Révolution ou guerre n°18

(8 mai 2021)

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Contribution : l’« anti-capitalisme » gauchiste contre le prolétariat

Nous publions ci-après une contribution individuelle d’un camarade qui visait à dénoncer le caractère bourgeois de « l’anticapitalisme » prôné par nombre de partis de gauche et gauchistes. Elle voulait aussi relever l’utilisation et la récupération par le gauchisme des thèses conseillistes d’aujourd’hui, basées sur le fétichisme de l’auto-organisation et sur l’opposition à l’exercice de la dictature du prolétariat et au rôle dirigeant que le parti communiste doit y jouer. Malheureusement, outre une lecture parfois difficile, la contribution présente deux grandes faiblesses : la première est l’utilisation de formules pour le moins imprécises et, en plusieurs occasions, faisant des concessions politiques au gauchisme ce qui affaiblit sa dénonciation ; la seconde est qu’elle met sur le même plan conseillisme et gauchisme, comme l’illustre le titre de la contribution.

En effet, des formulations telles « la mouvance anticapitaliste (...) ne résiste pas à la confusion entre antilibéralisme et anticapitalisme », le NPA (groupe gauchiste français) distordrait, « distorsion théorique », le marxisme, son « “ penser-agir ” de mille et un marxismes n’est autre que l’abandon des principes marxistes », ou encore « l’infantilisme gauchiste » laissent à penser que le gauchisme contemporain aurait eu, ou aurait encore, quelque chose de « marxiste » ; que le NPA, dans ce cas, aurait défendu, ou défendrait encore, des principes marxistes puisqu’il pourrait les « abandonner »...

Par ailleurs, c’est une erreur de réduire à toute force le courant conseilliste des années 1920-1930 à la catégorie et postulat « démocratie » : « Tenter de critiquer le communisme de conseils sans critiquer le mythe de l’expérimentation démocratique, c’est tout simplement se soustraire aux principes marxistes » dit la contribution. La spéculation qui en découle, faire du conseillisme une incarnation de la « démocratie », finit par mettre sur le même plan le « communisme de conseil » et le courant gramsciste et, ce faisant, à ignorer ou travestir l’histoire réelle [1]. Le premier fut une réaction, « infantile » mais de classe pour reprendre l’expression de Lénine, face à la trahison de la sociale-démocratie et à l’opportunisme gagnant l’Internationale Communiste alors que Gramsci fut l’agent et l’acteur de la bolchevisation zinoviéviste d’abord, puis de la victoire du stalinisme ensuite, au sein du PC d’Italie. Le conseillisme s’est maintenu en tant que courant de la Gauche communiste jusqu’aux années 1970-1980 et il a pu servir encore de référence et de pont pour les générations d’alors vers les positions de celle-ci. Aujourd’hui, sans quasiment aucune existence organisationnelle réelle et en grande partie sclérosé, il est indéniable qu’il est devenu un vecteur de l’idéologie démocratique au sein du prolétariat, permettant ainsi au gauchisme « moderne » de pouvoir se revendiquer de Rosa Luxemburg contre Lénine, de Pannekoek et du conseillisme. Les articles sur l’une et l’autre se multiplient dans les publications gauchistes, en particulier aux États-Unis et en Europe en essayant, entre autres, de les assimiler à… Gramsci [2].

Nous avons proposé des corrections politiques au rédacteur. Dans le cas où il n’aurait pas été convaincu de leur validité, nous lui avons indiqué que nous publierions l’article avec une présentation critique, ouvrant ainsi une confrontation publique. Dans un premier temps, le camarade a accepté quelques corrections qu’il a intégrées ; c’est la version que nous publions ici. Mais ensuite, après lui avoir exprimé nos remarques, le camarade a rompu du jour au lendemain tout lien avec notre groupe ; et sans donner de véritable explication à son geste, hormis un « sans doute vous sentirez-vous frustrés d’un argumentaire plus politique et qui pourrait être vecteur de dépassement ».

Malgré cette décision malheureuse et incompréhensible d’un point de vue militant, nous avons décidé de maintenir la publication de l’article. Car, il n’en reste pas moins que le drapeau de l’anti-capitalisme et du mouvementisme est toujours plus brandi par mouvements et partis gauchistes. De fait, nous assistons aujourd’hui à une adaptation, et une préparation, des forces politiques de gauche à l’exacerbation des antagonismes de classe produite par la crise. Ce faisant, au nom d’un soi-disant anti-capitalisme radical, le gauchisme se prépare à occuper le terrain des luttes ouvrières, à les saboter, et à les détourner sur le terrain démocratique que ce soit au nom de l’anti-racisme et des théories identitaires, comme on l’a vu aux États-Unis entre mai et décembre 2020 jusqu’à l’élection de Biden, ou de… l’auto-organisation ou assembléisme dans les luttes ouvrières elles-mêmes, comme on l’a vu lors de la mobilisation ouvrière massive en France de septembre 2019 à janvier 2020, et les deux mois de grève, principalement dans les transports, de décembre-janvier. L’heure est donc pour la Gauche communiste à encore plus de clarté et à la dénonciation la plus nette possible du caractère contre-révolutionnaire de toute forme de gauchisme. Surtout, ne pas baisser la garde !

Révolution ou guerre, avril 2021

L’anticapitalisme gauchiste contre le prolétariat
Du mythe démocratique du communisme de conseils à la mystification démocratiste du conseillisme
(Benjamin)

