Révolution ou guerre n°24

(Mai 2023)

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Le pacifisme gauchiste prêt à intervenir contre les luttes ouvrières face à la guerre impérialiste

À ce jour, les expressions du pacifisme face à la guerre impérialiste en Ukraine sont encore marginales. Très certainement, la faiblesse des réponses prolétariennes – malgré une dynamique de réactions et de luttes contre la détérioration des conditions de vie, en particulier du fait de l’inflation – explique ce fait. La bourgeoisie n’a pas encore eu à utiliser à grande échelle le contre-feu du pacifisme pour prévenir et dévier tout mouvement de classe prolétarien contre les conséquences de la guerre actuelle et surtout de celle, généralisée, à venir. Pour autant, elle s’y prépare. D’ores et déjà, elle met en place, de façon préventive, et par le biais des forces politiques de gauche et gauchistes, des comités pacifistes, lance des pétitions pacifistes et même déjà organise des manifestations de rue. Ce fut le cas en Allemagne le 25 février dernier lorsque 50 000 manifestants défilèrent à Berlin à l’appel d’une ex-dirigeant du parti gauchiste Die Linke, Sahra Wagenknecht, et d’une féministe connue, Alice Schwarzer en soutien à un Manifesto for Peace [1]. Ce fut le cas aux États-Unis le 18 mars dernier, à Washington en particulier, à l’appel [2] d’une multitude d’organisations gauchistes et écologistes dont Answer Coalition, mais aussi des sections locales de Black Live Matters, the Socialist Party of America, de nombreux groupes trotskistes et staliniens jusqu’à… l’ex bassiste de Pink Floyd, Roger Waters ! En Europe et dès décembre 2022, un appel international Halte à la guerre [3] fut lancé regroupant plusieurs centaines de membres d’organisations gauchistes, trotskistes en particulier, et de délégués syndicaux, principalement en Allemagne, en France, en Espagne, en Italie… mais aussi en Afrique.

Le premier appelle « ... le chancelier [allemand] à arrêter l’escalade dans la livraison des armes. Maintenant ! Il devrait diriger une alliance forte pour un cessez-le-feu et pour des négociations de paix au niveau allemand comme européen. Maintenant ! Car chaque jour de perdu coûte jusqu’à 1 000 vies supplémentaires – et nous rapproche d’une troisième guerre mondiale. » (Manifesto for Peace d’Allemagne)

Pour le second et « pour préserver l’humanité, il faut arrêter cette marche à la barbarie. La guerre de Poutine, comme celle de l’Otan mise en œuvre par Zelenski, n’est pas notre guerre. Nous ne sommes en guerre ni avec le peuple russe, ni avec le peuple ukrainien. Nous voulons la paix pour le peuple russe et pour le peuple ukrainien. Nous lançons un cri d’alarme : cette escalade peut conduire à une catastrophe mondiale. Nous n’en serons pas complices. Nous lançons un appel à tous les travailleurs et militants d’Europe à unir leurs forces pour stopper cet engrenage mortel et cette boucherie et pour l’arrêt de la guerre et un cessez-le-feu immédiat ! » [4]

Le fait que ces appels n’aient encore reçu que peu d’écho n’enlève rien à la nécessité, bien au contraire, de dénoncer sans attendre, et le plus nettement et frontalement possible, ces expressions « modernes » du pacifisme face à la guerre impérialiste. Afin d’armer les prolétaires et révolutionnaires d’aujourd’hui contre ce danger, nous rappellerons la position de toujours du mouvement ouvrier révolutionnaire sur cette question, position internationaliste et révolutionnaire – l’un n’allant pas sans l’autre –, dont Lénine fut sans doute un des meilleurs défenseurs. Les extraits qui suivent furent écrits en janvier 1917, un mois avant l’éclatement du processus révolutionnaire en Russie qui devait se poursuivre jusqu’à l’insurrection ouvrière d’octobre et à la dictature du prolétariat. Celle-là même qui imposa la fin de la guerre en Russie. Celle-là même qui donna le signal et l’élan à la vague révolutionnaire internationale, aux grèves dans les usines et aux mutineries dans les armées, en Allemagne en particulier, qui imposa l’arrêt de la guerre impérialiste généralisée.

Pacifisme bourgeois et pacifisme socialiste (Lénine)

Grèves et manifestations à l’initiative des travailleuses du textile à Saint-Petersbourg, février 1917 : début de la Révolution russe et lutte contre la guerre impérialiste. « Le mot d’ordre " Du pain " est écarté ou couvert par d’autres formules : " A bas l’autocratie ! " et " A bas la guerre ! " » (Trotsky, Histoire de la Révolution Russe )

(…) Le véritable artisan d’une paix démocratique n’est pas l’homme qui répète de pieux souhaits de pacifisme, ne signifiant rien et n’engageant à rien, mais celui qui dénonce le caractère impérialiste de la guerre actuelle et de la paix impérialiste qu’elle prépare, et qui appelle les peuples à la révolution contre les gouvernements criminels. (…)

Les congrès de la C.G.T. (Confédération Générale du Travail) française et du parti socialiste français viennent de prendre fin. La signification et le rôle réels, à l’heure présente, du pacifisme socialiste s’y sont manifestés avec une netteté particulière.

