Révolution ou guerre n°23

(Janvier 2023)

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La route difficile de l’impérialisme européen (Tendance communiste internationaliste – Battaglia comunista)

L’article de Battaglia Comunista de la Tendance Communiste Internationaliste qui suit est une version actualisée le 18 novembre d’un texte écrit le 27 juillet 2022. Nous n’avions pu, faute de place, le publier dans le numéro précédent. Il aborde deux questions qui sont essentielles, voire même cruciales, pour le prolétariat international face à la marche vers la guerre impérialiste généralisée que le capital cherche à imposer et dont la guerre en Ukraine n’est que le premier pas. C’est donc celle-ci qui, pour l’heure, tend à définir les conditions concrètes du processus vers la guerre généralisée. La première de ces deux questions est la place, le rôle et le devenir des impérialismes européens dans la polarisation impérialiste croissante, elle-aussi produit et facteur de cette marche à la guerre généralisée : l’Europe continentale, l’Union européenne, se retrouve divisée entre ses composantes orientales et occidentales et ses principales puissances historiques, Allemagne, France et Italie en premier lieu – le Royaume Uni a déjà fait le choix d’un alignement derrière les États-Unis avec le Brexit – sont prises en étau du fait de la polarisation militaire ouverte et croissante entre la Russie et les États-Unis. L’émergence d’un pôle impérialiste européen, d’une souveraineté européenne militaire et diplomatique, impérialiste, autonome, a du plomb dans l’aile. Avertissons le lecteur : au centre de la version de juillet, cette question est ici abordée que dans un deuxième temps dans la partie intitulée Passons à un sujet qui n’est qu’apparemment collatéral.

Deuxième question tout aussi essentielle et en lien avec les alignements impérialistes, d’une actualité de premier ordre dans le cas européen : les conditions concrètes des affrontements de classe que le processus de polarisation impérialiste et des guerres d’aujourd’hui vont définir et définissent déjà selon les situations nationales. C’est-à-dire les terrains et les tempos des attaques que chaque bourgeoisie nationale, selon sa place et son rôle dans la polarisation impérialiste en cours et dans la guerre elle-même, en Ukraine et en Europe aujourd’hui – mais aussi dans la confrontation s’exacerbant entre la Chine et les États-Unis à partir de Taïwan – sera et est déjà amenée à porter contre son propre prolétariat. La classe révolutionnaire et ses minorités politiques d’avant-garde ne peuvent se contenter d’afficher un internationalisme prolétarien abstrait, de principe, valable en tout lieu et à tout moment, aussi nécessaire soit-il. Il faut encore pouvoir le décliner dans chaque situation concrète pour pouvoir répondre efficacement aux attaques bourgeoises et avancer orientations et mots d’ordre indispensables à chaque bataille particulière qui se profile. C’est l’effort que l’article de la TCI réalise et que nous voulons souligner et soutenir.

La route difficile de l’impérialisme européen

Le 24 février 2022, la "campagne d’Ukraine" lancée par la Russie, "l’opération spéciale", comme l’appelle Poutine, a commencé. Dans Prometeo #26, nous avons expliqué les raisons de l’intervention russe en Ukraine suite à l’encerclement de la Russie par l’Otan. Nous avons également expliqué que la guerre actuelle touchant directement deux prolétariats qui n’ont rien à voir avec les intérêts nationalistes de leurs bourgeoisies respectives, n’est pas réductible à un affrontement guerrier entre Moscou et Kiev, mais a une dimension plus large impliquant les États-Unis, l’Otan, l’Europe et la Russie, ainsi que l’Ukraine bien sûr. Cela dit, l’opération militaire, qui, selon les calculs russes, devait être terminée très rapidement, dure depuis presque un an et il n’y a pas beaucoup d’indices d’une solution négociée pour mettre fin au conflit.

Les causes en sont simples. Dans ce cadre de récession économique, de stagflation, de spéculation, de fuite des capitaux, ou plutôt, pour le dire plus succinctement, de crise permanente du système de production capitaliste, caractérisée par la difficulté toujours plus grande du capital investi dans l’économie réelle et à l’origine de faibles taux de profit, les tensions entre les capitalismes et leurs « ambitions » impérialistes s’exacerbe jusqu’à des épisodes de guerre menée directement et non plus seulement par procuration.