Dans un précédent article de notre revue Révolution ou Guerre n° 17 [3], nous avons dénoncé les identity politics et la théorisation de l’intersectionnalité comme production de la pensée dominante. Cet article sur l’anticapitalisme gauchiste, le communisme de conseils et le conseillisme aujourd’hui est avant tout le fruit de réflexions et de débats qui animent la discussion et la mise en lumière des contradictions qui traversent finalement l’histoire objective du mouvement ouvrier, il n’est donc pas en soi définitif ou sentencieux, il invite au contraire à prolonger le débat tout particulièrement au sein de la Gauche communiste. L’anticapitalisme gauchiste, dont la stratégie n’est autre que celle d’invalider la dimension de classe du prolétariat comme sujet historique de l’émancipation, se réduit à la dimension démocratique et identitariste de catégories sociologiques, dont la modernité s’exprime au travers d’une soi-disant expérimentation de luttes spécifiques (antiracisme, antifascisme, féminisme, écologie, décroissance, etc.) contre la lutte du prolétariat, contre l’auto-organisation de la classe. En ce sens, l’anticapitalisme gauchiste n’est autre qu’un appendice du camp bourgeois dont la stratégie doit être combattue, en même temps que sa dimension politique, par le prolétariat, par son auto-organisation et par son organe de classe centralisé, le parti. La mouvance anticapitaliste, si hétérogène soit-elle, par ses composantes trotskystes et anarchistes, ne résiste pas à la confusion entre antilibéralisme et anticapitalisme, elle trouve néanmoins son homogénéité dès qu’il est question de saper à la base, toute stratégie d’organisation visant à l’unité du prolétariat, toute stratégie de luttes ouvrières en tant que pratique politique révolutionnaire ; cette homogénéité est la définition historique de son appartenance au camp bourgeois, elle en est son expression gauchiste. Démocratie, pluralisme, véritable credo du fétichisme assembléiste qui caractérise l’anticapitalisme gauchiste et l’altermondialisme qui en est la dimension internationale (on comprendra aisément la différence que nous faisons entre dimension internationale et internationalisme, dans la première occurrence il s’agit d’un pur formalisme séparé de la dimension politique et stratégique de la classe, dans la seconde, c’est la classe, le prolétariat qui, sur le terrain de l’histoire, s’approprie et se définit comme classe émancipatrice et révolutionnaire sans distinction ou référence nationale), le camp prolétarien est un tout organisé luttant pour la prise du pouvoir et non pour une redéfinition d’un droit améliorant les conditions de vie des exploités, sous-entendu que le capitalisme serait réformable et donc susceptible d’être humanisé ; les prolétaires savent que le capitalisme c’est le contraire de l’humanité et du libre épanouissement historique et égalitaire de tous et de chacun. L’humanité des prolétaires est la traduction pratique du combat qu’ils mènent contre la classe capitaliste pour l’édification de la société communiste, le prolétariat comme sujet historique internationaliste se subjective, se réalise dans et par la lutte des classes.

L’anticapitalisme gauchiste, véritable caution parlementaire ou extra-parlementaire de la gauche bourgeoise et conséquemment anti-prolétarien, se réduit à une conception organisationnelle teintée d’universalisme faisant référence à l’idéologie des droits de l’homme, dont les mots-clés sont : pluralisme et démocratie. Mais la démocratie n’a de sens que pour la domination, elle est historiquement liée à la classe bourgeoise et à son système capitaliste qui s’en accommode fort bien afin de perpétrer l’exploitation de la classe ouvrière ; la démocratie est aussi par glissement sémantique et par l’emploi diffus qui en est fait, une momification du contrat social que l’on traduit souvent par pluralisme. Le pluralisme est la caution morale de la démocratie, cette démocratie n’étant historiquement et politiquement que l’expression du règne absolu de la bourgeoisie, de la classe capitaliste. Nous avons dit hétérogénéité dans la forme mais homogénéité sur le fond, idéologies différenciées dans la forme (entre mille et un marxismes, keynésianisme et fédéralisme à la sauce libertaire) mais accord théorico-pratique autour du démocratisme et du pluralisme ; tout cela est la véritable stratégie de l’anticapitalisme gauchiste où l’interclassisme, qui en est la pathologie et le poison, n’est pas seulement un coup porté contre le prolétariat, c’est aussi la négation pure et simple de la lutte des classes comme moteur de l’histoire. Une lutte économique se définit généralement par sa spécificité en termes de revendications ayant trait aux salaires, aux conditions de travail, etc., mais elle ne peut être réduite à cette simple dimension qui la sépare de son autre dimension qui elle, est politique. Si la lutte en cours, par son développement inégal, ne permet pas toujours de valoriser le contenu politique intrinsèque au combat que mène le prolétariat, il en est le principe et conditionne l’extension, l’expansion de celle-ci ; toute lutte économique est une lutte politique, toute lutte économique est un mouvement de la classe ouvrière en devenir pour son émancipation. L’anticapitalisme gauchiste par ses différentes formes de stratégies parcellaires est au service de l’isolement catégorielle, identitariste ; en ce sens, il est mécaniquement acte de séparation et de réification des luttes. La mouvance anticapitaliste gauchiste est le bras armé de la bourgeoisie contre le prolétariat, elle est entièrement à son service.

Ainsi se définit la différence entre le parti du prolétariat, son programme, son rôle avant-gardiste de direction politique au sein même de la classe dont il ne peut-être séparé parce qu’il lui est dialectiquement relié, et le gauchisme anticapitaliste qui, au nom du démocratisme et du pluralisme, n’opère pas un dépassement stratégique des luttes sous couvert d’expérimentations particulières (comme si le particularisme pouvait être révolutionnaire), mais politiquement agit contre la classe, n’est pas sur le terrain des luttes ouvrières mais objectivement sur celui de l’État bourgeois. L’anticapitalisme gauchiste en tant que négation de la tâche historique du prolétariat, au nom du démocratisme et de son avatar pluraliste, se situe sur le terrain bourgeois de la séparation, il est de ce point de vue le champ de l’activité séparée des conditions objectives, c’est-à-dire de la dimension politique de classe dont la stratégie est la conquête du pouvoir par l’écrasement de l’État bourgeois et l’exercice de la dictature du prolétariat.

Après l’achèvement de l’expérience du mal nommé « socialisme réel », dont la traduction politique n’est autre que le stalinisme référant au socialisme dans un seul pays contre l’invariant marxiste universalisant l’internationalisme, le prolétariat se trouve confronté aux assauts féroces de la bourgeoisie, à sa stratégie d’éradication du communisme et des principes marxistes. Une véritable chape de plomb pèse sur la classe ouvrière et le délitement de ses possibilités organisationnelles va se concrétiser par l’émergence de nouvelles formes de contestations que la gauche du capital va mettre en place. Dans la continuité de l’éradication du communisme dès les années 1930 et le stalinisme qui en est la consécration, la bourgeoisie mondiale ne fera que parachever, au nom de la démocratie et des sacro-saints droits de l’homme, la destruction du corpus marxiste réduisant la lutte des classes à une forme désuète dont l’histoire doit être celle d’un passé devenu innommable. Le prolétariat, en tant que seule classe révolutionnaire et sujet historique de l’émancipation humaine, doit être réduit à une simple abstraction sociétale dont le concept repose sur l’interaction de différents facteurs de domination, lesquels, par leur multiplicité particulière et identitaire, ne renvoient plus à la lutte des classes et à l’affrontement violent qui doit caractériser la prise du pouvoir par le prolétariat mais à l’idéologie intersectionnelle (voir notre article sur l’intersectionnalité RG#17).

