Révolution ou guerre n°28

(septembre 2024)

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La tactique du Comintern (Partie 4, chap. 5)

Nous continuons ici la publication et la traduction en français – inédite à notre connaissance – du texte de Vercesi sur les étapes de la dégénérescence de l’Internationale communiste à partir de 1926 et de l’alternative politique de classe que la fraction de gauche du PC d’Italie présentait alors au prolétariat et aux autres oppositions – celle autour de la figure de Trotsky - et gauches communistes – germano-hollandaise. Le chapitre que nous publions ici, la tactique de l’antifascisme et du front populaire, couvre la période de 1934 à 1938. Il fut publié en deux parties dans Prometeo #6 de mars-avril 1947 et #7 de mai-juin 1947. Nous en faisons de même dans ce numéro. La deuxième partie de ce chapitre sera publiée dans notre prochain numéro.

La tactique de l’antifascisme et du Front populaire (1934-38)

L’accession d’Hitler au pouvoir (30 janvier 1933) n’entraîne pas un changement radical immédiat dans la tactique du Comintern, qui continue à se concentrer sur la formule de l’antifascisme examinée au chapitre 4.

La Deuxième Internationale lance la proposition de boycott des produits allemands et invite le Comintern à participer à une campagne internationale destinée à soulever l’indignation du « monde civilisé contre la tyrannie nazie. » Le Comintern refuse, mais ne présente pas d’objection de principe, ce qu’il ne pouvait guère faire puisqu’en 1929 – à une époque où la tactique d’alliance avec la social-démocratie n’avait pas encore été abandonnée – c’est le Comintern qui proposait une vaste action internationale de boycott de l’Italie fasciste. Et à l’époque, c’est la IIe Internationale qui utilisa l’expédient des tergiversations, fournissant ainsi le prétexte au Comintern pour utiliser la même méthode après l’arrivée au pouvoir d’Hitler.

Le « boycott » des produits allemands, puisqu’il implique l’incorporation du mouvement prolétarien dans le giron du capitalisme « antifasciste », reste pleinement dans la logique de la politique social-démocrate qui, depuis 1914, appelait les masses ouvrières à se jeter dans la guerre entre les États capitalistes en faisant cause commune avec cette constellation impérialiste qui prétendait lutter « pour la liberté et la civilisation. » La classe qui, dans le domaine de la production ou du commerce international, peut décider de boycotter ou non tel ou tel secteur de l’économie mondiale, est évidemment la classe bourgeoise. L’appel à cette classe par la social-démocratie n’était pas nouveau, mais la confusion qui régnait déjà dans les rangs de l’avant-garde prolétarienne devait être évidente dans le soutien apporté à cette campagne de boycott par le mouvement trotskiste, qui s’orientait vers la tactique qualifiée d’« entrisme » – c’est-à-dire l’adhésion aux partis socialistes pour renforcer leur aile gauche – et du S.A.P. (Sozialistische Arbeiter Partei), né de la conjonction des courants de gauche des partis communiste et socialiste allemands.

Nous avons déjà dit que le Comintern n’avait pas pris une position frontale et de classe contre la proposition de la Deuxième Internationale. Et cela est tout à fait naturel si l’on tient compte du fait que toute la tactique du « social-fascisme » avait été en fin de compte une tactique d’accompagnement du mouvement nazi, et que l’avènement d’Hitler signifiait une meilleure organisation des échanges économiques entre la Russie et l’Allemagne. Parallèlement à l’intervention croissante de l’État dans le domaine économique, Hitler prit des dispositions spéciales pour une garantie spéciale de l’État en faveur des groupes industriels qui recevaient des commandes de Russie et devaient attendre longtemps avant d’être payés.

Sur le plan international, la diplomatie russe agit de manière convergente et Litvinov [1] rencontre les délégations italienne et allemande à la Conférence du désarmement de Genève, pour soutenir la thèse « pacifiste » du désarmement par plans, à mettre en œuvre immédiatement, contre la thèse française également « pacifiste » fondée sur la formule de la prééminence de la notion de sécurité (c’est-à-dire la garantie de la prédominance des vainqueurs de Versailles) sur les notions d’arbitrage et de désarmement.