Comme nous ne disposons pas d’une boule de cristal prophétique, nous disons simplement que la guerre en cours durera longtemps, ou du moins plus longtemps que prévu. La Russie s’est enlisée dans le bourbier ukrainien, qui a d’abord opposé une grande résistance, puis a même organisé des contre-offensives. Cela ne signifie pas que Moscou va capituler ou accepter un compromis de négociation, elle poursuit son effort de guerre a) pour atteindre les objectifs qui étaient à la base de la « campagne » d’Ukraine, c’est-à-dire renverser le gouvernement Zelensky, ne pas lui permettre d’adhérer à l’Otan, conserver la péninsule de Crimée, conquérir les régions autonomes du Donbass et, si elle le pouvait, prendre à Kiev toute la bande littorale de la mer Noire. b) mettre la main sur des richesses minérales, notamment des gisements de terres rares. c) ne pas perdre la face devant les adversaires impérialistes et les alliés dont la Russie a énormément besoin, surtout à ce stade particulièrement délicat. Des objectifs qui doivent toujours être atteints, sauf débâcle économique et sociale improbable mais pas impossible, avant même la débâcle militaire. Pour la Russie, les solutions négociées sont donc hors de question pour le moment, et elle rejette la responsabilité sur l’Ukraine, qui, à son tour, déclare qu’elle n’accepte aucune solution de « paix » ou proposition de négociation, tant que les troupes d’occupation russes restent sur son territoire.

Pour les États-Unis, cependant, le fait que la guerre continue n’est pas un mystère. A l’appui de cette thèse, il n’y a pas seulement de nombreuses déclarations de Biden « les Russes doivent partir ». Certes, ce ne sont que des déclarations qui valent ce qu’elles valent, mais lorsque des intérêts stratégiques sont derrière elles, les choses changent, les paroles deviennent des actes et les actes des actions. Biden a tout intérêt à ce que la guerre continue pour un nombre infini de raisons. Premièrement, plus la guerre se prolonge, grâce à l’aide militaire et financière de Washington et de l’Otan à Kiev, plus l’appareil économique et de guerre russe est affaibli, et les derniers événements militaires en Ukraine le prouvent. Deuxièmement, en affaiblissant la Russie, Biden rebat les cartes avec la Chine. Le rêve déclaré de Xi est de créer la nouvelle route de la soie, avec laquelle il voudrait s’imposer comme la première puissance mondiale, tant sur le plan économique que financier. Si le projet devait voir le jour, il traverserait tout le continent asiatique et atteindrait l’Europe, dont l’une des portes d’entrée serait la Russie. L’affaiblissement de l’un des terminaux de la route de la soie serait donc stratégiquement important pour les États-Unis, qui pourraient ainsi frapper directement la Russie et la Chine par voie de conséquence, sans compter que Moscou reste l’ennemi n° 2 de M. Biden. Dans le jeu impérialiste pervers, les États-Unis ne sont pas seulement dérangés par le fait que la Chine ait l’ambition de se hisser au rang de première puissance mondiale en termes de commerce. Ce qui effraie le plus Wall Street, c’est la tentative de Xi de concurrencer, avec sa monnaie nationale, le dollar sur les marchés monétaires mondiaux, dans le bourbier des activités spéculatives et, non des moindres, comme monnaie refuge. Un rôle que le dollar a toujours joué et dont les États-Unis ne peuvent se passer, s’ils veulent maintenir le niveau de supériorité monétaire et militaire – où le premier finance le second – dont ils ont bénéficié jusqu’à présent et dont ils entendent également bien continuer à bénéficier à l’avenir.

Que la nouvelle route de la soie reste sur le papier comme un dessin d’enfant plein d’imagination Qu’elle démarre, s’arrête à mi-chemin ou ne démarre pas du tout – bien que Pékin travaille dur en achetant des ports, des aéroports, en construisant des infrastructures pharaoniques ad hoc dans de nombreux pays asiatiques et au-delà – ne change rien à l’attitude américaine. Affaiblir Moscou est une façon d’affaiblir le projet chinois et ses ambitions impérialistes.