Voici la résolution du congrès syndical, adoptée à l’unanimité, aussi bien par la majorité des chauvins à tous crins, avec à leur tête le tristement célèbre Jouhaux, que par l’anarchiste Broutchoux et... le « zimmerwaldien » Merrheim :

« La conférence des fédérations corporatives nationales, des unions de syndicats et des bourses du travail, prenant acte de la note du président des Etats‑Unis « invitant toutes les nations se trouvant actuellement en guerre à exposer publiquement leurs vues sur les conditions auxquelles il pourrait être mis fin à la guerre »,

• demande au gouvernement français d’accepter cette proposition ;

• invite le gouvernement à prendre l’initiative d’une intervention semblable auprès de ses alliés afin de hâter l’heure de la paix ;

• déclare que la fédération des nations, qui est l’un des gages de la paix définitive, ne peut être réalisée que dans l’indépendance, l’intégrité territoriale et la liberté politique et économique de toutes les nations, petites et grandes.

Les organisations représentées à là conférence s’engagent à soutenir et à propager cette idée parmi la masse des ouvriers pour que prenne fin une situation indéterminée et équivoque qui ne profite qu’à la diplomatie secrète, et contre laquelle la classe ouvrière s’est toujours élevée. »

Voilà un modèle de pacifisme « pur » tout à fait dans l’esprit de Kautsky, d’un pacifisme approuvé par une organisation ouvrière officielle qui n’a rien de commun avec le marxisme, et qui est composée en majorité de chauvins. Nous sommes en présence d’un document remarquable, méritant l’attention la plus sérieuse, et qui traduit le rassemblement politique des chauvins et des « kautskistes » sur la plate-forme de la phrase pacifiste creuse. (…)

N’est-il pas ridicule de parler de « liberté économique de toutes les nations, petites et grandes », en passant sous silence le fait que, tant que les gouvernements bourgeois ne seront pas renversés et que la bourgeoisie ne sera pas expropriée, cette « liberté économique » sert à duper le peuple, tout comme les phrases sur la « liberté économique » des citoyens en général, des petits paysans et des riches, des ouvriers et des capitalistes dans la société moderne ? (...)

Les nationalistes bourgeois ont partout et de tout temps fait étalage de phrases « creuses » sur la « fédération des nations  » en général, sur la « liberté économique de toutes les nations, grandes et petites ». A la différence des nationalistes bourgeois, les socialistes ont toujours dit et disent : discourir sur la « liberté économique des nations grandes et petites » est une hypocrisie répugnante aussi longtemps que certaines puissances (l’Angleterre et la France, par exemple) placent à l’étranger, c’est‑à‑dire prêtent à des taux usuraires aux nations petites et retardataires, des dizaines et des dizaines de milliards de francs, et que Ies pays faibles se trouvent sous leur coupe.

Des socialistes n’auraient pu laisser passer sans une protestation énergique aucune phrase de la résolution votée unanimement par Jouhaux et Merrheim. Des socialistes auraient déclaré, contrairement à cette résolution, que l’intervention de Wilson est sans conteste un mensonge et une hypocrisie, car il est le représentant d’une bourgeoisie qui a tiré des milliards de profits de la guerre, le chef d’un gouvernement qui a accru avec frénésie l’armement des États-Unis en vue, sans doute, d’une seconde grande guerre impérialiste que le gouvernement bourgeois français, entièrement sous la coupe du capital financier dont il est l’esclave, et des traités impérialistes secrets, absolument réactionnaires et de rapine, avec l’Angleterre, la Russie, etc., n’est en état ni de dire ni de faire quoi que ce soit d’autre que de mentir, lui aussi, au sujet d’une paix démocratique et « équitable » ; que la lutte pour une telle paix ne consiste pas à répéter des phrases pacifistes gentilles, doucereuses, générales, creuses, vaines, n’engageant à rien et ne faisant pratiquement que farder l’ordure impérialiste, mais à dire aux peuples la vérité, plus précisément, que pour réaliser une paix démocratique et équitable, il faut renverser les gouvernements bourgeois de tous les pays belligérants, et profiter pour ce faire de ce que des millions d’ouvriers sont armés, ainsi que de l’exaspération générale causée dans la masse de la population par la cherté de la vie et les horreurs de la guerre impérialiste.

(Lénine, Pacifisme bourgeois et pacifisme socialiste, janvier 1917)

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