Quelle que soit sa forme ou sa nomination (parti ou mouvement), l’anticapitalisme gauchiste par son culte quasi religieux de l’assembléisme est une instance où l’hétéroclite se conjugue avec la geste « unitariste ». Trotskystes, anarchistes, féministes, antifas, antiracistes, écologistes et autres éléments parfaitement intégrés de la gauche du capital, publicistes de la « réunionite » informelle et spontanée, de l’action locale et sans concertation centralisée, de la démocratie directe, etc., sont autant d’arguties gauchistes qui constituent le bréviaire des ténors de l’immédiatisme et de l’interventionnisme. « Nous voulons que le NPA soit pleinement démocratique, à l’image de la société que nous voulons. Cela suppose que chacune et chacun y trouve sa place, quel que soit le niveau de son engagement. Cela suppose que nous soyons à égalité pour décider, que les instances dirigeantes soient clairement mandatées et dûment contrôlées et révocables, qu’une formation politique soit organisée, que la pluralité des points de vue soit garantie au même titre que le droit de la majorité à agir pour le compte de toutes et de tous. » [4] Qu’il en soit donc ainsi des Principes fondateurs du NPA en France ou de toute autre organisation similaire de par le monde ne nous interroge nullement, et ne nous intéresse pas, constatons seulement que ce qui caractérisent cette ou ces organisations altermondialisées, c’est leur unité pour mener des actions anti-prolétariennes où l’identitarisme quand ce n’est pas l’individualisme sont facteur et raison du pluralisme et de la démocratie.

Le langage de la lutte des classes, et ce n’est pas anodin, doit disparaître au nom de la nouveauté événementielle, conjoncturelle, il y a cette classe ouvrière « qui n’a pas disparu mais qui est devenue invisible », et l’imprononçable dictature du prolétariat assimilée à la dictature stalinienne. Il en est ainsi de cette distorsion théorique animée par les jésuites de la modernité dont l’intellectualisme d’un « penser-agir » de mille et un marxismes n’est autre que l’abandon des principes marxistes, la rhétorique de « l’engagé intellectualisé » pour reprendre une formule qu’affectionnait le fondateur de la LCR et du NPA Daniel Bensaïd en est l’illustration.

S’il n’est pas dans notre intention de stigmatiser le militant anticapitaliste souvent habité par les meilleures intentions, il n’en demeure pas moins que l’anticapitalisme, tel que conceptualisé, ne s’instruit pas d’ineffables paradoxes mais relève d’une conception paradigmatique construit sur l’apparence d’une unité introuvable d’où surgit l’artifice de l’unitarisme, il est ouvertement dans sa pratique anti-prolétarien. L’abstention qui depuis plusieurs années est exponentielle, le jeu des alternances politiques qui ne coïncide pas avec l’aspiration des « couches populaires », pour employer une terminologie bourgeoise renvoyant au positivisme sociologique ; une stratification formelle de la société civile, subsumée par l’idéologie citoyenniste (écologisme, féminisme, défense des services publics [5] et donc de l’État omniscient, localisme, coopératives et autres idioties autogestionnaires, etc.), dénaturé de sa nature de classe, le prolétariat (peuple dans la bouche du gauchiste anticapitaliste mondain), devenu innommable en tant que classe et sujet révolutionnaire de l’émancipation humaine, se voit réduit à la seule contingence d’expérimentations formelles séparées.

L’anticapitalisme, comme production bourgeoise de la contestation par sa structuration informelle, coopte tout ce que le gauchisme (trotskystes, maoïstes, anarchistes, écolos décroissants, féministes, antifas, antiracistes, etc.) et ses divers satellites associatifs développent en matière de stratégie ou plutôt d’interventionnisme dans les luttes. Que ce soit sur le terrain local par la revendication de la création de secteurs économiques avec une production de proximité, une économie localiste où production et distribution sont géographiquement déterminées dans le but de développer le commerce de proximité, le recentrage de l’activité autour du lieu de vie, ou que ce soit à l’échelle d’un pays, d’un continent et, au-delà, au niveau mondial. Car il existe une dimension internationale de l’anticapitalisme, l’altermondialisme, cet « autre » monde des « nations unies », laquelle n’est pas une forme nouvelle de l’internationalisme mais exactement le contraire de l’internationalisme qui lui ne peut-être que prolétarien. À noter qu’il y aurait donc plusieurs mondes, l’anticapitalisme se donne l’apparence d’un universalisme naissant au service de tous les exploités. Pour accompagner ce slogan maintes fois éprouvé « un autre monde est possible » et plus récemment « d’autres mondes sont possibles », sur le terrain nationaliste et de gauche (nationalisation, etc.), on fait guère pire que Mélenchon, le mouvementiste chauvin franchouillard. La référence coutumière est celle qui a trait à la Révolution française, au siècle des Lumières, et plus proche de nous aux déclarations du Conseil national de la Résistance (CNR) après la Seconde Guerre mondiale. Ainsi l’altermondialisme est cette nébuleuse regroupant et la gauche radicale et ses scories gauchistes petites bourgeoises. Ce qui caractérise ce regroupement, c’est son unité contre le prolétariat au-delà des apparentes et fausses divergences d’un point de vue de classe et sa refonte consensuelle dans toutes les formes d’activisme et d’interventionnisme spectaculaires, notamment lors des sommets européens ou autres manifestations institutionnelles mondiales. Une définition simple et académique suffit à en comprendre le sens : « L’altermondialisme désigne les mouvements promouvant l’idée qu’une autre organisation du monde est possible et qui, sans rejeter la mondialisation, se proposent de la réguler. L’hétérogénéité et la diversité des associations altermondialistes incite à parler davantage de mouvements altermondialistes au pluriel que de mouvement au singulier. De manière générale, le mouvement s’oppose au libéralisme économique et à la mondialisation économique des pratiques financières pour favoriser une économie plus sociale et mieux répartie. Ces revendications se traduisent par une recherche d’alternatives, globales et systémiques, à l’ordre international de la finance et du commerce. Marqué par une culture qui pourrait se rattacher à la tradition libertaire ou à l’écologie radicale, le mouvement oscille entre réformisme (par exemple à travers la revendication d’une Taxe Tobin proposée à la création d’Attac) et radicalisme. » [6]

S’il existe une unité fondamentale au sein de la mouvance anticapitaliste, c’est bien celle de se rassembler autour d’une stratégie anti-prolétarienne qui ne cache pas ses réelles intentions, la perpétuation du système capitaliste dont le développement ne se dissocie pas des réformes acquises de hautes luttes, une sorte de « capitalisme à visage humain ». « Ainsi, les altermondialistes peuvent parler d’un autre monde sans même une seule fois faire référence à deux siècles de lutte et de construction théorique par la classe ouvrière à propos justement de cet autre monde. » [7] (L’altermondialisation : un poison contre la perspective révolutionnaire, Révolution Internationale n° 339).

