Révolution ou guerre n°23

(Janvier 2023)

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Combattre contre l’introduction de l’anarchisme au sein du camp prolétarien

Depuis plusieurs années, il est une tendance au sein des groupes se revendiquant de la Gauche communiste à mettre sur le même plan le courant marxiste et le courant anarchiste. L’un et l’autre seraient également traversés par un courant révolutionnaire authentique et un courant contre-révolutionnaire, ou encore présentés comme « réformistes ».

Le CCI opportuniste d’aujourd’hui s’est particulièrement distingué dans cette approche vis-à-vis de l’anarchisme. Son argumentation principale est qu’il faut distinguer entre l’« anarchisme internationaliste » et « non-internationaliste ». Pour lui, le mouvement anarchiste ou plus précisément l’ « anarchisme internationaliste » fait partie du camp prolétarien : « Concrètement, notre organisation, qui est marxiste, considère qu’elle lutte pour le prolétariat aux côtés des militants anarchistes internationalistes. » (Révolution internationale #414) Pire même selon lui, les courants marxiste et anarchiste seraient traversés par les mêmes contradictions et erreurs politiques. Dans un article de 2010 au titre provocateur pour tout marxiste conséquent, Gauche communiste et anarchisme internationaliste : ce que nous avons en commun (idem), le CCI proclame que « sous la même étiquette "marxiste", se cachent des organisations authentiquement bourgeoises et réactionnaires. Il en est de même sous l’étiquette "anarchiste". » Jetant à la poubelle la lutte historique de principe et politique du marxisme contre l’anarchisme, et au nom de l’anti-sectarisme (!), il affirme qu’il « faut donc aussi lutter contre la tendance encore trop grande à la défense de sa "chapelle", de sa "famille" (anarchiste ou marxiste) et contre l’esprit de boutiquier (pauvres Marx et Engels réduits à des boutiquiers de par leur combat contre la faction Bakounine au sein de la 1e Internationale !) qui n’a rien à faire dans le camp de la classe ouvrière (…) et savoir distinguer les révolutionnaires (…) des réactionnaires, sans se focaliser sur la seule étiquette "marxisme" ou "anarchisme". » Ainsi, définir le plus clairement possible le caractère de classe du courant politique anarchiste est de première importance pour nous, et plus généralement pour la nouvelle génération de révolutionnaires d’aujourd’hui.

C’est précisément dans ce but que nous publions le texte suivant sur le cas spécifique de Makhno et de la "Makhnovishina". Il a été écrit par un de nos sympathisants, aujourd’hui membre de notre groupe, à partir de discussions et de confrontations au sein du nouveau milieu nord-américain sur cette question.

L’équipe de rédaction

Le caractère de classe non-prolétarien du mouvement Makhnoviste

Dans le camp prolétarien en général, il y a eu souvent une confusion sur la nature du mouvement anarchiste, en particulier le mouvement makhnoviste. Certains affirment même que le mouvement makhnoviste était un véritable mouvement prolétarien. Voyons donc l’expérience de la Makhnovchtchina, comment elle a traité le prolétariat et la situation économique sous le règne de Makhno.

Bien que les anarchistes prétendent que le mouvement makhnoviste faisait partie du mouvement ouvrier, Voline, l’un des camarades de Makhno qui participait activement à l’insurrection, a déclaré que l’un des « cotés faibles du mouvement » était « l’absence d’un vigoureux mouvement ouvrier organisé, qui pût appuyer celui des paysans insurgés. » [1] Cela a conduit le mouvement makhnoviste à prendre ouvertement le parti de la paysannerie sans la direction politique du prolétariat et de son parti de classe. Nous expliquerons cela plus en détail lorsque nous reviendrons sur l’expérience des makhnovistes.

De plus, Peter Archinov, anarchiste ukrainien et chroniqueur du soulèvement de Makhno, dans son ouvrage sur les Makhnovistes, affirme que les ouvriers et les masses étaient derrière les communistes (bolcheviques). « (...) la différence entre les communistes et Wrangel était que les communistes avaient le soutien des masses qui avaient foi en la révolution. » [2] Cependant, selon Alexandre Skirda, historien anarchiste, la compréhension que Makhno avait de la classe ouvrière, après avoir vu les ouvriers prendre parti pour les bolcheviques et les Socialistes Révolutionnaires de gauche [3], était que « la classe ouvrière était moins radicale que la paysannerie pauvre. Makhno l’a bien compris lorsqu’il a occupé Ekaterinoslav pendant un mois et demi à partir du 9 novembre 1919. » [4]

Ces déclarations ne sont pas les mots des staliniens ou des trotskystes, mais les mots des camarades anarchistes de Nestor Makhno et des historiens anarchistes. Tout groupe du camp prolétarien qui tente de montrer le mouvement makhnoviste comme un mouvement prolétarien ayant la capacité d’abolir les relations capitalistes, tombe dans l’opportunisme et cela devrait être corrigé.

