(Semestriel - Septembre 2018) |
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Correspondance sur le parti à construire
Nous publions ici un échange de mails entre un camarade nord-américain, isolé géographiquement, qui nous a écrit après avoir commencé à prendre connaissance des positions historiques de la Gauche communiste et de l’existence du camp prolétarien actuel. La discussion s’est particulièrement centrée sur la question de l’organisation politique du prolétariat, c’est-à-dire de son parti mondial à construire. Comme les textes de débat qui suivent dans ce numéro, la question du parti et de sa construction devient la question centrale à débattre et à clarifier dans le camp prolétarien international. Ce n’est pas pour nous étonner car cette question, qui va bien au-delà de la simple revendication formelle de la nécessité du parti, divise fondamentalement le camp révolutionnaire entre ’partidistes’ et ’anti-partidistes’, entre les dynamiques opposées qu’ils expriment et matérialisent.
Le camarade P au GIGC
[…] Je suis surtout intéressé par la création organique du parti de classe. J’ai lu la conception de Bordiga sur la structure du parti ainsi que les documents du CCI actuel sur le parti. Je voudrais comprendre mieux tout cela mais c’est difficile car je ne rencontre personne à qui poser des questions.
J’espère aussi pouvoir développer ma compréhension de l’analyse marxiste et de son application dans une structure de parti comme outil organisationnel pour faire le lien entre l’auto-action du prolétariat et les antagonismes plus généraux du capitalisme. Mais il se trouve que les organisations qui sont le plus facilement accessibles dans ma région sont des groupes marxistes-léninistes [maoïstes, ndt] et trotskistes qui se dédient à l’action électoraliste ou bien encore des anarchistes qui n’ont aucune volonté de participer à des partis et qui sont engagés dans des actions individualistes.
En ce qui concerne mon développement politique : quand j’étais étudiant, j’étais plutôt social-démocrate. Je n’étais pas vraiment engagé en politique. Mais durant mes études et alors que j’étais inscrit à ce qui est considéré comme des cours de services sociaux, j’ai pris conscience que les idées et les solutions aux problèmes qui y étaient présentés étaient des projets de gentrification ou de développement d’investissements capitalistes dans les quartiers riches de la ville (...).
J’ai aussi commencé à lire Marx et Lénine à cette époque. En même temps, j’ai également commencé à chercher des groupes qui se trouvaient dans ma région. J’ai été impliqué dans le Workers World Party [1] pendant un court laps de temps, mais j’ai été désillusionné car ils se concentraient uniquement sur le parlementarisme. J’ai aussi parlé avec l’International Marxist Tendency [2], mais leur groupe est loin de ma pratique et ils semblaient plus intéressés par la diffusion de leur propagande qu’autre chose. Je suis actuellement en contact avec l’Industrial Workers of the World [3], mais ils se concentrent sur l’action anarchiste et ils tournent en rond depuis que j’ai commencé à correspondre avec eux.
Après l’université, j’ai aussi participé à la communauté communiste de Reddit [4], principalement comme source de recommandations de lecture. J’y ai découvert le milieu communiste de gauche et ils ont été d’une aide phénoménale en tant que source de lectures et de compréhension. (...) Je n’ai pas encore défini sérieusement mes objectifs politiques, même si je ne suis pas intéressé à faire avancer un programme parlementaire. Je sais que c’est quelque chose que les organisations staliniennes mettent en avant comme moyen de développer une conscience de classe qui est mal définie.
Notre réponse :
Cher camarade P,
Il n’y a pas de groupes qui soient formellement regroupés avec nous. Cependant, nous avons des relations fraternelles avec d’autres groupes de la Gauche communiste comme la TCI (leftcom.org) qui a un groupe affilié aux États-Unis (Internationalist Workers’ Group) et Nuevo Curso (nuevocurso.org). Nous connaissons aussi d’autres groupes tel que Workers’ Offensive (workersoffensive.org) et la Communist League of Tampa (communistleaguetampa.org). Ceci dit, nous ne partageons pas nécessairement toutes les positions ou textes de ces groupes. Mais nous considérons qu’ils sont du même côté de la barricade que nous, du côté de la classe ouvrière internationale. Donc, nous cherchons à faire partie du processus de consolidation de ces différents groupes de la Gauche communiste. Nous t’invitons aussi à prendre contact avec ces autres groupes. Nous ne considérons pas que les groupes staliniens, maoïstes, trotskistes ou anarchistes sont dans le camp prolétarien. Pour nous, ces courants ont depuis longtemps trahi la classe ouvrière et ils sont aujourd’hui historiquement et objectivement contre la classe ouvrière.
(...) En attendant, pourrais-tu nous décrire l’évolution de tes convictions politiques et quels sont tes objectifs politiques ? Quelle est la nature de ton intérêt dans la Gauche communiste ?