Expérimentation plutôt qu’expérience, cela confère à supprimer la dimension historique et du sujet révolutionnaire et de sa tâche principielle, la prise du pouvoir et l’exercice de sa dictature. Cela confère à dénaturer le sens même de la lutte de la classe ouvrière en la subordonnant à l’économicisme, parangon des « alter » organisations et autres anticapitalistes à la solde de l’État bourgeois, cela renvoie aux poubelles de l’histoire la controverse entre réforme ou révolution figeant le combat des exploités dans une dimension purement économique, la dénaturant de sa dimension politique ; cet « autre monde possible » des altermondialistes et autres anticapitalistes n’est rien d’autre que ce monde tel qu’il est, où l’on prêche plutôt que de combattre, où l’on s’enivre de discours « droits de l’hommiste », où l’on aspire à un retour à l’État providence et aux stratégies de nationalisation des secteurs les plus touchés par la crise. Les vieux remèdes staliniens, sous couvert de mesures protectionnistes, sont le terreau de cette gauche du capital. « La revendication d’une “vraie gauche” peut ainsi s’y retrouver, et exploiter ses vieilles recettes, tout particulièrement la critique des excès du capitalisme, évitant de critiquer le capitalisme lui-même. » [8]

Le champ opérationnel et stratégique de l’altermondialisme et de sa composante anticapitaliste trouve généralement son expression la plus spectaculaire lors des sommets européens et autres forums sociaux, donc sur un terrain totalement bourgeois, qui n’est pas celui des luttes prolétariennes. En ce sens, il n’est pas le terrain de l’atomisation des luttes, mais de leur négation. L’émergence depuis plusieurs décennies de ce que les sociologues appellent les nouveaux mouvements sociaux (NMS), « Dans un contexte marqué par le déclin de la figure classique du mouvement ouvrier, l’expression « nouveaux mouvements sociaux » (NMS) désigne, à partir du milieu des années 1960, l’ensemble des formes d’action collective qui se développent en dehors de la sphère industrielle, suggérant une modification significative et généralisée des logiques de mobilisation. Le combat pour les droits des Noirs américains et la montée des revendications écologistes, régionalistes, féministes, pacifistes, étudiantes ou encore homosexuelles, semblent alors augurer, pour certains observateurs, une période caractérisée par l’émergence d’enjeux relativement spécifiques, opposés au système politique et social traditionnel. Les tenants de cette thèse mettent en avant un certain nombre de dimensions distinctives, au premier rang desquelles l’identité de ces acteurs, qui échappe en grande partie aux clivages de classes à partir desquels les conflits des sociétés industrielles ont été progressivement structurés et régulés depuis la fin du XIXe siècle. Alors que l’axe droite-gauche est la traduction politique dominante de cette situation historique – qui constitue le cadre et la matrice du débat démocratique –, ces luttes se réfèrent à des principes différents et reposent le plus souvent sur un sentiment d’appartenance limité à un groupe particulier, dont les propriétés sont parfois définies de manière ascriptive. Fondées sur une communauté et une cause circonscrites, ces mobilisations cherchent généralement à préserver l’autonomie des acteurs concernés et à faciliter l’individuation des conduites… » [9] Débarrassés de la dimension « classiste », qui marque aux yeux des acteurs de ces NMS la fin et en fin de compte la négation de plus d’un siècle et demi de luttes ouvrières, dont la stratégie, classe contre classe orientait la lutte politique vers la prise du pouvoir par le prolétariat après l’anéantissement de l’État bourgeois, ces nouveaux mouvements sociaux ne sont rien d’autres qu’une stratégie de recentrage de la démocratie bourgeoise dans le débat et l’action où la classe émancipatrice et révolutionnaire, le prolétariat, se trouve reléguée, comme nous le disions plus haut, à l’expression d’un devenir citoyen dans le meilleur des mondes ; un capitalisme réformé, entendu que le capitalisme serait réformable et in fine la seule et unique possibilité d’évolution tant la démocratie et son corollaire parlementaire en seraient les garants. Il en va ainsi de la dénonciation de la financiarisation de l’économie, qui prend lieu et place de la critique globale de l’économie politique menée par Marx et Engels, rien d’autre qu’une volonté politique de la gauche du capital qui ne dit pas que la finance est une conséquence de la logique marchande et du travail abstrait. La multitude est l’expression de ces mouvements tels Occupy Wall Street, Podemos ou encore Nuits Debout sans oublier Syrisa en Grèce, et quelle que soit leur forme organisationnelle, partis ou mouvements ; ils sont l’expression de l’offensive bourgeoise contre le prolétariat, classe révolutionnaire, ils parachèvent par le revendication d’un droit et d’une conscience citoyenne, la mystification démocratique au service du parlementarisme et ce, jusque dans la participation aux élections sous couvert d’une saisie du réel qui ne vient pas de la classe mais du jeu institutionnel permettant cette contestation, y compris parfois jusque dans ses débordements violents. Là où l’éveil historique du prolétariat révolutionnaire dans sa lutte pour la prise du pouvoir est l’unique condition du renversement du capitalisme, l’anticapitalisme, quand bien même se réclame-t-il du peuple et parfois de la classe, n’est qu’une pure mystification dont la seule stratégie coïncide avec la défense du capital. La question de l’émancipation, si présente dans les discours lénifiant de la gauche dite radicale et ses satellites gauchistes alter et autres, trotskystes et anarchistes écolos décroissants, n’échappe pas à cette autre question, « de quelle émancipation s’agit-il ? Quelles conditions découlent de la nature de l’émancipation réclamée ? », pour reprendre les termes de Marx dans La Question juive, même si l’occurrence réfère à l’assimilation citoyenne du juif, elle n’en pose pas moins la centralité de l’émancipation humaine que seule l’émancipation politique peut garantir, émancipation réelle des prolétaires. Il en va ainsi de la reconnaissance consciente de la classe comme sujet révolutionnaire historiquement déterminé par les conditions objectives.