En outre, une autre considération mérite d’être prise en compte : les sanctions commerciales, y compris celles sur le gaz et le pétrole sibériens, les sanctions financières sur les échanges entre les banques européennes et russes, et sur les échanges technologiques nécessaires pour la production ne sont pas payées par les États-Unis., pas même un centime, mais par les pays européens. Ce qui, une fois de plus, permet aux États-Unis. de saper un allié qui n’est plus aussi fiable, même s’il est pour l’instant aligné sur les stratégies de la Maison Blanche. Il permet à Biden de maintenir l’UE sous sa coupe au nom du « rôle » de l’Occident, de la défense de l’identité nationale contre l’envahisseur russe, et de contrecarrer les ambitions de l’euro face au dollar. En substance, l’Ukraine a également intérêt à poursuivre la guerre, bénéficiant du soutien américain, elle peut traîner les pieds en attendant que le rapport de force change sur le terrain de la confrontation et donc à la table des négociations. Alors que seule la Chine a tout intérêt à plaider pour une solution négociée, au moins avec un cessez-le-feu, afin d’arriver au plus vite à une négociation qui « satisfasse » les deux parties et sauve le projet de la route de la soie.

Dans ce climat de crise et de guerre, de faim et de mort pour des millions de prolétaires, la question ukrainienne, à moyen terme, est destinée à suivre une route déjà tracée par les intérêts impérialistes internationaux. Cette route pourrait s’arrêter soudainement et reprendre ensuite sur des espaces économiques et militaires plus vastes. Elle pourrait rester « isolée » et agir comme un accélérateur de la confrontation entre d’autres acteurs internationaux tels que les États-Unis et la Chine, ouvrant la voie à des scénarios de guerre bien plus graves dans la zone indo-pacifique, sur l’île contestée de Taïwan ou pour le contrôle des îles Tonga, Fidji et Salomon, où la Chine remplace les impérialismes américain et japonais.

Il est vrai que des tentatives officieuses sont en cours pour parvenir à un accord entre les États-Unis et la Russie et entre les États-Unis et l’Ukraine afin de parvenir à une solution négociée, en profitant de la force de la résistance ukrainienne (financée par les États-Unis et l’Otan, comme mentionné ci-dessus) et de la faiblesse de la Russie, même si elle est soutenue technologiquement par la Chine, tant en termes militaires que diplomatiques. Mais il est également vrai que les espaces sont actuellement très limités. En fait, la guerre continue, sa fin, s’il y en a une, quelle qu’elle soit tout comme son timing sera déterminée par les intérêts impérialistes en jeu, qui, si nécessaire, pourraient diluer l’affrontement en élargissant beaucoup plus le cadre de la guerre.

Le 20e congrès du G.20 s’est ouvert à Bali le 15 novembre. Les attentes de l’opinion politique internationale étaient élevées pour voir les deux pays impérialistes les plus puissants à l’œuvre. Dans la phase préliminaire, les deux parties ont fait de nombreuses promesses de coopération ’saine’ entre la Chine et les États-Unis. En écoutant Biden et Xi, on a eu l’impression d’une atmosphère surréaliste de communauté de vues sur la paix en Ukraine. Jamais d’utilisation d’armes nucléaires dans ce conflit. Des efforts conjoints pour parvenir le plus rapidement possible à une paix définitive qui satisfasse les deux parties. Câlins et baisers et un toast au goudron et au vin. Puis vinrent les premières intentions réelles, toujours enflammées cependant par un « aimons-nous » qui prédisait une sorte de dualisme impérialiste fondé sur la lutte commune pour un environnement plus sain – les deux pays sont d’ailleurs les premiers pollueurs du monde – pour une coopération adéquate dans tous les domaines de la production technologique et du commerce extérieur, c’est-à-dire une détente tous azimuts. Ce qui a émergé, dans un premier temps, c’est une sorte de partition déclarée du monde sur la base des intérêts communs des deux impérialismes, comme si le monde, une fois les ’bons’ pactes conclus entre Washington et Pékin, était un terrain de chasse qui leur était exclusivement réservé.