C’est à cette époque que Mussolini conçoit l’idée du Pacte à Quatre (France, Allemagne, Angleterre et Italie) ; l’idée du Big Four, qui sera reprise par l’archi-démocrate Byrnes en 1946 et soutenue par le travailliste Bevin, bien que les acteurs aient changé. Le Pacte à Quatre [Pacte d’entente et de collaboration quadripartite, ndt], signé à Rome le 7 juin 1933, stipule : « Les parties contractantes s’engagent à se concerter dans toutes leurs affaires et à faire tout leur possible pour poursuivre, dans le cadre de la Société des Nations, une politique de collaboration effective entre toutes les puissances en vue du maintien de la paix. » Le pacte est signé pour dix ans et contient l’hypothèse d’une révision du traité. Cette hypothèse était déjà devenue une réalité puisque, après le moratoire proclamé en 1931 par Hoover, à la conférence de Lausanne en 1932 – et alors qu’il y avait encore un gouvernement « démocratique » en Allemagne – l’Allemagne est explicitement libérée du paiement des réparations. [2]

Il est bien connu qu’Hitler a démantelé une à une les clauses du traité de Versailles, non pas par le biais de consultations de type parlementaire, mais par des coups d’éclat. Quatre mois après la signature du Pacte à quatre, Hitler quitte la Société des Nations et organise un plébiscite spectaculaire. Cette politique du « fait accompli », du « poing sur la table » répondait pleinement aux besoins de la préparation accentuée des masses à la guerre et Hitler y était contraint par le fait que l’économie allemande ne pouvait trouver d’autre issue à la situation qu’une intensification immédiate de l’industrie de guerre. Et pour cela, il fallait simultanément un soutien plébiscitaire des masses. Les puissances « démocratiques » en restèrent provisoirement là, attendant que la situation internationale atteigne le point de saturation souhaité pour le déclenchement de la Seconde Guerre mondiale.

Mais l’essence du Pacte à Quatre consistait surtout en une manœuvre d’éloignement de la Russie de l’Europe et, dans le même temps, en une orientation de soutien à l’Allemagne pour qu’elle déborde non pas sur l’Ouest franco-anglais, mais sur l’Est russe et en particulier sur l’Ukraine

C’est dans ces circonstances internationales particulières que mûrissent les nouvelles tactiques de l’antifascisme et du Front populaire du Comintern : la Russie se tourne vers les puissances « démocratiques ». A l’automne 1933, les États-Unis reconnaissent la Russie de jure et la Rundschau écrit un article intitulé : « Une victoire de l’U.R.S.S. – Une victoire de la révolution mondiale. »

Sur le plan politique, le premier signe de ce changement de tactique se manifeste lors du procès de Leipzig en décembre 1933. L’anarchiste néerlandais van der Lubbe, qui avait incendié le bâtiment du Reichstag le 27 février 1933, un mois après la prise de pouvoir par Hitler, doit y être jugé. Le Comintern et la IIe Internationale déclenchent aussitôt une obscène campagne de démagogie : c’est le fascisme, le nazisme, qui a détruit le lieu sacré de la démocratie allemande ; un contre-procès sera organisé dans l’épicentre du capitalisme le plus conservateur, à Londres ; un « Livre brun » sera publié par les antifascistes et Hitler, qui a magnifiquement saisi le sens réel de cette immense farce mondiale, ajoutera des notes supplémentaires à la sacro-sainte indignation universelle contre l’atteinte portée au siège de la démocratie bourgeoise : la presse étrangère sera admise au procès de Leipzig où l’un des accusés, le centriste [3] Dimitrov, conclura en disant :

« Je demande donc que Van der Lubbe soit condamné parce qu’il a agi contre le prolétariat. » Et les juges nazis « vengent » le prolétariat, puisque Van der Lubbe est condamné à mort et donc exécuté, tandis que les autres accusés centristes seront acquittés et lavés de « l’accusation infâme ».