Tout aussi fausse est la comparaison faite entre le principe anarchiste du fédéralisme et le centralisme démocratique du marxisme, ou le fait de prétendre que ces positions théoriques ne sont que des différences terminologiques, ou qu’« elles ne délimitent pas le camp bourgeois ou prolétarien » [5], une comparaison qui est théoriquement incohérente avec le communisme et anti-marxiste par nature.

La Plateforme « Makhnoviste » d’Organisation des Anarchistes de 1926

Il est intéressant de relever que, pour le CCI, la Plate-forme organisationnelle de l’Union générale des anarchistes [6] (ci-après dénommée Plate-forme), « avait, à juste titre, soutenu que l’une des raisons de l’écrasement de la résistance à la contre-révolution en Russie était que ceux qui résistaient, et en particulier les anarchistes, n’avaient aucune cohérence organisationnelle et programmatique. Il s’agissait fondamentalement d’une réponse de classe saine au problème de l’opposition à la dégénérescence de la révolution. »

Une réponse saine à la contre-révolution stalinienne ? Qu’en est-il exactement ? Elle parle ouvertement du système de production de la société anarchiste, dans lequel chaque unité de production commercerait directement avec les autres sans qu’aucun organe centralisé ne les coordonne. En effet, ils ne parlent que des administrations locales. Un changement d’échelle dans cette économie mercantile de production de marchandises ne modifie en rien la structure de base de la société par rapport à la structure capitaliste actuelle.

« La classe moyenne qui, dans la société capitaliste moderne, exerce des fonctions intermédiaires et improductives — le commerce et autres — de même que la bourgeoisie, devront prendre part à la nouvelle production, dans les mêmes conditions que tous les autres travailleurs… Les fonctions organisatrices passeront, dans la nouvelle production à des organes administratifs créés spécialement à cet effet par les masses ouvrières : soviets ouvriers, comités d’usine ou administration ouvrières des entreprises et des usines. Ces organes, reliés entre eux sur le plan d’une commune, d’un district, et ensuite de tout le pays, formeront des institutions de communes, de districts, et enfin générales et fédérales de gestion de la production. »

Le CCI essaie de trouver une influence marxiste sur la Plate-forme, en mentionnant qu’en raison de la conscience de la Plate-forme de la société de classe et de l’antagonisme de classe enraciné en son cœur ; donc, en raison de cette reconnaissance, ils auraient été influencés par Marx et Engels.

Une telle affirmation est incorrecte, car Marx a déclaré dans une lettre à J. Weydemeyer que :

« Maintenant, en ce qui me concerne, ce n’est pas à moi que revient le mérite d’avoir découvert l’existence des classes dans la société moderne, pas plus que la lutte qu’elles s’y livrent. Des historiens bourgeois avaient exposé bien avant moi l’évolution historique de cette lutte des classes et des économistes bourgeois en avaient décrit l’anatomie économique. Ce que j’ai apporté de nouveau, c’est de démontrer que l’existence des classes n’est liée qu’à des phases historiques déterminées du développement de la production ; que la lutte des classes mène nécessairement à la dictature du prolétariat ; que cette dictature elle-­même ne représente qu’une transition vers l’abolition de toutes les classes et vers une société sans classes. » [7]

Ainsi, reconnaître l’existence d’une société de classe n’est pas quelque chose de spécial et d’unique à la théorie marxiste. Cependant, c’est la dictature de classe du prolétariat comme moyen de transition vers une société sans classe qui constitue la méthode marxiste avancée.

Pour la Plate-forme elle-même, la « période de transition » n’a rien à voir avec la position matérialiste historique (c’est-à-dire marxiste) d’une « société par conséquent, qui, sous tous les rapports, économique, moral, intellectuel, porte encore les stigmates de l’ancienne société des flancs de laquelle elle est issue ». [8] La notion même de période transitoire serait anti-anarchiste dans son essence, comme le dit la Plate-forme.