Plus tard, cependant, dépouillés des accessoires scéniques, les discours sont devenus plus concrets. Biden a commencé par récriminer sur l’aide chinoise à la Russie dans la guerre en cours. Xi a répondu que si l’allié est en difficulté militaire, il le doit à l’aide militaire et financière massive que le Pentagone fournit depuis des années, avant même le déclenchement de la guerre, au gouvernement de Kiev. En progression, M. Biden a accusé la Chine d’oppression ethnique au Xinjiang, au Tibet et à Hong Kong, puis il est entré dans le vif du sujet, la question de Taïwan. Dans ce cas, le ton est monté. Biden a confirmé que les États-Unis ne changeront jamais, jamais, la position d’indépendance de l’île sur la base du principe : deux territoires, deux « Chines » et que si ce principe était remis en question, les États-Unis seraient contraints de défendre leur allié « historique ». Xi a été encore plus explicite : le seul principe valable est celui d’une seule Chine et l’île de Taïwan est la ligne rouge que personne ne doit franchir. En clair : ce qui est en jeu, c’est l’affrontement inévitable entre le jeune impérialisme qui avance et le vieil impérialisme qui ne veut pas reculer au milieu d’une crise économique et financière permanente capable d’ouvrir un autre front de guerre en Asie après l’avoir ouvert en Europe de l’Est.

Passons à un sujet qui n’est collatéral qu’en apparence

Dans une telle perspective de guerre généralisée, au sein de la bourgeoisie, mais malheureusement pas seulement, la « guerre en Ukraine » pose un certain nombre de problèmes, dont le plus urgent est le rôle que l’UE joue ou devrait jouer dans la guerre qui se déroule à ses frontières orientales et, plus généralement, dans les futures guerres qui se développeront partout.

Les « bourgeois bien pensants » de gauche et de droite se disputent pour savoir à qui confier en premier le mérite de la construction d’une Europe véritablement unie, unie non seulement par la monnaie unique, l’euro, mais aussi structurée pour un système fiscal commun, pour une cohésion en matière de politique étrangère qui la rende plus crédible au niveau international et, enfin et surtout, pour un système militaire moderne et efficace qui lui permette d’être autonome dans ses choix stratégiques et non un pion faible de l’arène impérialiste internationale.

En d’autres termes, les bourgeoisies européennes de l’Ouest (Allemagne, France, Italie en premier lieu) et de l’Est (Pologne, Hongrie, Roumanie, ainsi que les trois républiques baltes, plus la Finlande et la Suède) confrontées à la guerre se sont retrouvées comme autant de pots de terre cuite au milieu des bidons en acier que sont les États-Unis et la Russie. Tous sous l’emprise d’intérêts individuels, que ce soit en matière d’approvisionnement énergétique, d’alignement politique ou de choix militaires stratégiques, ils se sont sentis faibles et divisés. D’où l’émergence de la « pensée forte » : soit nous nous constituons en une unité impérialiste ferme et autonome, capable de jouer son rôle sur tous les fronts, soit l’UE restera hors jeu et soumise à l’impérialisme le plus puissant du moment et à ses chantages ou bien l’UE restera hors jeu et soumise - et soumise au chantage - à l’impérialisme le plus fort du moment, en l’occurrence américain.

Certes, d’un point de vue bourgeois, le problème existe et nombreux sont ses partisans qui soulèvent ouvertement la question régulièrement au Parlement européen et dans les parlements nationaux. Nous qui appartenons au camp politique de classe opposé, celui-là même qui ne se pose pas la question de savoir comment résoudre les problèmes bourgeois, mais seulement ceux du prolétariat international, nous avons quelques remarques à faire sur la question posée par la guerre et les partisans d’un impérialisme européen fort, puissant et autonome.