Pendant ce temps, dans l’ombre de tout ce tapage international, la répression féroce du prolétariat allemand par Hitler se développe. Alors que la campagne autour du procès de Leipzig atteint son paroxysme, seules quelques lignes sont consacrées au procès contemporain de Dessau (28 novembre 1933), réduit à un épisode insignifiant de l’actualité : « Dix condamnations à mort ont été prononcées par le tribunal de Dessau contre des communistes accusés d’avoir assassiné un soldat hitlérien. »

Nous avons vu, dans le chapitre 4 consacré à la tactique du « social-fascisme », qu’Hitler, à la différence de la tactique suivie par le fascisme en Italie en 1921-22, avait inscrit son action sur le plan essentiellement légaliste du démantèlement progressif des institutions démocratiques allemandes de ses complices sociaux-démocrates. Quelle magnifique occasion se présentait donc aux révolutionnaires marxistes de lancer une action internationale pour empêcher que la main du bourreau nazi ne s’abatte sur l’anarchiste Van der Lubbe, responsable de l’incendie d’une des institutions fondamentales du capitalisme, qui avait aussi si bien servi à faciliter l’accession d’Hitler au pouvoir ! Mais les révolutionnaires marxistes étaient réduits au cercle étroit du courant de la gauche italienne qui imposait la lutte sur des bases de classe à la fois contre le nazisme victorieux et contre la démocratie succombante en Allemagne, tandis que les trotskistes eux-mêmes soutenaient la social-démocratie en décidant d’adhérer aux partis socialistes.

Comme nous l’avons dit, c’est au niveau international et des intérêts particuliers et spécifiques de l’État russe que la nouvelle tactique du Comintern est définie. A la formule du « social-fascisme » succédera la formule opposée de l’antifascisme, du bloc démocratique, de la défense de la démocratie, de la lutte contre les sectaires (les fascistes), tactique qui passe par la défense du Négus d’Abyssinie, la lutte antifranquiste, et tombe enfin dans l’instauration du volontariat à travers les mouvements de « Résistance » pendant la Seconde Guerre impérialiste mondiale.

***

En Russie, en 1932, le premier plan quinquennal est un succès complet. Mis en œuvre en quatre ans au lieu de cinq, il avait, dans l’industrie lourde, dépassé les objectifs fixés au départ. Dans le premier chapitre de cet examen de la tactique du Comintern, nous avons souligné que si l’on ne peut pas imaginer d’opposition entre les premiers plans conçus par Lénine en 1918 et les considérations de principe qui l’ont conduit à opérer la retraite qui porte le nom de NEP, il existe une opposition de principe entre les premiers plans économiques de Lénine, la NEP, et les plans quinquennaux de Staline. Dans la lignée de Marx et de ses schémas sur l’économie capitaliste, l’idée de Lénine d’une planification indispensable de l’économie s’articule autour du développement de l’industrie de consommation auquel il faut adapter le développement de l’industrie de production. La NEP elle-même repose sur cette considération de principe, et il n’y aurait pas eu besoin de l’adopter si l’objectif avait été autre que celui de l’élévation des conditions de vie des travailleurs ; si l’objectif avait été purement capitaliste, d’accumulation intensive pour le développement de l’industrie lourde. Lénine n’aurait pas eu besoin de faire des concessions aux paysans et à la petite bourgeoisie – éléments économiques et politiques qui n’étaient pas utiles mais nuisibles aux colossales réalisations industrielles. Il fit ces concessions pour maintenir l’orientation de l’économie soviétique sur la ligne de l’amélioration constante des conditions de vie des travailleurs. Staline a rompu avec les principes marxistes de Lénine tant sur le terrain économique interne à la Russie, lorsqu’il a institué les plans quinquennaux qui ne pouvaient atteindre les sommets de l’industrialisation qu’en intensifiant l’exploitation des travailleurs, que sur le terrain politique avec l’expulsion du Comintern de toute tendance qui restait sur le plan international et internationaliste et s’opposait à la théorie et à la politique nationale et nationaliste du « socialisme dans un seul pays ».