« L’idée de la période transitoire, selon laquelle la révolution sociale doit aboutir, non pas à la société communiste, mais à un système X, conservant les éléments et les survivances du vieux système capitaliste est antisociale par essence. » [9]

Il y a plusieurs exemples de méthode idéaliste et anti-marxiste dans la Plate-forme. La démarche et les formulations n’ont pas été influencées par le Manifeste Communiste mais par les socialistes utopiques et les anarchistes petits-bourgeois. Par exemple :

« En même temps, le système de cette société maintient délibérément les masses laborieuses dans un état d’ignorance et de stagnation mentale : il empêche par la force le relèvement de leur niveau moral et intellectuel, afin d’en avoir plus facilement raison. »

« Sur toutes ces questions et sur nombres d’autres, la masse exige des anarchistes une réponse claire et précise. Et du moment que les anarchistes prônent une conception de la révolution et de la structure de la société, ils sont obligés de donner à toutes ces questions une réponse nette, de relier la solution de ces problèmes à la conception générale du communisme libertaire et de consacrer toutes leurs forces à leur réalisation effective. Dans ce cas seulement, l’Union Générale des Anarchistes et le mouvement anarchiste assurent complètement leur fonction théorique motrice dans la révolution sociale. »

Ou encore, « Les anarchistes considèrent l’État précisément comme obstacle principal, usurpant les droits des masses et leur enlevant toutes les fonctions de la vie économique et sociale. L’État doit périr, non pas d’un jour dans la société future, mais tout suite. Il doit être détruit par les travailleurs le premier jour de leur victoire, et ne doit pas être rétabli sous quelque forme que ce soit. Il sera remplacé par un système fédéraliste des organisations de production et de consommation des travailleurs unifiées fédéralement et s’auto-administrant. Ce système exclut aussi bien l’organisation de l’Autorité que la dictature d’un parti que qu’il soit. » [10]

Ces déclarations sont idéalistes au plus haut point. Comme nous l’ont montré Marx et Engels dans L’idéologie allemande, « les idées de la classe dominante sont aussi, à toute époque, les idées dominantes. »

« Pourquoi les anti-autoritaires ne se bornent-ils pas à s’élever contre l’autorité politique, contre l’État ? Tous les socialistes sont d’accord que l’État politique et avec lui l’autorité politique disparaîtront en conséquence de la prochaine révolution sociale, à savoir que les fonctions publiques perdront leur caractère politique et se transformeront en simples fonctions administratives protégeant les véritables intérêts sociaux. Mais les anti-autoritaires demandent que l’État politique autoritaire soit aboli d’un coup, avant même qu’on ait détruit les conditions sociales qui l’ont fait naître. Ils demandent que le premier acte de la révolution sociale soit l’abolition de l’autorité. Ont-ils jamais vu une révolution, ces messieurs ?

Une révolution est certainement la chose la plus autoritaire qui soit ; c’est l’acte par lequel une partie de la population impose sa volonté à l’autre au moyen de fusils, de baïonnettes et de canons, moyens autoritaires s’il en est ; et le parti victorieux, s’il ne veut pas avoir combattu en vain, doit maintenir son pouvoir par la peur que ses armes inspirent aux réactionnaires. La commune de Paris aurait-elle duré un seul jour, si elle ne s’était pas servie de cette autorité du peuple armé face aux bourgeois ? Ne peut-on, au contraire, lui reprocher de ne pas s’en être servie assez largement ? Donc, de deux choses l’une : ou les anti-autoritaires ne savent pas ce qu’ils disent, et, dans ce cas, ils ne sèment que la confusion ; ou bien, ils le savent et, dans ce cas, ils trahissent le mouvement du prolétariat. Dans un cas comme dans l’autre, ils servent la réaction.  » [11]

En réduisant la lutte des classes à la lutte des idées et par leur position sur la période de transition et sur la structure de la société future, la plate-forme anarchiste est un exemple clair de la nature petite-bourgeoise de l’anarchisme. Il n’y a rien de matérialiste et d’historique dans la méthode anarchiste et ses théories. Le concept de classe n’a jamais été au centre de leurs positions théoriques et il est traité comme un simple accessoire.