La première concerne les possibilités réelles des 26 pays qui composent la Communauté européenne de prendre la voie d’une véritable autonomie impérialiste qui les placerait au même niveau que les autres puissances impérialistes telles que la Russie, la Chine et les États-Unis. Dans cette perspective ambitieuse, l’UE a cependant pour premier obstacle la dépendance désormais séculaire à l’égard de la supériorité financière, politique, monétaire et militaire des États-Unis. Une situation qui s’est toujours exprimée et encore plus clairement avant et pendant le déroulement de la guerre en Ukraine. Pour écarter les malentendus et les mauvaises interprétations, il convient de clarifier immédiatement certaines choses. Tout d’abord, dans la phase historique de la domination impérialiste, tout acte de défense ou d’attaque militaire s’inscrit entièrement dans la logique de la dynamique globale du système économique capitaliste, de ses crises économiques et financières toujours plus profondes et de la croissance anormale de la spéculation. Deuxièmement, tout cela découle de la difficulté du capital à réaliser des taux de profit proportionnels aux risques des investissements productifs, ce qui sape les mécanismes mêmes de valorisation du capital qui sous-tendent l’exploitation de la force de travail et donc l’existence du capitalisme lui-même en tant que forme de production, et dénonce sa caducité historique. Troisièmement, les guerres, qu’elles soient « offensives » ou « défensives », sont également provoquées par la nécessité de s’emparer violemment des marchés des matières premières énergétiques, celles qui servent à la production de la plus-value, et à l’exportation du capital là où le coût du travail est moins élevé. En bref, les guerres ont toujours été le « dernier recours » face aux contradictions du capital, car en plus du pillage, détruire signifie créer les conditions de la reconstruction et d’oxygénation des poumons asphyxiés d’un capitalisme en décadence.

Cela dit, la « guerre en Ukraine », provoquée par l’encerclement de la Russie par l’Otan et dont la remise en cause par Moscou a servi de prétexte à l’invasion, se déroule en Europe avec une série de conséquences qui, en aidant Washington, pénalisent l’UE, l’obligeant à être encore plus soumise aux diktats américains sur tous les fronts. En fait, Biden a demandé et obtenu une « unité » des pays européens, avec quelques exceptions et de nombreux mécontentements, qui n’a pas renforcé l’UE, mais a plutôt mis en évidence sa faiblesse et l’émergence d’intérêts nationaux contradictoires. Toujours d’un point de vue capitaliste, celui qui paie le prix des sanctions contre la Russie, c’est l’Europe et certainement pas l’Amérique, d’abord en termes d’énergie, mais pas seulement. Les approvisionnements russes ont été remis en cause et Moscou, en représailles, a réduit de 30 % les livraisons de gaz à l’Allemagne et à l’Italie, mettant en difficulté les deux plus fortes économies européennes, ainsi que l’économie française qui, malgré les efforts de médiation de Macron – « n’humilions pas la Russie » – connaîtra le même sort.

Comme première conséquence, on a assisté à la ruée en ordre dispersé des plus grands pays européens à la recherche d’alternatives possibles. Les gouvernements européens se sont offerts comme demande énergétique, ce qui ressemblait surtout à une quête, aux pays de la Méditerranée, comme l’Algérie, la Tunisie et l’Afrique centrale, ainsi qu’aux Émirats, avec pour résultat qu’ils paient le gaz et le pétrole plus chers, recevant en retour un produit énergétique qui est très souvent un tiers moins efficace que le russe. D’un point de vue commercial, les sanctions s’abattent une nouvelle fois sur les économies et les populations européennes, prolétaires compris. La hausse vertigineuse du prix des céréales et des engrais met à genoux un secteur, celui de l’agriculture, déjà pénalisé par le changement climatique, qui, inflation mise à part, risque d’affamer des centaines de millions de personnes non seulement en Europe mais dans le monde entier. Toujours au sujet des conséquences de la guerre, s’ajoute le fait que le conflit contribue, sur le marché mondial des devises, à avantager le dollar par rapport à l’euro qui a perdu près de 30% en quatre mois.

Non seulement cela n’a pas permis à l’Union européenne de se renforcer sur le plan interne, mais, du moins jusqu’à présent, cela a favorisé le contraire. C’est-à-dire une faiblesse économique et financière supplémentaire au profit des États-Unis, avec pour conséquence inévitable que chaque pays membre cherche des « solutions » individuelles, très souvent en concurrence avec les partenaires européens avec lesquels il devrait collaborer. Quelques exemples : L’Italie et la France se livrent une concurrence acharnée pour le pétrole libyen, même si elles ont dû laisser ce marché convoité aux mains de la Russie et de la Turquie. Les mêmes pays se disputent l’« élimination » de milliers de réfugiés sur la ligne de démarcation de Vintimille, donnant lieu à l’une des manifestations les plus sombres de l’égoïsme national. Sans parler du groupe de Visegrad, qui ne veut même pas entendre parler des réfugiés. L’axe Berlin-Paris, qui devait être la locomotive économico-politique du futur impérialisme européen, s’effrite sous les coups de la crise. L’Allemagne et la France s’affrontent également sur la question complexe du leadership européen et sur l’épineuse perspective du réarmement allemand, qui risque de diviser l’Europe plus que de l’unir sur le plan militaire.