Néanmoins, et dès lors qu’il ne s’agit pas d’une simple posture mais d’une analyse argumentée des diverses et confuses stratégies de la sphère anticapitaliste, la suite de cet article se donne pour ambition, non pas de reformuler une histoire des différentes expériences conseillistes du mouvement ouvrier, ce n’est pas l’objet de celui-ci, mais d’aborder la dimension critique développée par la Gauche communiste, et notamment le CCI dans les années 1980, afin de soulever cet autre question qui n’est pas des moindres : la dénaturation des frontières de classe et le glissement sémantique et pratique vers la mystification assembléiste et son corollaire anarchiste, véritable poison de la classe ouvrière [10].

Le mythe démocratique du communisme de conseils

Le communisme de conseils est une composante de l’histoire objective de la Gauche communiste. Si l’objet du développement qui va suivre n’est pas de retracer l’histoire critique des différents débats contradictoires, qui depuis des décennies opposent ce que nous appelons « conseillistes » et « partidistes », ne retenant que le manichéisme d’un tout ou rien, au moins sommes-nous obligés de cerner dialectiquement l’insuffisance d’une telle approche conduisant aux pires aberrations théoriques. L’argutie ne peut qu’alimenter le sophisme si cher aux ennemis du prolétariat dont la seule ambition est d’instiller le poison du démocratisme à l’organisation de la classe en la renvoyant à l’illusion de sa propre conscience en tant que séparée et donc en la séparant de son devenir historique. Il s’agit de l’illusion d’une spontanéité de la conscience indépendante s’appuyant sur le particulier et le parcellaire au détriment d’une analyse globale qui vise le but final et dont la saisie elle-même se fait par la lutte politique du prolétariat. Le conseillisme en tant qu’expression particulière et particularisante est un obstacle au développement de la conscience, il est une défiguration de la possibilité de cette conscience dont le mouvement général s’inscrit dans la nécessité objective du rassemblement du camp prolétarien comme un tout, une appropriation en soi et pour soi de la classe par la classe ; la réalisation d’une subjectivité historique se connaissant pour elle-même et par elle-même.

L’origine de la stratégie conseilliste ou plutôt communisme de conseils (nous verrons plus bas que le conseillisme est et constitue la dimension idéologique du communisme de conseils) est étroitement liée à l’expérience de la révolution allemande en 1919 ; les révolutionnaires conscients de l’opportunisme des syndicats et de la social-démocratie ouvertement passés dans le camp de la bourgeoisie ont consciemment et pratiquement organisé leurs organes de lutte en se réappropriant et en définissant les frontières de classe nécessaires à la stratégie du renversement du capitalisme par l’insurrection et l’exercice de la dictature du prolétariat sous la direction politique de l’organisation, le parti. « …la réappropriation seulement sous un angle théorique des positions de classe ne suffit pas. Sans une conception claire de l’organisation révolutionnaire, tous ces groupes et individus sont condamnés au néant... Il ne suffit pas de se proclamer révolutionnaire en paroles et de façon individuelle, il faut encore défendre – collectivement – les positions de classe dans un cadre organisé. La reconnaissance de la nécessité d’une organisation ayant une fonction indispensable dans la classe et fonctionnant comme un corps collectif, centralisé est la condition première de tout travail militant. Toute hésitation ou incompréhension sur la nécessité d’une organisation est sanctionnée terriblement par la désagrégation. Cela vaut en particulier pour les groupes "conseillistes" aujourd’hui. » [11]

Tenter de critiquer le communisme de conseils sans critiquer le mythe de l’expérimentation démocratique, c’est tout simplement se soustraire aux principes marxistes qui définissent le combat de la classe dans les termes d’une rupture radicale avec tout ce qui pouvait contingenter l’ancien monde. La révolution prolétarienne abolit non seulement les anciens rapports sociaux, elle abolit de même toute illusion d’une organisation sociale dont le principe démocratique, tel qu’historiquement éprouvé dans la lutte des classes, serait le garant du libre épanouissement de chacun parce qu’étant le libre épanouissement de tous, la domination bourgeoise ne garantit que le libre épanouissement de sa domination sur l’immense majorité. S’il y a rupture, et il y a, l’organisation des conseils se fourvoie en se réappropriant le démocratisme comme mode de fonctionnement et in fine ne peut que reproduire les conditions aliénantes de l’expression de la lutte ouvrière assujettie à une conception bourgeoise de son épanouissement, notamment en revendiquant des droits dont la légitimité ne remet pas en cause le système capitaliste, écoutons Lénine : « D’autre part, les ouvriers savent très bien que la liberté de réunion, même dans la république bourgeoise la plus démocratique, est une phrase vide de sens, puisque les riches possèdent les meilleurs édifices publics et privés, ainsi que le loisir nécessaire pour se réunir sous la protection de cet appareil gouvernemental bourgeois. Les prolétaires de la ville et de la campagne et les petits paysans, c’est-à-dire l’immense majorité de la population, ne possèdent ni l’un ni l’autre. Tant qu’il en est ainsi, l’égalité, c’est-à-dire la démocratie pure est un leurre. Pour conquérir la véritable légalité, pour réaliser vraiment la démocrate au profit des travailleurs, il faut préalablement enlever aux exploiteurs toutes les riches demeures publiques et privées, il faut préalablement donner des loisirs aux travailleurs, il faut que la liberté de leurs réunions soit protégée par des ouvriers armés et non point par les officiers hobereaux ou capitalistes avec des soldats à leur dévotion.

