Révolution ou Guerre n°5

(Février 2016)

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Débat avec le groupe russe PostCap Collective et critique d’Origine et fonction de la forme parti (1961) de la revue Invariance

Le groupe de Russie PostCap Collective a pris contact avec nous à l’automne 2014. Se revendiquant des théories de la revue Invariance, nous avons échangé plusieurs mails et lettres en essayant, pour notre part, d’ouvrir un cycle de discussion avec ces camarades. Nous publions ci-après les principales correspondances. Suite à notre dernière lettre, PostCap Collective nous a répondu un long texte de 10 pages pour réfuter notre vision générale sur la "classe ouvrière, comme classe révolutionnaire" et "l’unité des dimensions économiques et politiques de la lutte des classes" tout comme notre notion de "décadence du capitalisme" appréhendée seulement sous l’angle économique. Cette réponse se base pour l’essentiel sur des citations de textes classiques de Marx et de Bordiga des années 1960 accompagnées de commentaires. Non seulement la longueur de la réponse mais aussi son contenu ne nous permettent pas, selon nous, d’ouvrir un débat public qui puisse éclairer le lecteur et les sympathisants de la Gauche communiste. Évidemment tout lecteur peut nous demander leur texte et nous lui enverrons. Voilà où nous en sommes avec ces camarades un an plus tard. Précisons que, pour notre part, nous ne fermons pas la porte à toute reprise de notre confrontation politique dans la mesure de nos possibilités et de nos priorités.

Il n’en reste pas moins que notre texte – la lettre que nous avons envoyée – contre un "bordiguisme" de type moderniste et académique – les principaux groupes issus du PCint-Programme Communiste ne se reconnaissent pas dans cette caricature de "bordiguisme" – nous permet de présenter notre position critique sur celui-ci. Elle vient compléter notre critique de "son opposé", le conseillisme, et préciser notre compréhension et notre position sur la question de la conscience de classe et du parti.

Le GIGC, janvier 2016.

Avertissement : nous ne sommes pas sûrs que nous ayons toujours compris au mieux l’anglais des camarades. En conséquence, il est possible que leurs écrits ne correspondent pas exactement à ce qu’ils veulent dire d’une part et d’autre part que nos traductions en français et espagnol ne reflètent pas exactement leur position.

Échanges de mails avec PostCap Collective

De PostCap Collective :

Bonjour. Nous allons essayer d’expliquer quelques aspects principaux de nos positions.
Nous préférons nous appeler communistes. Nous pourrions nous appeler marxistes mais nous essayons de ne pas le faire car nous restons (en accord avec la compréhension matérialiste de l’histoire) contre tout culte de l’individu et contre toute tentative d’essayer de donner à une personne un rôle central dans le processus historique.
D’une certaine manière, nous sommes les successeurs de la Gauche communiste italienne. Nous apprécions les travaux de Bordiga.

Sur la question du parti, son rôle, etc. sont en général les mêmes que celles de Bordiga (même si sur certains aspects, notre vision peut être différente). Nous sommes un petit groupe actuellement et, bien sûr, nous ne nous ne sommes pas le ’Parti’ car le Parti (formel) naîtra du processus objectif d’auto-organisation de la classe ouvrière en lutte. Aujourd’hui, notre rôle ne peut qu’être modeste.

Le parti sera une structure non démocratique et le processus de décision ne sera pas réalisé au moyen d’élections mais au moyen de la méthode scientifique. Donc, nous opposons l’unité organique, ou le centralisme organique, à la démocratie. Pour ce qui est des éléments en-dehors du Parti, ils disparaîtront comme appartenant au passé tout comme le capital, la propriété privée, l’État, etc. Nous reprenons la compréhension de Marx de la soumission historique formelle et réelle du travail au capital. Donc nous ne partageons pas la théorie sur la décadence du capitalisme.

