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Prise de position sur la plateforme du Courant Communiste International
La plateforme(PF)du CCI [1] fut adoptée lors de son 1er congrès en 1976. Depuis, elle a subi quelques « rectifications (…) décidées aux 3e, 7e et 14e congrès du CCI en 1979, 1987 et 2001. » (Introduction à la plateforme [2]) Il est à noter que la version disponible et sur laquelle nous basons notre prise de position n’intègre pas la théorie opportuniste de la Décomposition introduite au cours des années 1990. Ce n’est que dans les positions de base], synthétisant les positions de la plateforme, qu’elle apparaît publiquement : « Depuis la Première Guerre mondiale, le capitalisme est un système social en décadence. Il a plongé à deux reprises l’humanité dans un cycle barbare de crise, guerre mondiale, reconstruction, nouvelle crise. Avec les années 80, il est entré dans la phase ultime de cette décadence, celle de sa décomposition. »
Le texte de 1976 commence par situer historiquement la constitution du CCI sur le fait qu’ « après la fin de la plus longue et profonde contre-révolution de son histoire, le prolétariat retrouve progressivement le chemin des combats de classe. » Et en effet, la fin des années 1960 est marquée aussi par la fin de la reconstruction d’après-guerre et par une reprise ouvrière internationale dont le signal fut donné par la grève de masse de mai 1968 en France. « Depuis le surgissement de 1968 en France, c’est de l’Italie à l’Argentine, de l’Angleterre à la Pologne, de la Suède à l’Égypte, de la Chine au Portugal, des États-Unis à l’Inde, du Japon à l’Espagne, que les luttes ouvrières sont redevenues un cauchemar pour la classe capitaliste. » La rupture historique fut réelle. Il en résulta l’émergence, elle aussi internationale, d’une nouvelle génération de révolutionnaires, dont certains se regroupèrent plus ou moins clairement autour des positions de la Gauche communiste. Parmi ceux-ci, beaucoup le firent sur les positions que le CCI finit par synthétiser dans ce document programmatique. En ce sens, la plateforme a représenté un moment du combat historique pour le parti et, à ce titre, elle exige un regard et un bilan critiques.
Malheureusement, l’influence de la révolte étudiante, de l’esprit libertaire et petit-bourgeois de la fin des années 1960, auxquels il convient d’ajouter la réaction au stalinisme, en particulier en milieu ouvrier, fit que la Gauche communiste dite germano-hollandaise fut le biais conseilliste qui permit à une grande partie de cette génération, en particulier ceux qui devaient former ou rejoindre le CCI, de se réapproprier les positions de classe. Comme il l’a toujours reconnu lui-même, la rupture organique avec les fractions de la Gauche communiste issues de l’Internationale Communiste (IC), dans son cas d’avec la Gauche communiste de France (GCF) et plus largement avec la Gauche dite italienne, ne put être comblée par la seule présence de Marc Chirik, membre de la fraction italienne à partir de 1938, puis de la GCF [3]. La plateforme du CCI en souffre énormément au point de se revendiquer non seulement, et à juste titre, « de la Ligue des communistes, des 1er, 2e et 3e Internationales » mais aussi de courants aussi opposés que les « Gauches allemande, hollandaise et italienne ». Nous verrons qu’à l’arrivée, l’esprit de synthèse a laissé peu de place à la gauche italienne et beaucoup à la germano-hollandaise. De fait, la synthèse, quête illusoire à terme, ne pouvait être qu’un moment du regroupement international et de la réappropriation historique qui correspondait en partie à cette époque particulière et qui aurait dû être dépassée par la suite. Il n’en fut rien.
Cohérence et acquis de la plateforme de 1976...
Les positions de la plateforme du CCI sont indéniablement sur le terrain de classe. Elles correspondent à celles de la plateforme de la Tendance communiste internationaliste (TCI), ce qui fait que bien souvent les camarades jeunes ou inexpérimentés ne voient pas de réelle différence entre les deux. À ce jour, et malgré ses insuffisances sur lesquelles nous allons revenir, la plateforme du CCI et celle de la TCI représentent encore les acquis programmatiques les plus avancés. De surcroît, la première présente l’avantage d’une exposition systématique, distincte et nette des frontières de classe. Elle permet ainsi à tout lecteur et militant de se situer clairement pour ou contre ce qui est essentiel pour ce type de document servant de base à l’adhésion de nouveaux membres et fondant l’unité et l’action de l’organisation communiste, du parti.