L’anarchisme en théorie et pratique

En ce qui concerne l’utilisation de la théorie marxiste par le courant anarchiste, nous pouvons voir qu’ils ont tendance à prendre les parties qui conviennent à leur vision moraliste tout en rejetant les parties qui ne leur conviennent pas ainsi que la méthode dans son ensemble. Par exemple, ils prendraient la compréhension du travail salarié pour le déclarer exploiteur et donc contraire à leur notion de moralité, mais ils ne comprennent pas la nécessité de la centralisation et de la suppression des unités de production autonomes ainsi que du mercantilisme et du commerce entre eux qui fait partie de la théorie marxiste depuis la première Internationale et les contributions théoriques de celle-ci.

Dans le camp prolétarien, ces écrits opportunistes et la tentative d’ignorer la différence réelle, de classe, entre le mouvement communiste et le mouvement anarchiste doivent être critiqués. Tout au long de la lutte de la classe ouvrière et de la lutte au sein de la Première Internationale, l’anarchisme en tant que tel [12] a directement ou indirectement pris parti contre le prolétariat et son parti révolutionnaire centralisé et en aucun cas il peut être considéré comme révolutionnaire ou internationaliste en tant que courant politique du fait de son apolitisme et sa pratique économiste.

Il existe de nombreux exemples historiques du caractère fondamentalement anti-ouvrier de l’anarchisme, jusqu’à aujourd’hui, y compris son soutien à l’État bourgeois en Espagne de 1936 à 1939, sa prise de partie dans la guerre impérialiste de 1914-1918, ou la situation actuelle de la guerre impérialiste entre l’Ukraine et la Russie où la majorité écrasante des anarchistes ont soit soutenu l’un des camps, soit rejoint leurs forces armées [13]. Depuis le tout début du développement du mouvement ouvrier, les militants anarchistes qui ont pu rester fidèles à l’internationalisme prolétarien n’ont pu le faire que dans la mesure où ils cessaient d’être anarchistes. Ce fut le cas de nombreux anarchistes qui participèrent à la Révolution Russe et devinrent membres du parti bolchevique ou adhérent à l’International communiste, comme Victor Serge, Andres Nin, et tant d’autres, précisément parce qu’ils rompirent politiquement avec l’anarchisme.

Il existe d’autres cas où Makhno et ses forces armées ont directement attaqué et exécuté des sympathisants communistes, des bolcheviques et des ouvriers qui les soutenaient. Par exemple, Michael Malet (un anarchiste à l’époque où il a écrit ce livre) parle d’un communiste appelé Polonsky dans les rangs de l’Armée noire. Le malheureux Polonsky a assisté à une réunion provinciale du parti bolchevique et Makhno a ordonné à ses forces de contre-espionnage de les exécuter tous.

« Les activités de Polonsky à Nykopil et ses allées et venues à Katerynoslav, même si certaines d’entre elles étaient liées à des affaires militaires, ont dû être remarquées. Une conférence du personnel de commandement s’est tenue à Katerynoslav le 4 décembre. En plus de Polonsky, d’autres communistes de Nykopil sont venus pour une réunion du comité provincial du parti, où il a eu l’imprudence de faire un rapport sur ses activités. Après la fin de la conférence, à minuit, Polonsky a invité Makhno et d’autres amis proches à revenir dîner. Une heure plus tard, Karetnyk, Chubenko et Vasylivsky ligotèrent Polonsky et certains des bolcheviks de Nykopil et de Katerynoslav. Leur condamnation à mort ne fut qu’une simple formalité une fois remis à la kontrrazvedka (contre-espionnage). Ils furent emmenés à la rivière et fusillés. » [14]

Dans le même ouvrage, Malet mentionne un conflit entre les ouvriers de la région occupée par l’insurrection paysanne de Makhno, au cours duquel les ouvriers ont été volés par Makhno et ont subi les conséquences de la conception utopique de l’économie que Makhno avait mise en pratique. L’objectif de Makhno était d’établir une forme de relation de troc entre les communes paysannes et les travailleurs des villes.