Pour ce qui est syndicats, la question est complexe. Bien sûr, nous ne sommes pas syndicalistes et comprenons complètement toute l’étroitesse [narrowness] et les fautes [faults] des syndicats. Mais, en analysant cette question, nous devons la comprendre dans le contexte des situations particulières. Sous certaines conditions, l’action syndicale peut être un pas en avant même si ce n’est qu’un pas et si nous devons savoir que la bourgeoisie peut utiliser les syndicats pour freiner le mouvement ouvrier. Ici en Russie, la plupart des travailleurs sont en réalité plutôt passifs et nous ne devrions pas dans le moment actuel considérer si négativement tous les syndicats.
Nos positions sont présentées plus en détail dans la rubrique de notre blog ’Questions et réponses’. Mais c’est uniquement en russe pour le moment. Sur l’activité politique, nous pouvons dire qu’elle est plutôt bloquée en ce moment en Russie et qu’il n’y a pas beaucoup de possibilités de la développer. Cependant, nous avons essayé de faire quelque chose lorsque la situation le permettait et quand c’était opportun. Notre groupe est récent et quelques uns de nos membres ont déjà eu une certaine expérience de la lutte dans le passé. D’une manière ou d’une autre, nous agissons avec une partie des anarchistes (mais bien sûr, nous ne partageons pas leurs positions) et quelques communistes ici en Russie. Pour ce qui est des relations internationales, nous restons en contact avec le groupe de Robin Goodfellow, quelques individus en Ukraine, et quelques autres dans d’autres pays d’Europe.

PostCap Collective, le 26 octobre 2014

Du GIGC :

Chers camarades,

Merci pour votre réponse rapide qui nous aide à vous connaître un petit peu. Nous discuterons de votre document et vous enverrons une réponse. Comme peut-être vous le savez déjà, alors que nous nous revendiquons de la ’Gauche italienne’, et aussi de la plupart des positions et de la lutte de Bordiga, jusqu’aux années 1930 comme les Thèses de Rome (1922) et les Thèses de Lyon (1926), nous nous revendiquons aussi de la fraction italienne en exil en France avec la revue Bilan et en partie avec l’expérience des différents groupes qui en sont issus dans les années 1940 comme le PCint (aujourd’hui la TCI) bien sûr et la Gauche Communiste de France (GCF), aujourd’hui le courant lié au CCI (même si nous sommes en complet désaccord avec ses positions opportunistes d’aujourd’hui). Plus particulièrement, nous sommes en désaccord avec les positions spécifiques ’bordiguistes’ telle que celle selon laquelle parti doit exercer le pouvoir d’État, la terreur rouge, défendre les luttes de libération nationale, et promouvoir l’activité syndicaliste.

Nous avons ainsi déjà plusieurs questions sur lesquelles nous sommes en désaccord et nous espèrons que nous serons capable de les confronter avec vous.

Fraternellement,


Le GIGC, le 27 octobre 2014

PostCap Collective :

Merci. Notre position est proche d’Origine et fonction de la forme Parti d’Invariance/PCI. Nous ne pouvons pas dire que le parti réel a été restauré en 1943 car les conditions ne le permettaient pas et que le niveau de l’action de classe n’était pas suffisant pour former le parti de classe. Damen, Bordiga et autres communistes, étaient proches de ce que nous appelons le parti historique, c’est-à-dire d’une minorité communiste sans action politique de classe dans une phase de contre-révolution.

Le parti émerge des contradictions du capitalisme, de l’action des prolétaires. Quand la lutte économique s’élève au niveau politique et que les prolétaires unissent le parti [s’unissent dans le parti ? NDT], la classe devient classe dans le sens historique. Donc le parti définit une classe.

L’État bourgeois ne peut certainement pas ’établir’ des rapports communistes et il est un obstacle au mouvement communiste. Il doit donc être détruit avec toutes ses institutions. Pour la compréhension de l’État prolétarien (l’État de la dictature prolétarienne de la période de transition), nous devons comprendre le prolétariat comme classe historique et non pas uniquement dans un sens économique étroit. Ainsi la dictature prolétarienne n’est pas juste l’État des ouvriers mais c’est un État dans lequel les actions prolétariennes sont centralisées comme ’une’ et organiquement. La forme Parti le permet. Tous les organes du prolétariat qui apparaissent dans la révolution doivent être connectés au Parti, c’est-à-dire au cerveau collectif qui défendera le programme communiste.