Macron, fort du fait qu’il est, après la sortie de la Grande-Bretagne de l’UE, le seul pays nucléaire d’Europe, estime que si le vieux continent devait prendre la voie du réarmement collectif en vue d’une posture impérialiste plus efficace, la France devrait être le pivot autour duquel les 25 autres pays devraient s’aligner. Mais le président français oublie qu’un tel processus se heurterait à au moins deux obstacles quasi insurmontables. Le premier consisterait dans la difficulté économique qu’auraient de nombreux États membres à contribuer au financement d’un tel projet dans lequel ils entreraient, certes, comme petits co-financeurs, mais avec un rôle de figurants sous l’hégémonie de Paris. Comme d’habitude, les intérêts nationaux finiraient par prévaloir, ce qui se concilierait mal avec l’intérêt vague d’une armée commune, qui plus est sous commandement français. Le deuxième obstacle, plus sérieux, viendrait inévitablement de l’obstructionnisme de Scholz, qui ne laissera jamais un tel objectif stratégique entre les mains de son allié-adversaire.

En outre, l’Allemagne de Scholz est la nation européenne qui compte le plus grand nombre de bases nucléaires américaines en Europe. Ce qui en fait, pour le moment, un allié militaire plus proche des États-Unis et de l’Otan que de la France et d’une armée européenne aux ambitions autonomes. Sans oublier que le réarmement allemand doit nécessairement s’appuyer sur les fournitures militaires du Pentagone, comme le montre le récent accord entre Berlin et Washington pour l’achat d’avions de combat américains F-35A. Ainsi, les 100 milliards d’euros prévus par le gouvernement de Berlin pour la reconstruction militaire allemande, même s’il faudra encore du temps avant qu’elle ne se réalise pleinement, finiraient par constituer le lien entre l’hypothétique, bien que difficile, armée de l’UE et l’Otan, au grand bénéfice des ambitions françaises. Même sur le terrain diplomatique, l’UE n’a pas réussi à trouver l’unité et la cohérence en se présentant comme un médiateur international pour une « solution » à la guerre. Ce n’est pas tant par faux pacifisme, mais plutôt pour sortir du parapluie des stratégies américaines, laissant l’initiative à l’opportuniste Erdogan qui, en tant qu’impérialiste de calibre moyen, s’est proposé comme médiateur international. En réalité, il agit comme l’interprète de ses propres intérêts et, accessoirement, des intérêts nationaux d’une Turquie en grave crise économique, mais qui veut être le protagoniste de son propre destin impérialiste en exploitant le cours d’un conflit qui est encore loin d’une solution négociée. En effet...

Comme on peut le constater, la guerre, au lieu de créer les conditions matérielles pour la construction d’un impérialisme européen uni, doté d’une armée commune, a mis en évidence la faiblesse des 26 pays, leurs désaccords sur la direction politique, la prédominance des intérêts économiques nationaux et leur incapacité absolue à jouer le moindre rôle dans la sphère diplomatique, et encore moins militaire. En contrepartie, elle a fait du projet d’une UE forte, cohésive sur le plan monétaire, fiscal, commercial et militaire, une utopie que seuls les bourgeois les plus naïfs continuent de poursuivre contre la réalité des faits. Pendant ce temps, la guerre avec son cortège de morts et de destructions continue.

La seconde remarque nous place dans une perspective complètement différente, à l’opposé en termes de stratégies et d’attitudes politiques tant vis-à-vis de la guerre que de l’émergence d’un nouvel impérialisme comme celui de l’Europe, qui, s’il devait se matérialiser comme l’espèrent ses partisans bourgeois, ne ferait qu’accroître la concurrence internationale, les frictions impérialistes, accélérant les mécanismes de la guerre et rétrécissant les hypothétiques espaces de médiation, toujours en supposant, bien sûr, qu’à ce moment-là il puisse y avoir une volonté de les exploiter.