La réponse du camarade P :
J’apprécie grandement que vous preniez le temps de répondre même avec retard. Je voudrais m’excuser à mon tour pour mon propre retard, mais j’ai eu une réunion avec mon groupe de lecture afin de répondre aux questions. En effet, je crois qu’on répond mieux dans un groupe que tout seul. Notre groupe n’a pas pu se rencontrer physiquement encore avec le camarade de ma ville du fait d’horaires différents et du manque d’argent car je viens d’être licencié. Nous sommes toujours engagés dans la discussion et nous espérons nous rencontrer prochainement. Entre-temps, les textes que vous nous avez fournis ont été très utiles et ont beaucoup aidé à développer la discussion dans notre groupe.
Le parti lui-même doit être dès le départ une organisation internationale et être centralisé autour de son programme et sa théorie. Comme nous travaillons à la reconstruction du programme sur lequel le parti agit, à son tour nous reconstruisons aussi le parti. Notre plus grande difficulté est alors de développer un programme qui prend en compte à la fois les revendications historiques et les actions du prolétariat mais qui prend également en considération les exigences actuelles et le chemin vers le renversement révolutionnaire du système capitaliste, tout en conservant une perspective internationale (ce que vous avez déjà abordé et que j’ai répercuté ici). La taille du parti dépend de la période historique dans laquelle il se trouve. Ces périodes correspondent à une activité plus ou moins grande dans le parti – de la diffusion de la propagande communiste et du programme du parti vers l’ensemble de la masse de la classe ouvrière jusqu’à la participation active dans les actions militantes quand la situation l’exige. Dans ces circonstances aussi, le parti restera une petite minorité de la classe et à l’état embryonnaire en taille et fonction en comparaison à une situation révolutionnaire. Mais même alors, le parti ne vit pas de grands changements de contenu entre des situations révolutionnaires et non révolutionnaires, sauf pour la tactique et l’action.
Nous devons être fortement critiques des petits groupes qui essaient de former le parti en souhaitant ramener le développement du parti à la phase de cercles. Cela signifierait un pas en arrière dans l’histoire quand de multiples partis se sont développés à partir de leurs contextes nationaux respectifs et ainsi ont eu des théories et des programmes différents les uns des autres. Le conflit entre ces différentes théories et programmes a inévitablement débouché dans l’ossification de ce qui était de caractère national et international dans cette mosaïque de matériels théoriques. L’ossification a rendu l’Internationale vulnérable au poids d’un seul parti national sur les autres et à la généralisation de son programme et de sa théorie sans en avoir de vision critique à l’échelle internationale ; nous parlons là de la stalinisation de la 3e Internationale.
Cela ne veut pas dire qu’il n’y aura pas de groupes déterminés géographiquement dans le parti. Mais, si ces groupes devront suivre le programme et la théorie développée au niveau international, ils devront aussi prendre en considération les conditions matérielles en fonction de leur contexte géographique. Des changements dans le programme international et la théorie, sous l’impulsion des changements dans les relations sociales du capitalisme, devront aussi être effectués au niveau international. Les groupes géographiques auront besoin d’ajuster leur action pratique et leur approche à leur contexte géographique. Ces groupes relaieront aussi les contextes matériels dans lesquels ils agissent à l’internationale pour l’informer des développements dans le mouvement communiste dans chaque région. Je pense que, bien qu’il y aura des groupes liés à un emplacement géographique et qu’ils pourront mener des actions différentes d’un groupe à l’autre selon le lieu, ils devront tous suivre et soutenir le programme du parti.
Ceci étant dit, que voulez-vous dire par ’concession au localisme’ ? Je crains que notre conception de groupes géographiques ne tombe dans cette catégorie selon ce que cela veut dire. Pourriez-vous aussi expliquer ce que vous voulez dire par l’hésitation de groupes plus expérimentés par rapport à des groupes avec moins d’expérience par rapport à la critique ? Si un groupe ne suit pas le programme du parti, ou préconise une déviation de celui-ci, il doit être confronté par le reste du parti et une discussion doit avoir lieu. Et, si ce groupe ne veut pas reconnaître le besoin de suivre le programme du parti, il doit en être sorti.
Je suis aussi curieux de connaître les relations entre la TCI et le CCI. Vous avez renvoyé à plusieurs articles du CCI et exprimé vos divergences, mais qu’en est-il de l’organisation comme un tout ?
Notre deuxième réponse [extraits] :
Cher camarade P,
Dans ton dernier mail, tu développes tes positions sur la constitution du parti. Tu mentionnes que « le parti lui-même doit être dès le départ une organisation internationale et être centralisé autour de son programme et sa théorie ». Cette position est partagé par tous les membres du GIGC. Tu défends aussi que « nous devons être fortement critiques des petits groupes qui essaient de former le parti en souhaitant ramener le développement du parti à la phase de cercles. Cela signifierait un pas en arrière dans l’histoire quand de multiples partis se sont développés à partir de leurs contextes nationaux respectifs et ainsi ont eu des théories et des programmes différents les uns des autres. »
Tel que nous le comprenons, le problème est que le milieu révolutionnaire est composé d’un grand nombre de ce type de cercles tout comme de plusieurs petits groupes bordiguistes qui revendiquent être le seul et unique parti. C’est dans ce camp révolutionnaire tel qu’il est que nous devons travailler. Nous maintenons qu’il est nécessaire d’intervenir dans le camp révolutionnaire en vu du but ultime de la consolidation des forces qui existent. Il s’agit d’un processus qui implique aussi inévitablement une décantation ou une séparation avec les groupes et les traditions qui sont politiquement nuisibles ou contre-productifs du point de vue des intérêts objectifs de la classe. Il s’agit là, entre autres choses, d’éviter au parti de devenir éclectique. Un exemple de cet éclectisme est fourni par ceux-là même qui essaie de réconcilier le marxisme et l’anarchisme. De plus, ces différents groupes qui souvent coexistent dans la même région, souvent ne sont pas le résultat de leur supposés contextes nationaux particuliers puisqu’ils ont parfois des sections dans la même ville. Nous ne comprenons pas clairement comment tu vois l’émergence du parti à partir la situation concrète.