Nous ne ’rejetons’ pas la créativité des prolétaires qui ne sont pas organisés en parti. Au contraire, leurs activités peuvent être l’expression du mouvement communiste réel. Les postes étatiques et administratifs doivent être privés de professionnalisme et la protection contre la bureaucratie sera possible grâce à la révocabilité permanente, la ’circulation’ entre centre et périphérie. Il est important que l’État prolétarien ne puisse pas être organisé selon des lois permanentes, des constitutions, des droits, etc. La révolution communiste ne proclamera pas de ’lois éternelles’ comme le firent les révolutions bourgeoises. Donc, nous devons agir contre les conseils ouvriers s’ils agissent contre le communisme et cela doit être fait pour protéger le mouvement communiste.

Cela renvoie aux discussions classiques sur l’autoritarisme. Et nous nous situons exactement du côté de l’autoritarisme. Mais nous préférons dire que la frontière se situe entre les matérialistes communistes qui se trouvent du côté de l’organisation en Parti du prolétariat et les idéalistes visionnaires et démocrates de l’autre côté.

PostCap Collective, le 14 novembre 2014

Notre lettre et prise de position


Paris, 20 décembre 2014

Le GIGC à Postcap Collective,

Chers camarades,

En premier lieu, nous sommes désolés de n’avoir pu vous fournir une lettre plus rapidement suite à nos échanges de mails. Ces derniers ne permettent pas d’établir et de développer les bases d’une véritable discussion des positions politiques. Nous allons essayer dans ce courrier de définir avec vous les termes d’une possible (et selon nous nécessaire) discussion et confrontation politiques entre nos deux groupes en espérant que vous en serez d’accord ; et afin de pouvoir préciser quelles sont nos positions réciproques, les points de désaccord et d’accord, pour que nous puissions les clarifier et les confronter.

1) La question du parti

À la lecture de vos mails, nous constatons que, sur le parti, vos positions « sont en général les mêmes que celles de Bordiga (même si sur certains aspects, notre vision peut être différente) ». Dans un autre mail, vous précisez que votre « position sur le parti est proche de Origine et fonction de la forme Parti [1] de la revue Invariance/PCI ». Mais, par ailleurs, plusieurs de vos formulations – que nous prenons avec réserve et prudence dans la mesure où la forme ’mail’ et, peut-être, la traduction en anglais peuvent rendre difficile, voire incorrecte l’expression exacte de vos positions réelles – nous apparaissent en contradiction avec le texte Origine et fonction de la forme Parti. Pour notre part, nous rejetons sa démarche et ses conclusions politiques ; et nous estimons qu’il contredit les positions programmatiques communistes, et tout particulièrement celles de la Fraction de gauche du PC d’Italie : les Thèses de Rome (1922) et de Lyon (1926), dont il prétend pourtant se revendiquer.

Comme point de départ d’une discussion sur la question du parti, nous allons essayer de relever rapidement les principales erreurs théoriques et politiques du texte ’Origine et Fonction’ d’Invariance. Notons au préalable que ce texte manie et utilise un langage pour le moins abstrait (’philosophique’) qui, selon nous, sert surtout à dissimuler les concessions théoriques et politiques pratiques par rapport à la tradition et aux positions communistes, et tout particulièrement à celle de la Gauche dite ’italienne’, pour ne pas dire leur abandon.