« Toute défense, même critique ou conditionnelle [des pays dits socialistes, ex-URSS, Chine, etc] est une activité contrerévolutionnaire. (…) Toute position défendant (…) toutes politiques d’“ utilisation ”, de “ rénovation ” ou de “ reconquête ” d’organisations à caractère syndical (…) est fondamentalement non-prolétarienne. (…) Les tactiques de “ parlementarisme révolutionnaire ” (…) se sont [aujourd’hui] avérées, après une pratique aux résultats désastreux pour la classe, une politique foncièrement bourgeoise. (…) Tout courant politique qui tente de lui [le prolétariat] faire quitter son terrain [de classe au moyen d’une quelconque tactique frontiste, front uni, front anti-fasciste, etc.] sert directement les intérêts de la bourgeoisie. (…) Toute position de “ soutien inconditionnel ” ou “ critique ” [aux luttes de libération nationale] est incompatible avec une activité communiste cohérente. (…) Toutes les positions politiques qui (…) défendent l’autogestion, participent, en fait, à la défense objective des rapports de production capitalistes. (…) Les gouvernements et les partis politiques bourgeois ont appris à récupérer [les luttes parcellaires, féminisme, anti-racisme, etc....] et à les utiliser efficacement dans la préservation de l’ordre social. (…) L’ensemble des courants, soi-disant révolutionnaires [maoïsme, trotskisme, anarchisme] qui se situe aujourd’hui dans le cadre d’une même démarche politique, en défendant un certain nombre de positions des partis socialistes et communistes, comme par exemple, les alliances anti-fascistes, appartiennent au même camp que celui du capital. » Ces positions sont effectivement des frontières de classe minimales qui seront partie intégrante de la plateforme du futur parti mondial du prolétariat et indispensables à son unité politique et militante.
De plus, le document vise à une certaine méthodologie et cohérence à la fois dans l’exposition ordonnée des différents points et dans leur argumentation. Le premier, la théorie de la révolution communiste, défend que « le marxisme est l’acquis théorique fondamental de la lutte prolétarienne [et] le seul cadre à partir et au sein duquel la théorie révolutionnaire peut s’établir ». Il réaffirme le principe de la lutte des classes, « le marxisme [expliquant] la marche de l’histoire par le développement de la lutte de classe », et le caractère révolutionnaire du prolétariat. Le second, Les conditions de la révolution communiste, définit la finalité communiste. « La révolution prolétarienne (…) a pour but de remplacer des rapports de production basés sur la pénurie par des rapports de production basés sur l’abondance, c’est pour cela qu’elle signifie la fin de toute forme de propriété, de privilèges et d’exploitation. » Pour cela, « elle est la première forme de révolution à caractère mondial, qui ne puisse atteindre ses buts qu’en se généralisant à tous les pays » ; « la prise du pouvoir politique par le prolétariat précède nécessairement la période de transition » entre capitalisme et communisme ; « le développement de la lutte révolutionnaire est conditionnée par l’approfondissement et la généralisation de la lutte du prolétariat comme classe exploitée » et non par la négation de son caractère de classe exploitée. Même si nous ne les formulerions pas toutes comme cela aujourd’hui – la formule prise de pouvoir politique est trop vague pour un document programmatique –, ces points font partie intégrante des principes et du programme communistes.