Tu écris qu’il faudra encore quelque groupes au niveau géographique dans le parti. Nous préférons les appeler sections nationales du parti international et internationaliste. Avoir des sections territoriales n’est pas une concession au localisme car le prolétariat d’un pays donné se confronte plus directement à ’sa propre’ bourgeoisie nationale. Mais nous devrons veiller à ce qu’aucune assertion selon laquelle certaines parties du programme communiste ne pourraient pas s’appliquer du fait de supposées particularités nationales ou de ’tâches spécifiques’ (comme établir une république démocratique bourgeoise dans des pays avec des systèmes autoritaires de gouvernement) que le prolétariat devrait y réaliser.
« Le parti lui-même doit être dès le départ une organisation internationale et être centralisé autour de son programme et sa théorie. Comme nous travaillons à la reconstruction du programme sur lequel le parti agit, à son tour nous reconstruisons aussi le parti. Notre plus grande difficulté est alors de développer un programme qui prend en compte à la fois les revendications historiques et les actions du prolétariat mais qui prend également en considération les exigences actuelles et le chemin vers le renversement révolutionnaire du système capitaliste, tout en conservant une perspective internationale » (nous soulignons).
Nous sommes entièrement d’accord avec la première partie de ta position selon laquelle le parti doit être international et centralisé autour de son programme. Nous voulons aussi saluer fermement ta formulation que nous soulignons ci-dessus. Nous voulons aussi saluer fortement ta formulation ci-dessus que nous avons souligné en gras. Cependant, au risque d’être pris pour des pédants, nous ne sommes pas d’accord avec la formulation « reconstruction du programme ». Sans doute serait-il plus correct de parler de réappropriation du programme. Le programme est déjà largement complet. Des questions qui étaient sujets à controverses dans la 2e et la 3e Internationales – telle la question nationale et le rôle des syndicats – ont été résolues correctement par les différentes gauches communistes qui ont surgi en réponse à la contre-révolution stalinienne. Bien sûr, il convient de démontrer la justesse de ces positions programmatiques à la lumière des événements actuels. Par exemple, nous ne dénonçons pas simplement les syndicats dans l’abstrait. Nous fondons nos arguments en soulignant leurs politiques actuelles d’alliance avec les directions d’entreprise tout comme les prises de position de leur direction qui soutient le nationalisme économique comme l’appui du syndicat américain AFL-CIO à la guerre commerciale contre la Chine [5]. La plus grande difficulté n’est pas dans le développement du programme mais dans l’organisation d’un cadre, fondamentalement lié au programme, que les groupes actuels de la Gauche communiste peuvent utiliser pour se regrouper dans quelque chose s’approchant plus du ’parti’. Ce qui nécessitera de dépasser de nombreuses faiblesses qui affectent notre camp tels le sectarisme et l’opportunisme.
Tu as mentionné aussi que « des changements dans le programme international et la théorie, sous l’impulsion des changements dans les relations sociales du capitalisme, devront aussi être effectués au niveau international ». Juste une petite objection sur ce point. Alors qu’il peut y avoir des différences dans le programme du parti selon les différentes étapes du développement capitaliste, par exemple entre les époques d’ascendance et de décadence du capitalisme, la méthode pour déterminer ce qui en fait partie et ce qui n’en fait pas partie est invariante. Fondamentalement, alors que les politiques concrètes peuvent changer selon le niveau de développement du capitalisme, ou selon le rapport de forces entre les classes, la méthode pour déterminer le cours correct de l’action - le matérialisme historique - est constant. [...]
PS. Nous t’encourageons à prendre contact avec tous les groupes qui se réclament de la tradition de la Gauche communiste, et en particulier avec le Gulf Coast Communist Fraction avec lequel nous espérons continuer à correspondre, et avec le Internationalist Workers Group (le groupe de la TCI en Amérique du Nord) qui a un militant qui habite pas loin de chez toi.
Notes:
[1] . Il s’agit d’un parti maoïste américain fondé en 1959 et issu d’une scission du SWP trotskiste.
[2] . Groupe trotskiste issu de Militant connu pour sa politique d’entrisme dans le parti travailliste britannique.
[3] . Les IWW : les restes du syndicat révolutionnaire américain des débuts du 20e siècle continuent à exister aux États-Unis sous forme de petits groupes dont le caractère est de fait plus politique que syndicaliste.