C’est seulement alors que l’on pourra, sans se moquer des ouvriers, des travailleurs, parler de liberté de réunion et d’égalité. Or, qui peut accomplir cette réforme, sinon l’avant-garde des travailleurs, le prolétariat, par le renversement des exploiteurs et de la bourgeoisie ? » […] « Une autre erreur théorique et politique des socialistes, consiste à ne pas comprendre que les formes de la démocratie ont constamment changé pendant le cours des siècles, depuis ses premiers germes dans l’antiquité, à mesure qu’une classe dominante était remplacée par une autre. Dans les anciennes républiques de la Grèce, dans les cités du moyen-âge, dans les pays capitalistes civilisés, la démocratie revêt des formes diverses et un degré d’adaptation différent. Ce serait la plus grande sottise de croire que la révolution la plus profonde dans l’histoire de l’humanité, que le passage du pouvoir, pour la première fois au monde, d’une minorité d’exploiteurs à la majorité d’exploités, puisse se produire dans les vieux cadres de la démocratie bourgeoise et parlementaire, puisse se produire sans brisures nettes, sans que se créent de nouvelles institutions incarnant ces nouvelles conditions de vie, etc. » [12]

La véritable question implique de penser la démocratie bourgeoise, non comme une méthode de fonctionnement indifférencié, adaptable en tout point et universellement reconnu comme tel (démocratie participative, directe et même démocratie populaire, référence faite au stalinisme, qu’elle soit de forme libérale ou étatique), mais de la penser comme stratégie de la bourgeoisie, comme dictature de la classe dominante, c’est-à-dire comme négation de la démocratie en droit et en fait pour les dominés, les exploités ; c’est au nom de la démocratie, de l’égalité et de la liberté que les capitalistes envoient des millions de travailleurs se faire massacrer sur les fronts de guerre.

Nous partons du principe marxiste que tout sujet se réalisant historiquement doit se supprimer, le prolétariat, la classe révolutionnaire a pour tâche politique de réaliser le communisme et c’est par le dépérissement de l’État pendant la période de transition et l’exercice de sa dictature qu’il crée les conditions de la société sans classes et donc les conditions de sa propre disparition en tant que classe. Ce qui est la formule de cette réalisation du communisme est la formule d’une praxis (développement de la tactique et de la stratégie révolutionnaire marxiste), c’est le programme communiste. La dictature du prolétariat n’est pas seulement la seule nécessité d’après la prise du pouvoir par la classe, elle est en amont l’outil de lutte qui définit dialectiquement le rapport de la classe et de sa direction politique, le parti. La question n’est donc pas d’être antidémocrate ou démocrate mais de renvoyer la « catégorie démocratie » a son propre développement historique, politique et sémantique, d’en finir avec cette figure d’un logos indépassable. C’est s’abuser de mots que de parler de démocratie se réalisant par la conquête politique du pouvoir alors que la seule conquête n’est pas tant une transition de type démocratique, quand bien même elle prendrait le nom de démocratie ouvrière, mais l’instauration des conditions de la disparition de cette forme de pseudo universalisme qui est remplacée, parce que dépassée, par le communisme enfin réalisé, ou ce que Marx nommait Gemeinwesen, la communauté humaine enfin réalisée. La seule réalité de la période de transition, c’est la dictature prolétarienne, la seule réalité organisationnelle des conseils, c’est l’exercice de la dictature du prolétariat sous la direction du parti communiste. Dans la dictature du prolétariat, le communisme n’est pas réduit à son devenir, il est déjà conscience de son devenir, le mouvement qui le produit est déjà le moment de sa possibilité. Cela signifie que les communistes présents dans tous les soviets ou conseils ouvriers ont pour tâche d’en assumer la direction afin d’exacerber les contradictions internes en vue de leur dépassement, seul le parti, en tant qu’organisation centralisée et émanation de la classe à son degré le plus conscient et donc le plus avancé, est en capacité de maintenir les principes programmatiques révolutionnaires, les invariants marxistes. Il n’y a pas d’extériorité du parti à la classe, le parti est dans la classe et représente la plus haute expression consciente des enjeux et de la stratégie dans la période révolutionnaire.

L’histoire objective du communisme de conseils et l’idéologie conseilliste, qui en est une émanation, est dès l’origine victime de ses propres faiblesses et la récupération gauchiste du conseillisme aujourd’hui en est un des symptômes. La confusion et la saisie mécanique du rapport parti-classe ont conduit aux pires aberrations théoriques, considérant que la classe organisée en conseils sur le mode d’une forme de démocratie glorifiant la spontanéité des masses réalisait ainsi la démocratie ouvrière. Le pas était franchi pour défaire l’organisation centrale de sa tâche principielle, être la direction politique du prolétariat par l’intervention des communistes dans ces mêmes conseils et apporté à la classe une stratégie fidèle aux invariants marxistes. C’est cette saisie mécanique qui fit dire que le parti est en dehors de la classe, et que son avant-garde constituée n’est représentée que par quelques intellectuels qui ne font que théoriser l’action, la réduisant à une simple dimension exécutoire de principes figés. Ce sont ces mêmes faiblesses qui ont conduit à une fausse interprétation du Que faire ? de Lénine, n’y voyant que l’élaboration d’une direction séparée de son objet révolutionnaire au point d’en falsifier l’intention, au point de disqualifier l’avant-garde révolutionnaire du prolétariat et la transformer en une sorte de direction quasi militaire « … Le parti marxiste ne saurait, d’autre part, ramener la question de l’insurrection à un complot militaire… » Lénine n’argumente que dans ce sens, sur la nécessité de l’organisation centralisée et la non moindre nécessité de rassembler le camp prolétarien. « Ces accusations proviennent d’un double malentendu. D’abord, l’on connaît si mal chez nous l’histoire du mouvement révolutionnaire que toute idée concernant une organisation de combat centralisée et déclarant résolument la guerre au tsarisme, est taxée de “narodovolisme”. Mais l’excellente organisation que possédaient les révolutionnaires de 1870-1880 et qui devrait nous servir de modèle à tous, a été créée non point par les partisans de la “Narodnaïa VoIia”, mais par les zemlévoltsy, qui se sont ensuite scindés en tchérnopérédieltsy et en narodovoltsy. Ainsi donc, voir dans une organisation révolutionnaire de combat un héritage spécifique des narodovoltsy est absurde historiquement et logiquement, car toute tendance révolutionnaire si elle vise sérieusement à la lutte, ne peut se passer d’une organisation de ce genre. Cela n’a pas été la faute, mais au contraire le grand mérite historique des narodovoltsy, de s’être efforcés de gagner tous les mécontents à leur organisation et d’orienter celle-ci vers la lutte décisive contre l’autocratie. Leur faute a été de s’appuyer sur une théorie qui, au fond, n’était nullement révolutionnaire, et de n’avoir pas su ou de n’avoir pas pu lier indissolublement leur mouvement à la lutte de classe au sein de la société capitaliste en développement. Et seule l’incompréhension la plus grossière du marxisme (ou sa “compréhension” dans l’esprit du “strouvisme”) pouvait amener à croire que la naissance d’un mouvement ouvrier de masse spontané nous libère de l’obligation de créer une organisation révolutionnaire aussi bonne, incomparablement meilleure que celle des zemlévoltsy. Au contraire, ce mouvement, nous impose précisément cette obligation, car la lutte spontanée du prolétariat ne deviendra une véritable “lutte de classe” du prolétariat que lorsqu’elle sera dirigée par une forte organisation de révolutionnaires (c’est nous qui soulignons). » [13] Une relecture de Que faire ? n’est jamais une perte de temps.