« Le prolétariat a tendance à opposer sa propre Gemeinwesen, c’est-à-dire l’être humain, à celle du capitaliste, l’État oppressif. Pour arriver à réaliser cette opposition réelle, il faut qu’il s’approprie cet être. Il ne peut le faire que s’il s’organise en parti  ». Laissons de côté la problématique "philosophique" autour de la Gemeinwesen (la communauté humaine) qui ouvre la porte à des visions politiques que nous cataloguons de "modernistes" et que nous ne pouvons traiter ici. Le prolétariat ne pourrait s’opposer, par la lutte, au capital tant qu’il ne s’organise pas en parti ? Ceci est déjà en contradiction avec votre propre formulation : « le parti (formel) naîtra du processus objectif d’auto organisation de la classe ouvrière en lutte  ». Votre formulation (que, par ailleurs, nous pourrions critiquer en soi, du moins elle mériterait d’être clarifiée) fait de la constitution du parti le résultat, le produit, du développement, de la lutte de la classe ouvrière alors que Invariance en fait un préalable. Précisons que, pour nous, la distinction abstraite parti formel et parti historique d’Invariance est un moyen d’esquiver la question du rapport parti-classe et de théoriser cette esquive. Pire même, sa vision l’amène à considérer que la classe n’existe pas tant qu’il n’y a pas de parti et donc que la lutte des classes disparaît : « La classe n’agit et donc n’existe que lorsqu’elle se constitue en parti  ». Cette vision, outre ses implications politiques clairement opportunistes – elle nie l’existence de la classe hors la constitution du parti – est en opposition aux thèses de Rome qui distinguent très clairement le prolétariat dans son ensemble et la minorité politique communiste d’avant-garde. Pour le PC d’Italie et la Gauche d’alors (et Bordiga donc aussi), la classe ouvrière existe et lutte indépendamment du parti (ce qui ne veut pas dire qu’elle peut se passer du parti pour développer son combat historique) : « Sous l’influence de situations nouvelles, sous la pression des événements provoquant la classe ouvrière à l’action, il est possible de sortir d’une pareille situation et de retourner au véritable Parti de classe  » (Thèses de Rome, nous soulignons en gras les passages qui contredisent clairement Invariance). Là où Invariance exclut tout action de la classe en dehors du parti, le PC d’Italie reconnaît que la classe ouvrière puisse "passer à l’action" indépendamment du parti.

« Le prolétariat s’érige en classe dominante et donc en État dont la fonction n’est plus politique mais sociale : arriver à ce que l’être humain soit la véritable Gemeinwesen de l’homme  » (Origine et fonction de la forme parti). Ici, on affirme que l’État de la dictature du prolétariat, État de la période de transition du capitalisme au communiste, n’a plus de fonction politique ! Or, précisément, sauf à tomber dans des visions ’autogestionnaires’ et anarchisantes’, la fonction première de ce ’demi-État’ est d’abord et avant tout politique : celle-là même d’exercer la dictature de classe jusqu’à la disparition des classes. Voici quelle est la position, que nous partageons, adoptée par le PC d’Italie à son congrès de fondation à Livourne (1921) et rappelée dans les thèses de Rome : « 10. Cette transformation de l’économie et par conséquent de toutes les activités de la vie sociale aura pour effet, une fois éliminée la division de la société en classe, d’éliminer aussi peu à peu la nécessité de l’État politique, dont l’appareil se réduira progressivement à celui de l’administration rationnelle des activités humaines  ». Cette position n’est pas particulière à la ’Gauche italienne’. Le marxisme a toujours défendu que la dimension politique de l’État ne disparaît qu’une fois la division en classe disparue et non le contraire comme Invariance (qui rejoint ici, certes avec un langage ’marxiste’ et surtout académique, la vision anarchiste sur la priorité du ’social’ sur le ’politique’ et contre l’exercice du pouvoir ’au moyen’ de l’État). « Les antagonismes des classes une fois disparus dans le cours du développement, toute la production étant concentrée dans les mains des individus associés, alors le pouvoir public perd son caractère politique » (Manifeste communiste, souligné par nous).

« Le parti représente donc cette Gemeinwesen. (...) il est la préfiguration de l’homme et de la société communiste. (...) Le parti permet donc l’organisation de la classe. Ensuite, il va être le sujet de la dictature du prolétariat(Origine et fonction…, nous soulignons). Nous en arrivons ici aux conséquences politiques de toute cette vision : à la vision substitutionniste, la classe n’existe plus et n’a aucun rôle historique, seul le parti existe et est le sujet de l’histoire. Le parallèle que nous avons fait avec l’anarchisme (à propos de l’État) n’est que paradoxal. La négation du "parti" est tout aussi abstraite et a-historique (les deux sont liés) que l’affirmation "parti seul sujet" de l’histoire qui est contraire à un des principes (invariant celui-là) du marxisme et du programme communiste : «  l’émancipation des travailleurs sera l’oeuvre des travailleurs eux-mêmes  ». Le sujet de la dictature du prolétariat est le prolétariat lui-même sous la conduite et la direction politique du parti communiste. Voilà, pour notre part, à quelle compréhension de la relation parti-classe nous essayons de nous rattacher :