Mais la chose la plus importante que nous devons prendre en considération est la réponse que le prolétariat, qu’il soit directement impliqué dans les guerres ou qu’il en subisse indirectement les conséquences, doit entreprendre, pour défendre ses propres intérêts de classe. Des intérêts qui, par définition, sont opposés à chaque bourgeoisie, irréconciliables économiquement comme politiquement, et encore plus lors d’un affrontement guerrier opposant prolétaires entre eux. Pour faciliter le discours, prenons comme exemple ce qui se passe en Ukraine pour les prolétariats russe et ukrainien. Pour l’instant, les deux prolétariats sont attelés à leurs bourgeoisies respectives, ils subissent leur logique politique, leurs justifications sur qui attaque ou qui défend. Ils sont les otages de leurs capitalismes respectifs, de leurs intérêts nationaux présents et futurs. Dans ce cadre de la guerre, non seulement les deux prolétariats sont incapables d’exprimer des revendications de classe qui pourraient en quoi que ce soit constituer un trouble, sinon un obstacle à une guerre qui n’est pas la leur, mais ils ne sont que l’instrument par lequel les bourgeoisies respectives tentent d’atteindre leurs objectifs stratégiques, qu’ils soient de nature offensive ou défensive.

Le prolétariat et la guerre

La première tâche à laquelle le prolétariat est confronté dans un processus de lutte des classes, a fortiori lorsqu’il est impliqué dans un conflit, est toujours de combattre sa propre bourgeoisie. Le premier ennemi à combattre est toujours chez soi, ne jamais l’oublier. Sa propre bourgeoisie, qu’elle soit belligérante ou non, reste l’adversaire de classe, l’ennemi intérieur qui, en tant que tel, doit être combattu avant tout autre ennemi.

Substituer la guerre par la lutte des classes signifie avant tout sortir de la logique bourgeoise du nationalisme, qui n’est rien d’autre que la défense du capitalisme, la perpétuation de l’exploitation nationale, et la contrainte sur le prolétariat pour qu’il défende par les armes ce régime qui est la base de l’esclavage salarié.

Cela signifie prendre ses distances par rapport à la guerre, non pas en raison d’un pacifisme imbécile qui, s’il réussissait dans son intention (ce qui n’est jamais arrivé), laisserait les choses exactement comme elles étaient avant, tant en raison de la présence du capitalisme – basé sur l’exploitation de la force de travail – qu’en raison des crises qui sont les causes des guerres.

Dans ce cas, seule la désertion, le défaitisme révolutionnaire, est valable, mais pas celui, comme cela semble s’être produit dans une faible mesure, dans les rangs des soldats russes qui, en désertant, sont passés dans l’autre camp, le camp ukrainien. Parce qu’en agissant ainsi, ils sont passés du service d’une bourgeoisie à l’adhésion aux intérêts d’une autre. En présence d’un mouvement de classe, même naissant, la désertion et le défaitisme révolutionnaire consistent à passer des rangs de l’armée nationale aux rangs prolétariens en rejoignant leurs luttes.

Mais en plus, de telles attaques contre sa propre bourgeoisie doivent nécessairement être accompagnées d’un effort pour les « exporter » vers les prolétaires « de l’autre tranchée », au nom d’un internationalisme militant qui unit les opprimés du capital contre l’impérialisme, ses guerres et sa barbarie.

Pour les prolétaires qui, sans être directement appelés aux armes, appartiennent, avec leur bourgeoisie, à un front impérialiste qui a des intérêts directs, immédiats ou seulement futurs dans la guerre, le discours change, mais seulement pour les conditions immédiates dans lesquels ils sont appelés à se mouvoir. C’est-à-dire seulement pour les contingences tactiques, mais pas pour les contingences stratégiques, qui restent le renversement révolutionnaire du capitalisme, la transformation de la guerre en guerre de classe, même par ceux qui ne la mène pas directement.

A) C’est pourquoi, avant tout, il faut souligner que tout prolétariat, tout en ne participant pas à la guerre, doit prendre position et se mobiliser contre sa bourgeoisie. Celle-ci, appartenant de toute façon à un bloc impérialiste, ne peut que forcer son prolétariat – comme tous les prolétariats européens et américains face à l’Otan, ou ceux face au front impérialiste russo-chinois-iranien – et chercher à le préparer idéologiquement et politiquement en fonction d’une éventuelle et prochaine intervention militaire directe.

