permet de confirmer que la Gauche communiste est aux antipodes programmatique et stratégique du gramscisme dont le leader charismatique est devenu une figure quasi mystique de la gauche bourgeoise et des gauchistes plus généralement. Là où l’historicisme semble contingenter le développement de la conscience par l’immanentisme et le développement des processus sociaux qualifiés de « moléculaires », la réponse est et ne peut être que marxiste. Un apport certain en ce qui concerne l’histoire du Parti communiste d’Italie, mais aussi un document qui doit nous permettre d’élaborer une critique conséquente du conseillisme et de ses différents succédanés anticapitalistes de la sphère « mouvementiste ». Le choix de la TCI d’éditer ce livre dans sa langue d’origine et d’en proposer une traduction anglaise méritait toute notre attention.

Benjamin

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Notes:

[1. Le livre est disponible sur http://www.leftcom.org/en/articles/2019-08-07/gramsci-between-marxism-and-idealism (anglais) et en italien https://www.leftcom.org/it/articles/1988-01-01/gramsci-tra-marxismo-e-idealismo. Les traductions françaises dans cet article sont de notre fait, nous sommes partis de l’original italien en nous référant aussi à la version anglaise. Nous donnons la page des citations du livre en anglais.

[3. Ibid.