Le premier plan quinquennal est un succès total. Suivant les traces de ses compères capitalistes de tous les pays, Staline se lance dans le deuxième plan quinquennal (1932-1936) en déclarant qu’il s’agit maintenant de réaliser des objectifs qui, en réalité, seront complètement opposés à ceux qui avaient été déclarés. Depuis son accession au pouvoir, le capitalisme a toujours affirmé que l’amélioration des conditions générales de vie des travailleurs dépendait du développement de l’économie et que la part des travailleurs serait d’autant plus grande que la montagne de production serait importante. Lors de la préparation du deuxième plan quinquennal, Staline dit la même chose : l’industrie lourde s’est reconstituée, il s’agit maintenant de reconstituer les autres branches de l’économie soviétique et par conséquent d’améliorer le niveau de vie des travailleurs. C’est au cours du deuxième plan quinquennal qu’apparaît la nouvelle divinité Stakhanov ; l’essence du socialisme consiste désormais en une course à l’efficacité maximale du travail et au renforcement simultané des possibilités économiques et militaires de l’État soviétique, sur l’autel duquel toute revendication salariale doit être sacrifiée.

Cette orientation économique ne trouve aucune possibilité de réaction marxiste au sein du Parti russe et lorsque, à la fin de l’année 1934, Nikolaev en vient à tenter d’assassiner le secrétaire du Parti de Leningrad, une répression féroce s’abat sur le « Centre de Leningrad ». [4] Staline, anticipant les procédures que les nazis et les démocrates appliqueront pendant la Deuxième Guerre impérialiste mondiale, a recours aux représailles. Pas de procès et 117 personnes fusillées. Entre-temps, Litvinov s’associait à Genève à une motion condamnant le terrorisme et soutenant des arguments « marxistes » selon lesquels marxisme et terrorisme sont irrémédiablement opposés. Pour financer le second plan quinquennal et se procurer les matières premières indispensables, la Russie doit exporter des céréales. Fort des perspectives prônées d’amélioration de la condition ouvrière, le CC du Parti russe abolit la charte du pain et le rationnement des produits agricoles le 1er janvier 1935. Les ouvriers sont ainsi contraints d’augmenter leur effort de travail pour que les salaires leur permettent de s’approvisionner sur le marché libre, l’État « prolétarien » ne garantissant plus – par le biais des entrepôts d’État – le contrôle des produits de première nécessité.

C’est donc fort des considérations inhérentes à l’État soviétique sur le plan international, et en opposition croissante avec les intérêts des travailleurs russes, que le changement de tactique du Comintern mûrit.

La cruelle défaite chinoise de 1927 a définitivement entraîné l’Internationale communiste dans le maelström de la trahison : seuls ceux qui veulent lutter pour le programme national et nationaliste du « socialisme dans un seul pays » peuvent désormais appartenir à l’Internationale de la Révolution. Les autres, les internationalistes, sont d’abord expulsés puis, en Russie et en Espagne, massacrés ; dans les autres pays, ils sont mis à l’index et, dans la mesure où la connivence des partis communistes avec l’appareil d’État bourgeois s’accentue, on demande à cet « État démocratique » de prouver ses vertus « antifascistes » en abandonnant toute tergiversation et en employant la violence répressive contre les « trotskistes ». Chacun est qualifié de trotskiste dès lors qu’il s’oppose à la direction contre-révolutionnaire de l’Internationale. Comme à l’époque qui a succédé à la liquidation de la Première Internationale, la scène politique est désormais occupée par une bannière qui non seulement multiplie la dispersion et la confusion idéologique mais tend également à polariser l’attention des rares prolétaires révolutionnaires qui ont survécu à ce tragique massacre autour d’un drapeau absolument inoffensif.