B) La guerre actuelle impose d’immenses sacrifices, non seulement aux prolétaires engagés comme chair à canon dans le conflit en cours, mais aussi aux prolétaires à l’autre bout du monde. Les sanctions économiques, commerciales et financières affectent également les pays qui les adoptent et non seulement ceux qui les subissent. La conséquence est l’aggravation de la crise économique, la hausse de l’inflation, les augmentations anormales des prix des biens énergétiques qui sont répercutées sur les biens de consommation, c’est-à-dire sur les prolétaires et leurs familles. Parmi les hausses de prix, il y a aussi, rappelons-le, celle du blé, du soja et de nombreux produits agricoles et engrais qui, une fois de plus, sont répercutés sur les travailleurs, premiers à subir les conséquences de la guerre sous la forme d’une inflation insoutenable des denrées alimentaires. Le seuil de pauvreté a déjà été abaissé pour des centaines de millions de travailleurs et leurs familles, tant en Europe que dans le reste du monde.

C) En outre, la guerre affecte également les entreprises, avec pour conséquence la fermeture de milliers de petites et moyennes entreprises. Cela signifie des licenciements à venir (mais en partie déjà en cours) pour des millions de travailleurs européens ; des bas salaires qui perdent encore plus de pouvoir d’achat avec l’inflation, et des contrats à durée déterminée qui font de la précarité professionnelle et sociale le mode de vie « normal » imposé par le capitalisme. Enfin et surtout, la hausse des taux d’intérêt, une fois de plus commencée aux USA, dévaste toutes les dettes contractées par les familles pour l’éducation de leurs enfants, les hypothèques pour l’achat d’une maison après toute une vie d’épargne, sans parler de la difficulté d’accès aux prêts bancaires pour des dépenses dites exceptionnelles, qui bien souvent ne le sont pas, comme les soins médicaux, le recours nécessaire aux assurances, tout événement imprévu qui entraîne une dépense financière extraordinaire, etc.

D) Dans ce scénario tragique, en marge de celui encore plus tragique de la guerre, un premier pas que le prolétariat devrait faire, en dehors et contre toute idéologie bourgeoise de dénonciation de l’agresseur ou de soutien armé à l’agressé, est de s’opposer de toutes ses forces à l’économie de guerre, aux sacrifices que les massacres de la guerre imposent même aux prolétaires non directement impliqués. La lutte contre l’économie de guerre n’est pas seulement un moment de refus des sacrifices qu’elle impose, mais elle est aussi un premier élément de prise de conscience des causes des guerres et de la nécessité de les surmonter.

E) Un exemple concret serait de voir les travailleurs du secteur de la production d’armes se croiser les bras en signe de protestation et de refus de produire du matériel de guerre destiné à être vendu sur le marché de la mort, géré par des impérialismes de toutes sortes, si ce n’est le leur. Un autre exemple pourrait être de la part de ceux de la logistique pour le soutien militaire qui devraient rendre difficile ou saboter le transport de munitions et d’équipements complémentaires.

F) Fantasmes, utopies de révolutionnaires frustrés ? Non, car cela s’est déjà produit dans le passé et certains épisodes, petits mais significatifs, se sont également produits récemment au cours de la guerre actuelle.

Tout cela peut se produire, et à une échelle beaucoup plus grande, à condition que la lutte de classe recommence à se développer, en se dégageant progressivement de tous les pièges que les bourgeoisies impérialistes ont mis en place pour la contenir dans le cadre du système sur le plan économique, et pour la conditionner idéologiquement sur le plan nationaliste du justum bellum, de la « guerre juste ». Il est évident que tout épisode qui s’engage sur le terrain de la « lutte contre la guerre au nom de la lutte des classes  », s’il ne dispose pas d’une tactique pour contrer l’impérialisme, d’une stratégie qui montre la voie vers le dépassement du capitalisme et la prise de conscience du communisme comme seule alternative, est voué à la défaite. Seule la présence du parti révolutionnaire international peut et doit être l’instrument politique de ce processus social contre l’exploitation, le capitalisme, son inévitable expression impérialiste. Contre ses crises économiques et financières, contre les guerres et toutes les idéologies « dominantes », qui détournent le prolétariat international de ses véritables objectifs en l’entraînant dans les abysses de la barbarie.

FD, Battaglia comunista, 18 novembre 2022

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