Le point suivant est La décadence du capitalisme. Il est celui qui donne la cohérence théorique à l’ensemble de la plateforme et fournit l’unité des positions de classe tel que le CCI d’alors les comprenait et les défendait. C’est là la force et la faiblesse du document, et ses limites aujourd’hui. Avec la fin du 19e siècle se termine la période historique d’ascendance du capitalisme initiée dès le 16e siècle et l’éclatement de la 1er Guerre impérialiste mondiale sanctionne définitivement l’entrée dans sa période de décadence. La reconnaissance d’une dynamique historique différente et d’une rupture fondamentale pour le capitalisme est un acquis du mouvement ouvrier que Lénine sut définir comme L’impérialisme, stade suprême du capitalisme et que l’Internationale Communiste jugea indispensable, et central, d’inclure dans sa propre plateforme : « Une nouvelle époque est née. Époque de désagrégation du capitalisme, de son effondrement intérieur. Époque de la révolution communiste du prolétariat. » Que le CCI explique cette rupture historique à partir de la théorie des crises mise en avant par Rosa Luxemburg, principalement l’absence de marchés extra-capitalistes permettant la poursuite de l’accumulation du capital, et qu’il y ait d’autres théories et analyses, ne change rien au fait que sa position sur le déclin historique du capitalisme s’inscrit dans le cadre programmatique issu de l’IC et de la Gauche communiste sur ce point.
… mais une cohérence mécanique, économiciste et non marxiste
« Dans la décadence capitaliste, la tendance générale vers le capitalisme d’État est une des caractéristiques dominantes de la vie sociale... [Si elle] se manifeste dans tous les pays du monde, elle s’accélère et éclate avec plus d’évidence quand, et où les effets de la décadence se font sentir avec le plus de violence : historiquement durant les périodes de crise ouverte ou de guerre... » Le développement incessant et généralisé du capitalisme d’État tout au long du 20e siècle, et surtout depuis la 2e Guerre mondiale jusqu’à nos jours, correspond essentiellement à trois priorités pour chaque capital national : centraliser et unifier au maximum toutes les fractions du capital national en vue de la concurrence internationale ; « mettre sur pied la puissance militaire nécessaire à la défense de ses intérêts face aux antagonismes internationaux » ; et la discipline sociale dirigée avant tout contre le prolétariat. On peut regretter que ce passage ne rende pas plus explicite le lien entre capitalisme d’État et les besoins de la guerre impérialiste généralisée ce qui tend à réduire le phénomène du capitalisme d’État aux seules nécessités économiques immédiates, alors qu’il est surtout et avant tout une réponse politique contre le prolétariat et pour les besoins de la guerre impérialiste – elle-même seule réponse bourgeoise aux contradictions et à l’impasse économiques du capitalisme dans sa période de déclin historique. Nous allons voir que cette tendance économiciste, matérialiste vulgaire et donc non-marxiste traverse toute la plateforme. Relevons néanmoins que celle-ci insiste sur le fait que, quelle que soit la forme du pouvoir d’État, dictatoriale ou démocratique, « l’appareil d’État (…) exerce un contrôle de plus en plus puissant, omniprésent et systématique sur tous les aspects de la vie sociale » ce qui aurait dû au contraire ouvrir la voie à la compréhension historique et politique d’un certain nombre de positions de classe d’aujourd’hui, en particulier celles liées aux conditions de la lutte prolétarienne telle la question syndicale.
La lutte du prolétariat dans le capitalisme décadent est caractérisée par le fait que « la lutte pour des réformes est devenue une utopie grossière. » Ce faisant, le document réduit les nouvelles conditions de la lutte prolétarienne liée à la période de l’impérialisme ou de décadence du capitalisme à la seule dimension économique, et même à la simple opposition ou bien réformes ou bien impossibilité de réformes. Il néglige et ignore ainsi les dimensions historiques et politiques, à savoir l’exercice par l’appareil d’État d’« un contrôle de plus en plus puissant, omniprésent et systématique sur tous les aspects de la vie sociale » pourtant souligné au point précédent. C’est fondamentalement cette concentration des forces du capital autour de l’État et contre le prolétariat, en particulier contre toute expression de lutte permanente telles ses organisations de masse, qui définit les nouvelles conditions de la lutte prolétarienne, y inclus le phénomène secondaire, mais néanmoins réel, de l’impossibilité croissante de réformes durables. « La grève de masse (…) comme forme universelle de la lutte de classe prolétarienne déterminée par le stade actuel du développement du capitalisme et des rapports de classe » fut identifiée par Rosa Luxemburg, dans Grève de masse, parti et syndicats (1906 [4]), par Trotsky dans son livre 1905, et d’autres encore. Lénine et le parti bolchevique démontrèrent avec brio, ô combien !, leur maîtrise du phénomène et de la dynamique de la grève de masse entre février et octobre 1917 et le rôle indispensable et crucial de direction politique que le parti peut et doit exercer au cours de celle-ci pour mener le prolétariat à son insurrection et à l’exercice de sa dictature de classe.