« Les makhnovistes (à Olexandrivske) organisèrent deux conférences ouvrières, au cours desquelles les ouvriers étaient invités à reprendre la production sous leur propre contrôle et à établir des relations directes avec les paysans. Les ouvriers n’étaient pas très enthousiastes et voulaient des salaires... Un malentendu typique se produisit lorsque les Makhnovistes envoyèrent quelques armes capturés aux blancs [à l’armée blanche contre-révolutionnaire] au grand chantier de Briansk chargé de l’entretien des écluses. Le travail ayant été effectué, les ouvriers demandaient à être payés. Comme on pouvait s’y attendre, ils se sentirent insultés par l’offre d’un petit paiement en nature. Furieux à son tour de cette apparente ingratitude, Makhno ordonna que les armes soient prises sans aucun paiement. (...) Il publia ensuite un article dans le journal des insurgés, dans lequel il s’en prenait aux ouvriers de Bryansk en les qualifiant de "racailles, d’égoïstes et de maîtres chanteurs, qui tentent d’accroître leur prospérité aux dépens du sang et de l’héroïsme de leurs combattants du front". » [15]

Le mouvement makhnoviste était loin d’être un mouvement ouvrier ou même une exception. Il était la conséquence exacte de la méthode anarchiste et de son caractère petit-bourgeois. Il n’est pas nécessaire d’essayer de purifier ces expériences des anarchistes et, ce faisant, de tomber dans l’opportunisme. Plutôt que d’essayer de concilier deux traditions très divergentes, nous devrions noter comment Engels voyait le mouvement anarchiste à la fois par son activité dans la Révolte espagnole de 1873 et par leur aventurisme dans la Première Internationale.

« Les anarchistes posent le problème à l’envers. Ils disent que la révolution prolétarienne doit commencer par l’élimination de l’organisation politique de l’État. Mais après la victoire du prolétariat, c’est justement l’État qui représente l’unique organisation que la classe ouvrière triomphante trouve en place pour son usage. Certes, cet État demande d’importantes modifications avant de pouvoir assumer ses nouvelles fonctions. Mais le détruire complètement à un tel moment équivaudrait à détruire le seul appareil à l’aide duquel le prolétariat triomphant peut assumer le pouvoir qu’il vient de conquérir, réprimer ses ennemis les capitalistes et réaliser la révolution économique de la société sans laquelle toute sa victoire se terminerait inexorablement par une défaite et l’extermination massive des ouvriers, comme ce fut le cas après la Commune de Paris. » [16]

Historiquement, les anarchistes ont été désorganisés et inconstants, non seulement dans leurs tactiques mais aussi dans leur compréhension théorique. Dans leur soutien à l’État républicain bourgeois dans la guerre civile espagnole, ils ont d’abord crié ’mort à l’État’ puis ils ont dit que :

« Le gouvernement (l’État. républicain) à cette heure, en tant qu’instrument régulateur des organismes de l’État., a cessé d’être une force oppressive contre la classe ouvrière, de même que l’État. ne représente plus l’organisme qui divise la société en classes. Et tous deux auront encore moins tendance à opprimer le peuple grâce à l’intervention de la CNT. » [17]

Ou encore, leur soutien aux bolcheviques dans la guerre civile russe, qui s’est ensuite retourné et qu’ils ont commencé à théoriser et à qualifier le mouvement bolchevique de mouvement bourgeois dès le début. Sans même essayer de comprendre la Révolution Russe comme une révolution internationale et la nécessité d’une telle révolution internationale pour former une société communiste. Ce changement de position chez les anarchistes a été adopté non seulement par les anarchistes qui ont pris parti dans la Première Guerre mondiale, mais aussi par ceux qui ont rejeté le Manifeste des Seize et adopté une position "internationaliste". Leur internationalisme n’est que de nom et non en théorie ou même en action car une révolution internationaliste n’a jamais été une nécessité pour eux afin de réaliser la disparition des classes.

Cette tendance à l’apolitisme montre que les anarchistes ne peuvent pas comprendre les nécessités matérielles d’une révolution, ce qui les conduit à abandonner la révolution même lorsque le prolétariat fait un seul pas en arrière mais nécessaire. Jusqu’à appeler à la formation de camps de travail – à l’époque également appelés camps de concentration – sous l’égide de l’État républicain en Espagne et à utiliser la propagande nationaliste pour rallier davantage de personnes à leur cause. [18] Ces pratiques peuvent sembler en contradiction avec leur conception de l’autorité et de la hiérarchie, mais dans le contexte de leur alliance avec l’État bourgeois et de l’oppression des travailleurs dans les régions qu’ils contrôlent, elles deviennent des actes "nécessaires".