En 1866-70, tout le monde était appelé anarchiste, y compris Marx ; et il est bien connu que la proposition de Marx de transférer le siège de la Première Internationale d’Europe en Amérique répondait à sa conviction que la nouvelle situation historique provoquée par la défaite de la Commune ne contenait pas la possibilité de maintenir une organisation internationale du prolétariat. Son maintien ne pouvait que favoriser la victoire des tendances anarchistes sur les tendances purement prolétariennes et révolutionnaires. Après 1927, l’épithète en vogue était celle de « trotskiste ». Le pire, c’est que Trotsky lui-même est tombé dans ce piège et a laissé l’organisation Internationale de l’Opposition se qualifier de « trotskiste ». Lorsque Marx avait dit qu’il n’était pas marxiste, il avait voulu indiquer que la théorie et la politique du prolétariat se précisent au cours de la lutte des classes, qu’elles constituent une méthode de connaissance et d’interprétation de l’histoire, et non un ensemble de versets bibliques à réciter après avoir employé tous les sacrements nécessaires pour établir la volonté du créateur. Et Trotsky – rompant définitivement avec ce qui avait été le slogan de Marx, Engels et Lénine sur le problème fondamental de la construction du Parti de la classe prolétarienne – constatait que la victoire d’Hitler annulait la possibilité de « redresser » l’Internationale communiste. Après une analyse de la situation où la forme éblouissante de l’exposé se substitue à la compréhension marxiste de la réalité, il se lance dans l’aventure de l’entrée de l’Opposition dans les Partis socialistes. Sur le plan politique, il est prisonnier de l’hypothèse historique selon laquelle ce n’est pas Staline, mais Hitler, qui est le super-Wrangel qui concentrera l’attaque du capitalisme international contre la Russie, mise au bord de l’effondrement par l’impossibilité de réaliser les plans quinquennaux. Alors que ce schéma politique devait être totalement démenti par les événements, la concentration de l’avant-garde prolétarienne sur la défense de l’État russe, menée au désastre par Staline, rendait totalement inoffensive la position politique que Trotsky et son organisation faisaient entendre dans tous les pays : non seulement Staline a pu, à partir du moment où il a pu imposer au prolétariat russe une exploitation intense, réaliser les plans quinquennaux, mais l’État soviétique, incorporé dans le système du capitalisme mondial, allait connaître non pas le désastre mais la victoire au cours de la guerre 1939-1945. Voyant partout – même lorsque Mussolini attaquait le Négus [5] – un épisode de la lutte du capitalisme mondial contre la Russie, alors que cet État russe était désormais – comme les États démocratiques et fascistes – un instrument de la contre-révolution mondiale, Trotsky, qui avait été l’un des plus grands leaders de la Révolution d’Octobre, devenait totalement inoffensif pour le capitalisme ; et l’épithète de trotskiste qui était accolée à tous fut un élément supplémentaire de la confusion idéologique dans laquelle se trouvait le prolétariat ; et ce d’autant plus que Trotski et son organisation voyaient un succès révolutionnaire croissant dans le fait que leur marchandise politique connaissait les succès de la publicité de la grande presse.

Après l’éclatement de la crise économique mondiale de 1929, le Comintern avait inversé les termes d’une manœuvre politique qui avait conduit à l’immobilisation de la classe prolétarienne : d’abord une alliance avec les syndicalistes et Chang-Kai-Chek, puis une lutte contre le « social-fascisme ». Si les termes changent, le fond est le même. Et, au cours de ces deux phases de la tactique de démantèlement progressif de la classe prolétarienne tant en Russie qu’ailleurs, le Comintern s’appuie sur une multiplicité d’organes subsidiaires qui favorisent la dispersion idéologique et politique du prolétariat. Au cours de la première période, ces organes périphériques se polarisèrent autour du slogan de l’antifascisme, au cours de la deuxième période – celle du social-fascisme – la polarisation se fit autour de la formule de la lutte anti-guerre et de la défense de l’URSS.