Clore cette première partie concernant le communisme de conseils sans évoquer la polémique Luxemburg-Lénine serait une erreur, tant celle-ci a pu alimenter les palabres gauchistes faisant de Rosa la théoricienne du spontanéisme des masses et très abusivement l’égérie du communisme de conseils, et de Lénine l’infâme hyper centralisateur partidiste à l’esprit de caserne. La problématique du texte de Lénine traite de l’opportunisme et de la scission avec les mencheviks, mais au-delà elle soulève la question du parti et de la direction politique de celui-ci, le lecteur pourrait penser que cela nous éloigne de la question du conseillisme, mais voir les choses ainsi serait réducteur, les implications de ce texte dépassent de loin leur propre objet et posent la problématique d’une direction centralisée face à la déroute d’une forme de spontanéité que développe Rosa Luxemburg. C’est dans son article Questions d’organisation de la social-démocratie russe [14], que Rosa Luxemburg fait un commentaire critique et acerbe de Un pas en avant, deux pas en arrière [15] de Lénine, critiquant les principes organisationnels préconisés par Lénine dans la lutte que le parti doit mener contre l’opportunisme. Il n’est pas question dans notre article de rentrer dans les détails de cette controverse, mais elle intéresse celui qui se penche sur la problématique du conseillisme et contredit le manichéisme a-historique et dialectiquement inconséquent, à savoir conseillisme ou parti. Lorsque reprochant à Lénine une approche essentiellement mécaniste du développement du parti contraint de lutter contre l’opportunisme par une stratégie imposant une discipline ferme à l’intérieur de celui-ci, Rosa Luxemburg n’est-elle pas elle-même dans sa contradiction victime d’un procédé mécaniciste ? Résolument opposée à la dimension « discipline » dans la période, elle la qualifie de contre-productive en l’espèce de la position de Lénine et des bolcheviks, elle dénonce une mesure purement formelle réduite aux seuls principes statutaires que le mouvement historique ne peut que disqualifier. Ainsi pose-t-elle la question du développement de la conscience soulignant que celui-ci est inséparable des dynamiques prolétariennes dans les luttes, que les fluctuations de ces luttes sont concomitantes au développement de cette conscience ; il n’y a rien de choquant dans cette affirmation et sans doute pourrions-nous nous en instruire, mais cela dénote d’une analyse insuffisante. La dynamique prolétarienne ne peut être séparée du but inéluctable qui la caractérise, le communisme, la lutte en elle-même, au moment où elle a lieu, ne peut être seulement considérée comme un fait ponctuel relativisé par sa dimension, l’ampleur de ses revendications, elle est un moment du combat qui conduit à l’émancipation du prolétariat et l’exercice de sa dictature. Il y a donc dans l’argument de Rosa Luxemburg une dimension réductionniste considérant le développement de la conscience et l’hétérogénéité de celle-ci en fonction des seules conditions objectives de la période, des situations particulières inhérentes au développement inégal du capitalisme. Tout cela aussi n’est pas faux, mais en quoi est-ce réducteur ? En quoi seules les conditions objectives ne déterminent pas la conscience du prolétariat, la conscience de classe, conscience de la conscience dans la classe. Pour comprendre cela, il n’est pas question de référer à une métaphysique de la conscience subordonnant l’analyse à la spéculation abstraite, mais de penser la substance de la classe non comme catégorie sociologique mais comme catégorie politique dont la réalité stratégique repose sur son organisation et la conscience internationaliste qui la caractérise, nécessité oblige : seule la dimension partidiste répond à cette problématique. Le moment du parti est aussi le moment de la classe, pour le premier comme avant-garde dans sa dimension organisationnelle en tant que direction politique, pour le second, non pas comme simple exécutant d’ordres venus d’en haut, mais comme dimension revitalisante du moment de l’indissociabilité de la lutte du prolétariat et de son organisation centralisée. Le parti n’est pas extérieur à la classe, il en est le principe organisationnel garant des invariants marxistes, c’est-à-dire du contenu politique auquel la classe est organiquement liée. À la conclusion de Rosa Luxemburg, laquelle doit être considérée avec beaucoup d’attention, c’est-à-dire en ne la séparant pas de son contexte comme le font gauchistes et autres anarchistes : « Les erreurs commises par un mouvement ouvrier vraiment révolutionnaire sont historiquement infiniment plus fécondes et plus précieuses que l’infaillibilité du meilleur “comité central”. », ajoutons ces quelques lignes de Lénine en réponse à Rosa Luxemburg : « La camarade Luxemburg dit que selon moi “ le Comité central est le seul centre actif du Parti ”. En réalité, ce n’est pas exact. Je n’ai jamais soutenu cette opinion. Au contraire, mes contradicteurs (la minorité du IIe Congrès du Parti) m’accusaient dans leurs écrits de ne pas suffisamment défendre l’indépendance, l’initiative du Comité central et de trop le subordonner à la rédaction de l’organe central à l’étranger et au Conseil du Parti […] Elle ne fait que répéter des phrases, tout bonnement, sans se donner la peine de démêler leur signification concrète. Elle menace de diverses horreurs, sans avoir étudié le fond réel de la controverse. Elle m’attribue des lieux communs, des principes et des propos rebattus, des vérités absolues, et s’évertue à passer sous silence les vérités relatives, basées sur des faits très précis, et que j’applique exclusivement. Et elle se plaint encore de poncifs, et en appelle à la dialectique de Marx. Or, justement, l’article de l’estimée camarade contient uniquement des poncifs imaginaires, justement son article contredit l’abc de la dialectique. » [16]