Les syndicats sont devenus inopérants car « le capitalisme cesse d’être en mesure d’accorder des réformes et des améliorations en faveur de la classe ouvrière. » De nouveau, l’explication mécanique et économiciste ou bien réformes ou bien impossibilité de réformes revient pour fonder le fait, juste et que nous partageons, que les syndicats sont devenus « d’authentiques défenseurs du capitalisme, des agences de l’État bourgeois en milieu ouvrier (…) par la tendance inexorable de l’État de la période de décadence à absorber toutes les structures de la société. » Du coup, et dans la mesure où le passage des syndicats dans le camp bourgeois aurait été mécaniquement fatal du seul point de vue économique, et non le résultat d’un affrontement de classe conditionné par le passage à la nouvelle période historique, le combat que les minorités communistes ont mené de 1918 jusqu’à, grossièrement, la 2e Guerre mondiale dans les syndicats est négligé et rejeté [5]. Le CCI aurait dû s’interroger sur les raisons de principe et de méthode qui fondaient encore en 1945 l’intervention et l’activité syndicales de son ancêtre… la Gauche communiste de France. [6] Par contre, il faut saluer la capacité du CCI historique pour clairement comprendre que les syndicats sont devenus des organes à part entière de l’État bourgeois et, dans les années 1980 pour le moins, en tirer toutes les implications quant à son intervention dans les luttes réelles de la classe, c’est-à-dire les luttes dans lesquelles les syndicats et les forces politiques bourgeoises de gauche sont présentes et actives. Loin d’attendre une lutte pure libérée des syndicats par la grâce du Saint Esprit, il comprit alors pleinement que les groupes communistes d’avant-garde et le parti se devaient d’être au premier rang du combat politique contre les dévoiements et les sabotages syndicaux et gauchistes et pour la direction politique des luttes ouvrières. Pour sa part, le CCI d’aujourd’hui a tourné le dos à cette position fondamentale depuis au moins deux décennies et préfère s’adonner au fétiche de l’auto-organisation et de l’assembléisme, au nom des véritables assemblées débarrassées des syndicats, pour masquer son défaitisme. « Le caractère profondément prolétarien du mouvement [des étudiants de 2006 en France] s’est également illustré dans les formes qu’il s’est données, notamment celles des assemblées générales souveraines dans lesquelles se manifeste une vie réelle n’ayant rien à voir avec les caricatures "d’assemblées générales" convoquées habituellement par les syndicats dans les entreprises. » [7] Autrement dit, la vie réelle n’est pas la lutte des classes, celle-là même qui voit les forces bourgeoises en milieu ouvrier, au premier chef les syndicats, s’opposer, dévier et saboter les réactions prolétariennes, en particulier dans les assemblées générales ouvrières. Refrain bien connu du petit-bourgeois pleurnichard et impuissant, la vie réelle selon le CCI d’aujourd’hui est celle où la lutte des classes a disparu et n’existe pas.
« Dans sa phase de décadence, le Parlement cesse d’être un organe de réformes, comme le dit l’Internationale communiste au 2e congrès. » La plateforme du CCI se réfère aux thèses sur Le Parti communiste et le parlementarisme adoptées en 1920 selon lesquelles « le Parlement ne peut être en aucun cas, à l’heure actuelle, le théâtre d’une lutte pour des réformes et pour l’amélioration de la situation de la classe ouvrière. » Mais, les thèses ne limitent pas la question à la seule impossibilité de réforme dans la décadence, loin s’en faut. « L’attitude de la 3e Internationale envers le parlementarisme n’est pas déterminée par une nouvelle doctrine, mais par la modification du rôle du parlementarisme même. Dans les conditions actuelles, caractérisées par le déchaînement de l’impérialisme, le Parlement est devenu un instrument de mensonge, de fraude, de violences, de destruction, des actes de brigandage, œuvres de l’impérialisme, les réformes parlementaires (…) ont perdu toute importance pratique pour les masses laborieuses. [8] » Comme on le voit, l’IC l’englobe dans une vision et une compréhension beaucoup plus large et au premier plan politique, c’est-à-dire au plan de la lutte des classes entre bourgeoisie et prolétariat dans les conditions définies par la phase impérialiste du capital.