« C’est en offrant le maximum de continuité dans la défense du programme et dans la vie de la hiérarchie dirigeante (par-delà le remplacement individuel de chefs infidèles ou usés) que le Parti assure également le maximum de travail efficace et utile pour gagner le prolétariat à la lutte révolutionnaire. Il ne s’agit pas seulement d’édifier les masses, et moins encore d’exhiber un Parti intrinsèquement pur et parfait, mais bel et bien d’obtenir le meilleur rendement dans le processus réel. Comme on le verra mieux plus loin, il s’agit, par un travail systématique de propagande et de prosélytisme et surtout par une participation active aux luttes sociales, d’obtenir qu’un nombre toujours croissant de travailleurs passe du terrain des luttes partielles pour des intérêts immédiats au terrain de la lutte organique et unitaire pour la révolution communiste. Or c’est uniquement lorsqu’une semblable continuité de programme et de direction existe dans le Parti qu’il lui est possible non seulement de vaincre la méfiance et les réticences du prolétariat à son égard, mais de canaliser et d’encadrer rapidement et efficacement les nouvelles énergies conquises dans la pensée et l’action communes, pour atteindre à cette unité de mouvement qui est une condition indispensable de la révolution » (thèses de Rome, II-pt.8, nous soulignons).

Loin d’éliminer un des deux termes de la relation parti-classe – les anarchistes et conseillistes éliminent le parti, le ’bordiguisme moderniste’ élimine la classe – la vision marxiste et la position communiste ont toujours défendu le lien dynamique entre les deux dimensions, le parti n’étant à la fois qu’une partie de la classe et en même temps sa partie la plus avancée, sa partie ’dirigeante’. Une des questions essentielles qu’il convient, selon nous, de préciser pour la compréhension de ce rapport parti-classe est celle de la question de la conscience de classe : « il naît une classe (...) d’où surgit la conscience de cette nécessité d’une révolution radicale, conscience qui est la conscience communiste (...). Une transformation massive des hommes s’avère nécessaire pour la création en masse de cette conscience communiste  » (L’idéologie allemande, ch. I- Feuerbach). Dans ce passage, Marx et Engels définissent très clairement que la conscience de classe, la conscience communiste surgit du prolétariat – elle ne provient pas de l’extérieur de la classe en tant que classe historique. Et ensuite, ils expliquent que la condition pour la révolution est "la création en masse" de cette conscience, c’est-à-dire l’extension de cette conscience communiste dans les masses du prolétariat. Ils définissent ainsi deux dimensions fondamentales de la conscience communiste : la conscience de classe (sa profondeur, le programme communiste) et la conscience dans la classe (son étendue ou extension parmi les masses ouvrières). Or c’est bien les organisations politiques communistes, groupes, fractions, parti, qui sont les plus en capacité, pour ne pas dire qu’elles sont pratiquement les seules, à pouvoir porter et exprimer au mieux (même si pas de manière absolue ni unique) cette conscience de classe. Et à ce titre, que leur intervention dans la classe (y compris dans les périodes les plus contre-révolutionnaires, celles-là mêmes où les grandes masses de prolétaires sont les plus soumises à l’idéologie bourgeoise, celles-là mêmes donc où l’étendue de la conscience de classe dans leur rang est la plus réduite) est une nécessité et un devoir comme moment du combat historique entre les classes. Il y a donc un lien étroit entre les deux dimensions ’conscience de classe et conscience dans la classe’, entre le parti (ou minorités communistes) et la classe qui permet à chacune d’entre elles de s’affirmer et de se renforcer l’une l’autre jusqu’à constituer une unité historique. Voilà pourquoi nous rejetons aussi bien la vision "antiparti et antipolitique" (de type anarchiste et conseilliste) que la vision ’substitutionniste qui nie la classe’ (de type bordiguiste ou moderniste).