Fédéralisme : la préservation du capitalisme

Comme nous l’avons montré ci-dessus, on peut constater que l’utopisme économique proudhonien est quelque chose d’inné dans l’anarchisme. La structure économique du fédéralisme ou de la décentralisation et l’autogestion sont constamment défendues dans différents travaux théoriques anarchistes.

Comme l’ont montré les camarades du GIGC et de la TCI dans leurs travaux sur la guerre civile espagnole [19], la structure sociale avancée par l’anarchisme, avec les îlots de pouvoir indépendants et autonomes qui troquent et échangent directement des marchandises entre eux, conduira à la préservation de la valeur d’échange et, par conséquent, de la production de marchandises et du travail salarié.

Avec le troc, un système monétaire rendra plus facile l’équivalence des marchandises pour l’échange, et cette équivalence des marchandises signifie le renforcement de la production de marchandises et non son extinction. Par conséquent, le capitalisme et l’exploitation de la force de travail continueront, sans s’éteindre.

« En tant que moyen d’échange, l’argent apparaît comme médiateur nécessaire entre la production et la consommation. Dans le système de l’argent développé, on ne produit que pour échanger, ou encore on ne produit qu’en échangeant. En rayant l’argent, on serait donc soit rejeté à un stade inférieur de la production (auquel correspond l’existence parallèle accessoire du troc), soit on passerait à un stade supérieur où la valeur d’échange ne serait plus la première détermination de la marchandise, parce que le travail universel dont la valeur d’échange est le représentant n’apparaîtrait plus comme travail seulement privé transmis à la collectivité. »  [20]

Tout cela montre que, dans la pratique, l’anarchisme n’est rien d’autre que le rêve de la petite-bourgeoisie d’un échange libre et de la continuation du marché libre et donc des relations sociales et économiques capitalistes.

Même à l’époque de Marx et d’Engels, les anarchistes défendaient le fédéralisme, qu’ils tenaient de Proudhon et d’autres théories socialistes utopiques. Quelque chose qu’Engels, lors du 20e anniversaire de la Commune de Paris, en se positionnant sur la situation économique de la Commune, caractérisait comme obsolète.

« En 1871, même à Paris, ce centre de l’artisanat d’art, la grande industrie avait tellement cessé d’être une exception que le décret de loin le plus important de la Commune instituait une organisation de la grande industrie et même de la manufacture, qui devait non seulement reposer sur l’association des travailleurs dans chaque fabrique, mais aussi réunir toutes ces associations dans une grande fédération ; bref, une organisation qui, comme Marx le dit très justement dans La Guerre civile, devait aboutir finalement au communisme, c’est-à-dire à l’exact opposé de la doctrine de Proudhon. Et c’est aussi pourquoi la Commune fut le tombeau de l’école proudhonienne du socialisme. Cette école a aujourd’hui disparu des milieux ouvriers français ; c’est maintenant la théorie de Marx qui y règne sans conteste, chez les possibilistes pas moins que chez les « marxistes ». Ce n’est que dans la bourgeoisie « radicale » qu’on trouve encore des proudhoniens. » [21]

Comme nous pouvons le voir, le soutien des Makhnovistes au fédéralisme est similaire au fédéralisme des anarchistes pendant la guerre civile espagnole et au fédéralisme de l’économie Proudhonienne.

Il ne s’agit pas d’une simple répétition de la terminologie des révolutionnaires du passé, mais de l’héritage de leurs expériences historiques avec le mouvement anarchiste et leur relation avec la lutte prolétarienne internationale. Ces expériences prouvent que la nature gauchiste, donc bourgeoise, du mouvement anarchiste n’est pas si différente de celle des staliniens et des trotskystes. En identifiant le mouvement anarchiste comme étant de gauche – l’aile gauche du capital – nous comprenons pourquoi il faut le traiter non pas comme un courant révolutionnaire et militant du camp prolétarien, mais comme une force à part entière de la classe capitaliste.

En fin de compte, aux camarades du camp prolétarien qui justifient leur soutien ou leur reconnaissance du mouvement anarchiste comme authentiquement révolutionnaire et prolétarien par des excuses telles que « l’unité des travailleurs » ou « gagner l’attention des anarchistes », nous ne pouvons que dire :

« On a manifestement voulu escamoter toute critique et ne pas donner au Parti proprement dit le temps de réfléchir. On sait que le simple fait de la coalition satisfait les ouvriers ; mais ceux qui pensent que ce succès instantané n’a pas été payé trop cher, se trompent. » [22]

Daron, octobre 2022

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Notes:

[2. Peter Arshinov, Op.cit.