Si les révolutionnaires furent amenés au 19e siècle à appuyer certaines luttes de libération nationale, « un tel appui reposait sur le fait que, dans la phase ascendante du capitalisme (…), la nation représentait le cadre approprié au développement du capitalisme et toute nouvelle édification de ce cadre constituait un pas en avant dans le sens d’une croissance des forces productives au niveau mondial et donc dans le sens de la maturation des conditions matérielles du socialisme. Avec l’entrée du capitalisme dans sa phase de décadence (…), la nation devient un cadre trop étroit pour le développement des forces productives. » Une fois de plus, la plateforme du CCI réduit considérablement l’ampleur de la question à sa simple dimension économique, même si le développement des forces productives est historiquement déterminant. Car, si Marx et Engels furent conduits à appuyer certaines revendications et luttes nationales, c’était avant tout et essentiellement pour des questions politiques historiques, pour favoriser au mieux les conditions de la lutte de classe prolétarienne, « pour le développement historique du pays en direction de la révolution économique et politique. » [9] Les raisons avancées par Marx et Engels pour soutenir l’indépendance de l’Irlande et de la Pologne n’ont que peu à voir avec le développement des forces productives dans ces pays : « aussi l’Association Internationale des Travailleurs visa-t-elle avant tout à hâter la révolution sociale en Angleterre. Et le seul moyen d’y parvenir est de rendre l’Irlande indépendante. » [10] Il en fut de même pour la lutte nationale en Pologne qui « se retrouve au milieu du continent, et le maintien de sa division est précisément le lien qui ressoude à chaque fois entre elles les puissances de la Sainte-Alliance [alors bras armé de la contre-révolution à l’échelle européenne réunissant l’Autriche et la Prusse autour de la Russie tsariste]. (…) Tant que la Pologne est divisée et asservie, il n’est donc pas possible qu’un puissant parti socialiste se développe dans le pays… » [11]
Nous avons souligné la cohérence de la plateforme du CCI fournie par la distinction ascendance-décadence, pour l’essentiel réduite ici à ou bien réformes ou bien impossibilité de réformes, conception qui peut mener à la sous-estimation des luttes revendicatives. L’unité et la clarté d’exposition des frontières de classe en résultant est le point de force du document. La démarche et la compréhension mécanique et économiciste en est sa faiblesse. Elle est typique du matérialisme vulgaire propre au conseillisme qui développe une vision fataliste et mécanique de l’histoire au détriment de sa vision dynamique – marxiste – qui place la lutte des classes au centre et comme moteur de l’histoire.
« D’après la conception matérialiste de l’histoire, le facteur déterminant dans l’histoire est, en dernière instance, la production et la reproduction de la vie réelle. Ni Marx, ni moi, n’avons jamais affirmé davantage. Si quelqu’un dénature cette position en ce sens que le facteur économique est le seul déterminant, il le transforme ainsi en une phrase vide, abstraite, absurde. La situation économique est la base, mais les divers éléments de la superstructure : les formes politiques de la lutte de classe et ses résultats (…), les formes juridiques, et même les reflets de toutes ces luttes réelles dans le cerveau des participants (…) exercent également leur action sur le cours des luttes historiques et, dans beaucoup de cas, en déterminent de façon prépondérante la forme. » [12]
Il convient de signaler que le point sur La nature contre-révolutionnaire des “ partis ouvriers ”, modifié - et enrichi selon nous – en 1987 après le combat du CCI contre le centrisme vis-à-vis du conseillisme des années précédentes, se différencie de cette approche conseilliste. Il n’explique pas le passage dans le camp bourgeois des partis socialistes et communistes staliniens par l’impossibilité pour des partis de masse du prolétariat d’exister du fait de l’impossibilité de réformes dans la décadence du capitalisme mais à partir de la lutte des classes elle-même, des processus de dégénérescence opportuniste que la 2e et la 3e Internationales vécurent, puis leur mort en tant qu’Internationale avec la 1er Première guerre mondiale pour la 2e et l’adoption du socialisme en un seul pays pour la 3e, suivie de l’intégration finale des partis nationaux, PS et PC comme « rouages souvent majeurs de l’appareil de l’État de leurs pays respectifs. »