Voilà aussi pourquoi nous défendons comme la TCI et le CCI aujourd’hui sur la base du bilan tiré par la fraction italienne (tout particulièrement dans les années 1930) de l’expérience russe et sur la base du principe marxiste selon lequel « l’émancipation des travailleurs sera l’oeuvre des travailleurs eux-mêmes  » que le rôle dirigeant et fondamental du parti n’est pas d’exercer le pouvoir d’État, de se substituer à la classe ouvrière comme un tout pour exercer sa dictature de classe, et encore moins de s’identifier à l’État de la période de transition. Voilà pourquoi, à la suite de Lénine de 1917 (l’État et la révolution) et du Trotsky de 1924 (Leçons d’octobre), nous considérons que le parti doit être au premier rang du combat pour que les conseils ouvriers (soviets), comme organes unitaires de la classe (c’est-à-dire destinés à réunir et organiser l’ensemble de la classe) soient à la fois organes de l’insurrection prolétarienne et du pouvoir de classe de la dictature du prolétariat. Il s’agit là de notre principale divergence avec le courant bordiguiste. Voilà pourquoi nous considérons que cette question est de toute première importance.

2) Le concept de décadence

En deuxième lieu, outre la question du parti, nous relevons que vous rejetez le concept de décadence (ou déclin) historique du capitalisme. Ceci est en cohérence, si l’on peut dire, du moins conséquent, avec votre rattachement proclamé à la vision "bordiguiste" ; c’est-à-dire avec la vision développée à partir des années 1950 et la scission au sein du PCint entre le courant "bordiguiste" et le courant de "dameniste" (pour cataloguer plus facilement). Au plan théorique, ce rejet du concept de décadence accompagne l’affirmation de "l’invariance du programme" développée par le "bordiguisme" et que nous considérons comme erronée : si nous sommes d’accord qu’il y a des questions de principe invariantes dans le programme, il en est d’autres qui évoluent et changent (par exemple, Marx sur la dictature du prolétariat après la Commune de Paris). Il faut non seulement défendre le programme contre les attaques (révisionnisme et opportunisme) dont il est l’objet mais aussi le faire vivre afin aussi de combattre tout dogmatisme. Or, pour nous limiter à cet exemple de changement de période historique du capitalisme, la capacité et le combat des fractions de gauche marxiste du passé (tout spécialement au sein de la 2ème Internationale) pour prendre en compte le phénomène de l’impérialisme devenu dominant (Lénine et Rosa Luxemburg en particulier) a été un moment crucial pour l’opposition à la guerre impérialiste, pour la révolution prolétarienne d’Octobre 17, la destruction de l’État bourgeois et l’exercice de la dictature du prolétariat en Russie, et pour la constitution du parti mondial du prolétariat, à savoir la 3ème Internationale. Un des fondements de celle-ci est justement la reconnaissance que la 1ère Guerre mondiale a constitué l’ouverture d’une nouvelle période historique pour le capitalisme : « une nouvelle époque est née. Époque de désagrégation du capitalisme, de son effondrement intérieur. Époque de la révolution communiste du prolétariat  » (Plate-forme de l’International Communiste, 1er congrès, 1919).

La question syndicale et la décadence

Ce n’est pas non plus tout à fait un hasard si la vision de l’invariance du programme et le refus "parallèle" de reconnaître le changement de période historique ("ascendance-décadence"), ne permet pas d’adopter une position plus claire sur les syndicats et le syndicalisme aujourd’hui (« pour ce qui concerne les syndicats, la question est complexe » dîtes-vous) sur laquelle le courant bordiguiste en général a toujours eu une position très confuse, voire opportuniste. Vous l’exprimez très bien vous-mêmes : « Sous certaines conditions, l’action syndicale peut être un pas en avant même si ce n’est qu’un pas et si nous devons savoir que la bourgeoisie peut utiliser les syndicats pour freiner le mouvement ouvrier ».