[3. « Le Parti socialiste-révolutionnaire est né à Berlin en 1901 par la réunion des groupes de Russie, de l’Union des socialistes révolutionnaires à l’étranger et de la ligue socialiste agraire, qui conserve son autonomie (Victor Tchernov, Brechko-Brechkovskaïa, Guerchouni, Gots). Il se réclame du groupe terroriste Narodnaïa Volia (Volonté du peuple) disparu dans la répression qui a suivi l’assassinat de l’empereur Alexandre II en mars 1881. Contrairement au Parti ouvrier social-démocrate de Russie d’inspiration marxiste, le SR met en avant la classe paysanne plutôt que la classe ouvrière. » (Wikipedia)

[4. Traduit de l’anglais par nous, Alexandre Skirda, Paul Sharkey - Nestor Makhno Anarchy’s Cossack The Struggle for Free Soviets in the Ukraine (1917-1921)

[6. « En 1926, Archinov, Makhno, Ida Mett, Valesvsky et Linsky font paraître leur « programme », la Plateforme d’organisation de l’Union Générale des Anarchistes (voir le texte russe original dans le numéro double 13-14 du journal Dielo Trouda). » (site Archives révolutionnaires, https://archivesrevolutionnaires.com/2020/10/10/plateforme-dorganisation-des-communistes-libertaires-1926/

[7. Lettre de Marx à J. Wydemeyer, 5 mars 1852 (https://www.marxists.org/francais/marx/works/1852/03/km18520305.htm)

[8. Marx, Critique du Programme de Gotha, https://www.marxists.org/francais/marx/works/1875/05/18750500a.htm

[9. La version française diffère de manière assez importante avec la version anglaise, publiée sur le site libcom, et sur laquelle cet article rédigé en anglais se base : « L’idée de la période de transition, selon laquelle la révolution sociale devrait culminer non pas dans une société anarchiste, mais dans une autre forme de système conservant des éléments et des reliques de l’ancien système capitaliste, est anti-anarchiste dans son essence. » Nous laisserons les anarchistes se débrouiller avec leurs divergences, d’autant que les deux versions ne changent rien quant à la question de fond et de principe.

[10. idem. Nous soulignons

[12. C’est-à-dire en tant que courant politique. Nous ne tenons pas compte de la démarche individuelle des militants anarchistes, comme nous ne le faisons pas pour les trotskistes ou les gauchistes, qui, pour certains, peuvent être et sont certainement honnêtement convaincus de lutter pour la révolution prolétarienne. Mais précisément pour ces individus, le mieux que nous puissions faire pour eux est de dénoncer par l’argumentation, mais clairement et directement, le caractère de classe petite-bourgeois de l’anarchisme dans le passé et sa pleine intégration à la gauche ou au capital aujourd’hui, c’est-à-dire dans son appareil politique même. Et surtout ne pas les laisser avec une quelconque illusion sur l’anarchisme ou le trotskisme comme courant de classe. (note de l’équipe éditoriale)

[13. « Le Manifeste des Seize est rédigé en 1916 par Pierre Kropotkine et Jean Grave puis signé par 16 personnalités du mouvement libertaire, qui prennent parti pour le camp des Alliés et contre l’’agression allemande’ lors de la Première Guerre mondiale » (wikipedia)

[14. Traduit de l’anglais par nous, Michael Malet, Nestor Makhno in the Russian civil war, (https://theanarchistlibrary.org/library/michael-malet-nestor-makhno-in-the-russian-civil-war)

[15. Idem.

[16. Lettre d’Engels à Philipp Van Patten – 1883 (Marx-Engels, Correspondances, Éditions du progrès, 1981)

[17. Solidaridad Obrera, journal anarchiste de la CNT, cité dans la brochure de la TCI sur la guerre en Espagne,Spain 1934-39 : From Working Class Struggle to Imperialist War (https://www.leftcom.org/en/articles/2011-09-01/spain-1934-39-from-working-class-struggle-to-imperialist-war.

[20. K. Marx, Manuscripts de 1857-1858, Éditions sociales, 1980.

[21. Engels, Introduction à La Guerre civile en France, https://www.marxists.org/francais/engels/works/1891/03/fe18910318.htm

[22. Marx à W. Bracke, 5 mai 1875, correspondances, Éditions du progrès.