L’Organisation des révolutionnaires ou les faiblesses congénitales d’ordre conseilliste du CCI
La démarche mécanique et économiciste de la plateforme du CCI exposée, le caractère ouvertement conseilliste des derniers points de la plateforme, surtout sur L’organisation des révolutionnaires, ne surprendra pas. Nous ne nous attarderons pas sur La première vague révolutionnaire du prolétariat mondial qui présente l’avantage de défendre – trop timidement à notre goût – le caractère prolétarien de la Révolution d’Octobre 17 en Russie et la constitution de l’Internationale communiste comme parti mondial du prolétariat. Nous pourrions débattre de certains points précis avancés dont beaucoup se rapportent au débat historique, toujours “ ouvert ” selon nous, sur la période de transition entre capitalisme et communisme. La dictature du prolétariat réaffirme la nécessité de « la destruction de fond en comble de l’État capitaliste [et de l’usage par le prolétariat de] sa propre violence révolutionnaire de classe » mais ignore complètement le rôle du parti – le mot parti n’est même pas utilisé une seule fois dans ce point ! – tant dans l’insurrection ouvrière – elle-même ignorée – que dans l’exercice de la dictature elle-même. Or, l’expérience même d’Octobre 1917 et de la vague révolutionnaire internationale 1917-1923 ont définitivement validé la position de principe affichée par Marx et Engels : sans parti, ni insurrection victorieuse, ni dictature du prolétariat ne sont possibles.
Le dernier point, le plus long de toute la plateforme, sur L’organisation des révolutionnaires révèle clairement la contradiction qui a habité le CCI depuis ses débuts entre son approche et ses faiblesses congénitales d’ordre conseilliste et sa volonté de se réapproprier les leçons du mouvement ouvrier et particulièrement de la Gauche communiste. Certes, le parti est mentionné comme tel, formellement, abstraitement, en fait à reculons : « l’organisation des révolutionnaires dont la forme la plus avancée est le parti (…) ; on peut alors parler de parti pour désigner l’organisation de cette avant-garde (…) ; la nature mondiale et centralisée de la révolution prolétarienne confère au parti... » Mais nulle part le rôle et la fonction du parti en tant qu’avant-garde et direction politiques du prolétariat ne sont évoqués.
C’est à raison que le CCI défend que « si la classe et l’organisation de son avant-garde sont deux choses bien distinctes, elles ne sont pas pour cela séparées, extérieures l’une à l’autre ou même opposées comme le prétendent les courants “ léninistes ” et, d’autre part, les courants conseillistes-ouvrièristes. » Ce faisant, le CCI se distingue du courant bordiguiste, qui est pour les jeunes générations de révolutionnaires d’après-68 la seule expression de la Gauche d’Italie (le courant daméniste, Battaglia comunista, est alors quasi inconnu hors d’Italie), et du courant conseilliste qui est à la mode dans l’atmosphère anti-stalinienne, libertaire et estudiantine de l’époque et qui voit l’apparition d’un certain nombre de groupes se revendiquant du conseillisme et de la Gauche germano-hollandaise. De nombreux passages de ce dernier point de la plateforme sont justes en soi mais ils sont contredits par d’autres de nature et contenu ouvertement conseillistes. Exemple :
« L’auto-organisation des luttes de la classe et l’exercice du pouvoir par elle-même n’est pas une des voies vers le communisme (...) c’est l’unique voie [souligné dans la plateforme]. L’organisation des révolutionnaires (dont la forme la plus avancée est le parti) est un organe nécessaire que la classe se donne pour le développement de la prise de conscience de son devenir historique et pour l’orientation politique de son combat vers ce devenir. » Est conseilliste la substitution des conseils ouvriers en tant qu’organes de l’insurrection prolétarienne et de l’exercice de la dictature du prolétariat par l’auto-organisation des luttes et l’exercice du pouvoir – inutile de dire que tout gauchiste, surtout anarchiste, un tant soit peu radical se reconnaît avec enthousiasme dans ce verbiage anarchisant et plus que confus du point de vue marxiste et de classe. Est conseilliste la réduction du rôle du parti à la seule dimension prise de conscience et orientation vers ce devenir en lieu et place de la dimension historique, plus large, et concrète, plus immédiate, de direction politique tant vers ce devenir que dans les combats quotidiens de la classe révolutionnaire.