Nous ne pouvons développer ici sur les syndicats et encore moins sur l’indispensable intervention (à la mesure de leurs forces et possibilités pratiques) des groupes communistes, demain le parti, et des révolutionnaires dans les luttes ouvrières aussi quotidiennes et immédiates soient-elles. Précisons juste ici rapidement : loin de nous l’idée d’attendre l’apparition de luttes ouvrières "pures", dégagées des syndicats et des forces bourgeoises de "gauche" visant à les saboter, pour développer l’intervention révolutionnaire précisément contre ces sabotages et ces forces.

Revenons à la "décadence du capitalisme" et au syndicat : la période historique ouverte à partir de 1914 et la guerre impérialiste généralisée a des conséquences politique pratiques à la fois pour la vie du capitalisme même (la tendance au capitalisme d’État) et pour les conditions de vie et de lutte du prolétariat (la tendance au totalitarisme d’État et à son contrôle de tous les domaines de la vie ’sociale’, tout particulièrement des organisations "de masse" et conditions de lutte "permanente" du prolétariat). Il est difficile d’asseoir une compréhension et une position "programmatique" (et non pas tactique) claire sur le syndicat aujourd’hui sans reconnaissance du changement historique opéré dans la vie du capitalisme au début du 20ème siècle.

La question parlementaire et la décadence

La question syndicale – telle qu’elle est posée avec la participation des syndicats à la guerre impérialiste et leur trahison de l’internationalisme – ne pouvait être résolue théoriquement et politiquement dès la fin de la guerre. Les compréhensions et les approches ’méthodologiques’ des premiers "anti-syndicalistes" marxistes, comme dans le KAPD par exemple, tombent vite dans des visions apolitiques et antiparti. Par contre, la question parlementaire et électorale (parmi d’autres questions) pouvait être plus facilement résolue à condition, précisèment, d’intégrer l’importance historique du changement de période du capitalisme. Nous avons rappelé comment l’IC avait pris en compte l’ouverture de la nouvelle période. Il en va de même pour le PC d’Italie (et Bordiga) dans son combat sur la question parlementaire et électorale :

« La participation aux élections pour les organismes représentatifs de la démocratie bourgeoise et l’activité parlementaire, bien que présentant en tout temps des dangers incessants de déviation, pouvaient être utilisées pour la propagande et la formation du mouvement, dans la période où ne se dessinait pas encore la possibilité de renverser la bourgeoisie et où par conséquent la tâche du parti se limitait à la critique et à l’opposition. Dans la période actuelle ouverte par la fin de la guerre mondiale, avec les premières révolutions communistes et la création de la 3ème Internationale, les communistes posent comme objectif direct de l’action politique du prolétariat de tous les pays la conquête révolutionnaire du pouvoir (...). » (Thèses de la Fraction Communiste Abstentionniste du Parti Socialiste Italien, mai 1920, nous soulignons en gras).

Pour nous, la reconnaissance d’un changement historique entre deux périodes qui détermine de nouvelles conditions de vie et de lutte pour le prolétariat permet de se positionner clairement sur les positions politiques et principielles de classe d’aujourd’hui. Ensuite, et seulement ensuite, la compréhension théorique du changement de période et la reconnaissance du concept de ’décadence ou déclin du capitalisme’ (l’impérialisme stade suprême du capitalisme, selon Lénine), permettent de donner la cohérence théorique et politique à des positions de principe (de classe) tel les syndicats bien sûr, mais aussi les élections et le parlementarisme, les luttes de libération nationale, etc. Ces questions ne sont plus des questions tactiques mais bel et bien des questions de principe (et programmatique) qui définissent et situent le camp politique prolétarien par rapport aux forces politiques contre-révolutionnaires appartenant, historiquement et politiquement au camp bourgeois, tels les courants stalinien, trotskiste et anarchiste.

Voilà, chers camarades, ce que nous voulions vous proposer comme questions à débattre avec vous. Bien évidemment, il s’agit surtout dans cette lettre de poser et de proposer les termes et les questions à débattre. Nos références à des citations doivent comprise comme des incitations à la réflexion et à la confrontation de nos positions et non comme des dogmes absolus sachant que la définition de ces positions (ici les thèses de Rome) est elle-même historique, un moment du combat entre les classes, au niveau programmatique et politique.

Fraternellement, Le GIGC.

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