La mystification démocratiste du conseillisme

La figure de Gramsci, et de son ordinovisme, est aujourd’hui une figure légendaire et charismatique pour tous les chantres gauchistes, anarchistes et autres apologistes du conseillisme. Il est toutefois politiquement nécessaire et juste de distinguer le communisme de conseils comme stratégie politique de la gauche germano-hollandaise affirmant clairement les frontières de classes et le conseillisme gramscien qui se réduit à la dimension du conseil d’usine où seul l’immanentisme est vecteur de conscience (la conscience n’est pas le résultat du dépassement des contradictions mais la dimension d’une idéalité absolue dans laquelle l’expérience se reconnaît elle même comme principe de cette absoluité, la saisie du réel n’est autre que la saisie de la conscience quasi-révélée au sens théologique du terme) ; ce bouillon de culture du démocratisme et de l’expérimentation localiste, où l’immédiatisme se conjugue avec l’assembléisme aux milles vertus interclassistes. Tous les ingrédients de la collaboration de classes y sont réunis sous divers vocables tels que : autogestion, démocratie avancée, conseillisme antiparti et tout cela dans la lumière radieuse de mille et un marxismes si chère aux trotskystes sans oublier le fétichisme autogestionnaire, véritable Graal des libertaires et autres anarcho-conseillistes. Mythe conseilliste, n’en doutons pas, mais aussi mystification démocratiste au service de l’idéologie conseilliste petite bourgeoise animée par la seule contingence de l’évolutionnisme, de la transformation graduelle, voire de la prise du pouvoir qui serait l’acte sublime de la spontanéité des masses ; autant d’incuries politique et stratégique qui caractérisent la dimension mouvementiste des luttes atomisées par le discrédit de l’organisation centralisée de la classe, le parti, par la répudiation du prolétariat lui-même en tant que conscience de la classe et sujet révolutionnaire. « On peut véritablement dire que Gramsci a synthétisé et formulé avec le plus grand relief, à des moments successifs, les aspects respectivement gauchiste, centriste et droitier de l’opportunisme (immédiatisme), aspects qui néanmoins s’impliquent réciproquement et donc coexistent en puissance. On comprend facilement que les "historiographes" se soient tant disputé le “vrai Gramsci” (revendiqué aussi bien par les staliniens que les déstalinisateurs, par les trotskistes, les anarchistes, les sociaux-démocrates, les libéraux-socialistes, les radicaux...) réussissant chaque fois à présenter l’image d’un Gramsci “différent” par le ton, l’accentuation, les propositions particulières, mais toujours et nécessairement caractérisé, dans toutes ces interprétations, par le démocratisme et le concrétisme pragmatiste et volontariste. » (http://www.sinistra.net/lib/upt/prcomi/rope/ropemsebof.html Programme communiste n° 71, 1976) Le conseillisme aujourd’hui (et la roséole anarchiste qui en est le tissu) de par sa dimension démocratiste et par le culte de l’assembléisme est, de fait, une porte d’entrée pour l’infantilisme gauchiste : l’anticapitalisme d’aujourd’hui et son altermondialisme en est l’expression achevée, il doit être combattu comme un véritable poison par la classe. La Gauche communiste confrontée à son histoire objective par l’expression historique de la gauche germano-hollandaise et de la gauche italienne doit mener le combat contre le conseillisme qui aujourd’hui est devenu l’allié et la porte d’entrée à la pénétration du mouvementisme de l’anticapitalisme gauchiste et se réapproprier l’invariance du marxisme développée par la Gauche italienne, la seule qui a su mener un véritable combat révolutionnaire, qui fut et est de toutes les barricades.

Benjamin , avril 2021

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Notes:

[1. En particulier, Otto Rhüle, figure de proue du conseillisme, fit partie des quelques députés SPD à refuser les crédits de guerre à la bourgeoisie allemande, démontrant ainsi un internationalisme intransigeant, alors que Gramsci opta plutôt pour une position interventionniste plus ou moins assumée face à la guerre, trahissant dans les faits l’internationalisme.

[2. Par exemple, la revue américaine The Jacobin : https://www.jacobinmag.com/2021/02/anton-pannekoek-socialist-history-lenin : « Cependant, Pannekoek se distinguait de beaucoup d’autres « ultra-gauche »’ en prédisant que cette lutte révolutionnaire serait longue. D’une manière qui rappelle l’argumentation ultérieure d’Antonio Gramsci dans ses Carnets de prison. »

[3. http://www.igcl.org/L-intersectionnalite-une (L’intersectionnalité : une production idéologique de la pensée dominante)

[5. La défense du service public est intrinsèquement liée à l’idéologie citoyenniste, elle lui est consubstancielle. Les droits du citoyen ne sont autres que la nomenclature dictatoriale de la pensée dominante, toujours au mépris des besoins réels et essentiels qui conditionnent la vie humaine. Le service public n’est rien d’autre que la fonction mécanique institutionnelle de l’organisation sociale qui réduit le droit humain à la simple expression du devoir envers l’autorité de l’État bourgeois.

[8Ibid.

[9. Dictionnaire des mouvements sociaux, Nouveaux mouvements sociaux, Didier Chabanet, 2020, pp. 403 à 410.

[10. À noter que le CCI d’aujourd’hui, sclérosé par sa théorie de la décomposition et qualifiant de parasites ceux qui en dénoncent l’imposture théorique et intellectuelle, a tourné le dos au CCI des années 1980.

[11. https://fr.internationalism.org/rinte37/gall.htm (La conception de l’organisation dans les gauches allemande et hollandaise). Le lecteur se reportera à notre prise de position, dans ce même numéro, concernant la plateforme du CCI adoptée lors de son premier congrès en 1976, il appréciera dans sa juste mesure en quoi le CCI se disqualifie quant à une critique du conseillisme (et ce bien avant ses élucubrations spéculatives sur le parasitisme couronnées par sa théorie de la décomposition), en quoi, comme nous le soulignons, cette organisation dans l’incapacité de dépasser ses faiblesses congénitales reste engluée dans le marasme de son aveuglement qui le conduit à réduire la nécessité du parti à une simple dimension rhétorique et convenue ; en quoi le CCI a été incapable de s’approprier la critique communiste de la gauche italienne sur la nécessité du parti et la direction politique de celui-ci en tant qu’avant-garde la plus consciente du prolétariat.

[12. https://www.marxists.org/francais/lenin/works/1919/03/19190304.htm Thèses sur la démocratie bourgeoise et la dictature prolétarienne, Lénine, 4 mars 1919.

[13. https://www.marxists.org/francais/lenin/works/1902/02/19020200v.htm Que faire ? IV. le travail artisanal des économistes et l’organisation des révolutionnaires, Lénine, 1902.

[16. https://www.marxists.org/francais/lenin/works/1904/09/vil19040915.htm (Réponse de Lénine à Rosa Luxemburg)