Cette réduction du rôle du parti à un simple conseiller ou éclaireur de la classe [13] se fonde sur la thèse centrale de l’économisme et du conseillisme qui est malheureusement présente dans la plateforme. « La conscience de la classe se forge à travers ses luttes, elle se fraye un chemin difficile à travers ses succès et ses défaites. » Cette position de l’économisme est celle-là même que Lénine combattit à raison dans Que faire et que le CCI dut à son tour combattre en son sein dans les années 1980. « En faisant de la conscience un élément uniquement déterminé et jamais déterminant de la lutte de classe ; en considérant que le “ seul et unique creuset de la conscience de classe ”, c’est la lutte massive et ouverte, [cette thèse] ne laisse aucune place aux organisations révolutionnaires (…). La seule différence majeure entre cette vision [centriste vis-à-vis du conseillisme] et le conseillisme, c’est que ce dernier va jusqu’au bout de sa démarche en rejetant explicitement la nécessité des organisations communistes... » [14] Ce fut à la suite de ce débat interne que le CCI adopta en janvier 1984 une résolution précisant, entre autres choses, que « la condition de la prise de conscience est donnée par l’expérience historique de la classe capable d’appréhender son avenir, et non par les luttes contingentes-immédiates. » Ce faisant, elle s’inscrivait en contradiction avec ce point de la plateforme du CCI, qui cependant n’a jamais été corrigé.
Une plateforme devenue dépassée et inadaptée à la période actuelle
C’est donc toute la plateforme du CCI qui est traversée par une démarche conseilliste. La dynamique et l’enthousiasme provoqués par les luttes prolétariennes massives des années post-1968, au moins jusqu’au milieu des années 1980, restaient suffisamment vifs pour qu’au sein même du CCI, des tendances – non matérialisées, non personnalisées, sauf à quelques exceptions près elles-mêmes hésitantes et inconséquentes – cherchant à se dégager des origines et des entraves conseillistes puissent émerger et même l’emporter à l’occasion, du moins formellement. Principalement au cours des années 1980, il y eut des avancées et un combat auquel tout militant d’aujourd’hui peut se référer dans la Revue internationale de cette organisation. Tout comme on peut se référer à ses expériences d’intervention pratiques dans les luttes massives prolétariennes des années 1970 et 1980 dont, pour sa part, le GIGC se revendique et qu’il reprend à son compte.
Malheureusement, les tendances, ou les dynamiques, partidistes ou anti-conseillistes qui s’exprimèrent, ne remportèrent que des victoires éphémères et superficielles. Elles ne surent pas mener le combat jusqu’au bout. Le maintien des positions ouvertement conseillistes de la plateforme et l’incapacité de se réapproprier l’héritage théorique et programmatique de la Gauche italienne comme un tout furent les principales expressions de cette impuissance. Il en résulta que le non-dépassement de cette contradiction, conseillisme-partidisme, déboucha sur… – nous n’y résistons pas et les connaisseurs apprécieront – un pourrissement sur pied du CCI à partir des années 1990 ouvrant sa phase de décomposition politique dont les crises organisationnelles de 1995 et 2001 furent ses expressions les plus extrêmes et facteurs aggravants.
Il n’en reste pas moins que la plateforme du CCI de 1976 permit le regroupement de multiples forces et militants autour du monde, sur tous les continents, qui se reconnurent en elle dans les années 1970 et 1980. Elle représente à ce titre une expérience dont les jeunes générations auraient tort de sous-estimer les apports et les leçons. Aujourd’hui, elle est dépassée, ne serait-ce que parce que la situation historique présente exigent l’abandon de ce legs d’ordre conseilliste et la réappropriation la plus complète possible des principaux apports théoriques et politiques de la Gauche communiste d’Italie [15]. En ce sens, la plateforme centriste envers le conseillisme du CCI appartient au passé, à un moment et une possibilité que l’histoire a refermés définitivement, probablement avec l’épuisement des toutes puissantes idéologies staliniennes et anti-staliniennes qui prévalaient jusqu’à la chute du mur de Berlin et de la mort de l’URSS.
Notes:
[3] . La participation au groupe français Révolution internationale d’un autre militant de la GCF, Mousso (Robert Salama), fut partielle et éphémère du fait de son isolement en Guyane, puis de son décès en 1979.
[5] . Ce qui explique les difficultés que le CCI a pu avoir dans les années 1970, et qu’il a su dépasser, pour se dégager de la vision anti-syndicaliste infantile de la Gauche allemande, du KAPD, des années 1919-1920 et ses conséquences pour l’intervention dans les luttes ouvrières, telle l’attente vaine de luttes “ pures ”, surgissant spontanément et dégagées de l’influence et du sabotage des syndicats.
[6] . « Nous devons aussi combattre les tendances qui, partant du fait de l’existence d’une bureaucratie syndicale extrêmement forte, formant une couche réactionnaire avec des intérêts homogènes opposés aux intérêts de classe du prolétariat et à la révolution prolétarienne, affirment que les organisations syndicales sont dépassées en tant qu’instruments de lutte anti-capitalistes. La fraction syndicale communiste est formée par tous les militants de l’organisation communiste appartenant au même syndicat. » (Internationalisme #1, Résolution sur la question syndicale, 1945, à lire sur le site de l’ex-Fraction interne du CCI : http://fractioncommuniste.org/internationalisme/fra/i01/i01_4.html).
[7] . CCI, Thèses sur le mouvement étudiant de 2006, Revue internationale #125, https://fr.internationalism.org/rint125/france-etudiants.
[8] . Les quatre premiers congrès de l’Internationale communiste, Bibliothèque communiste, Librairie du travail, 1934, en fac-similé, François Maspéro, 1975. Nous soulignons. On ne trouve pas ces thèses sur marxist.org.
[9] . Engels, brouillon de lettre à Trier, 18 décembre 1889, cité dans Le parti de classe de Dangeville, éditions Maspéro, 1973.
[10] . Marx, lettre à Meyer et Vogt, 9 avril 1870, https://www.marxists.org/francais/marx/works/00/parti/kmpc062.htm. Nous invitons le lecteur à lire l’argumentaire de Marx dans cette lettre qui n’évoque jamais la nécessité du développement des forces productives en Irlande, mais le lien entre « la chute de l’aristocratie anglaise en Irlande [entraînant] sa chute en Angleterre [et, ce faisant, la création des] conditions préalables d’une révolution prolétarienne en Angleterre », ne serait-ce que parce que la division et l’hostilité entre prolétaires anglais et irlandais pourraient alors être surmontées.
[11] . Engels, lettre à Kaustsky, 7-15 février 1882, Le parti de classe de Dangeville.
[12] . Engels, lettre à J. Bloch, 21-22 septembre 1890.
[13] . Le paradoxe d’un passage d’une démarche matérialiste mécanique à l’idéalisme n’est qu’apparent. Le conseilliste inconséquent qui ne va pas jusqu’à nier absolument la nécessité de l’organisation politique est contraint de réduire le rôle de celle-ci à celui « de diffuser la lucidité et le savoir, d’étudier, discuter et formuler des idées sociales, et d’éclairer l’esprit des masses au moyen de leur propagande. » (Anton Pannekoek, Cinq thèses sur la lutte de classe, 1947, in Pannekoek et les conseils ouvriers, EDI Paris, 1969)
[14] . Les glissements centristes envers le conseillisme, Revue internationale #42, 1985, https://fr.internationalism.org/rinte42/debat.htm
[15] . Même si les autres gauches, la germano-hollandaise en particulier, ne peuvent pas être ignorées, ce n’est pas tant par leurs apports théoriques et politiques – il en est, mais rares et partiels –, mais par le combat que la Gauche communiste pro-parti – pour reprendre l’expression de Lénine – dût mener contre elles et les leçons apportées.