***

Après la victoire d’Hitler, on se dirige vers la tactique du Front populaire et les social-fascistes d’hier deviennent des « démocrates progressistes ». Mais l’évolution de la situation économique et politique impose une avancée correspondante sur la voie de l’encadrement des masses laborieuses dans les mailles de l’État capitaliste. Jusqu’en 1934, le Comintern trouvait dans tous les organismes périphériques un véhicule suffisant pour faire avancer ses positions contre-révolutionnaires ; depuis 1934, quand le monde capitaliste ne peut trouver d’autre issue à la formidable crise économique qui le ravage que celle de la préparation du second conflit impérialiste mondial, il doit aller plus loin et faire accepter par les masses comme leur objectif la modification de la forme de gouvernement de la classe bourgeoise. Le mouvement des masses doit être rassemblé et soudé autour de l’État capitaliste. C’est en cela que consiste la nouvelle tactique du Front populaire dont le centre expérimental se trouve d’abord en France, puis en Espagne. Et il n’est pas étonnant que l’État soviétique, qui avait rompu de manière décisive et définitive avec les intérêts du prolétariat russe et international en 1927, puisse opérer avec autant de désinvolture des changements aussi radicaux et contradictoires, et que la politique du Comintern aille dans le même sens. Déjà Mussolini, lorsqu’il s’est vanté en 1923 d’avoir été le premier à reconnaître l’État russe de jure, a clairement indiqué que cela n’engageait pas la moindre modification de sa politique farouchement anticommuniste. Hitler l’a répété après son arrivée au pouvoir.

En fait, le point de soudure entre les politiques des États bourgeois se fait sur une base de classe et, en ce sens, la conjonction est parfaite entre la politique anticommuniste de Staline et celle de tous les autres gouvernements capitalistes pour rétablir des relations « normales » avec l’État russe en devenant un État « normal » de la classe capitaliste internationale. Le reflet sur le plan international de cette politique anticommuniste, qui est commune aux États démocratiques et fascistes ainsi qu’à l’État soviétique, ne s’exprime que formellement sous une forme contradictoire, alors que substantiellement la ligne est unifiée et tend vers l’issue du conflit impérialiste dans lequel tous les « idéaux » seront superbement commercialisés pour bourrer le crâne et jeter les prolétaires des différents pays les uns contre les autres.

Marx, dans la Critique du programme de Gotha, réfute l’idée de Lassalle sur l’existence d’une seule classe bourgeoise réactionnaire, car le simplisme de Lassalle conduisait non seulement à l’impossibilité de comprendre le processus social complexe que le capitalisme parvenait à polariser à son avantage, mais aussi à l’union du mouvement prolétarien avec les forces purement capitalistes qui n’appartenaient pas à la catégorie qualifiée de « conservatrice ». Ceux qui vont dans le sens de Lassalle, qui concevait un socialisme étatiste basé sur Bismarck, sont les forces politiques qui prétendent vouloir « corriger » les abus du capitalisme alors qu’en réalité ils assurent le succès de ces formes abusives, les seules qui ont droit à la citoyenneté dans la phase historique de la décadence du capitalisme impérialiste et monopoliste.

Si en Allemagne et en Italie ces forces s’appellent fascistes, alors qu’en France elles s’appellent socialistes et communistes, le programme politique est le même. Et si Blum ne le réalise pas, alors qu’Hitler remporte surtout des succès incontestables dans l’interventionnisme étatique, cela est dû aux particularités différentes des deux États capitalistes et de la place que chacun occupe dans le processus du devenir du capitalisme dans son expression internationale.

Quant à l’expression formelle contrastée d’un processus international et unitaire, quant au fait qu’un État s’appelle fasciste et l’autre démocratique, que la domination bourgeoise s’exerce dans un pays sous une forme particulière, dans un autre pays sous une autre forme, cela ne présente aucune difficulté de compréhension pour les marxistes. La classe bourgeoise est un tout dont – à moins de s’écarter du droit chemin du marxisme – aucune force ne peut être séparée du tout et condamnée ou présentée en opposition au tout. Elle a connu, dans la période de développement coïncidant avec la fin du siècle dernier, un affrontement entre ses forces politiques et sociales de droite et de gauche (les conservateurs et les démocrates), mais dans la phase historique de sa décadence, elle ne pourra utiliser l’ancienne division en droite et gauche que pour les besoins de la propagande et les intérêts de sa domination sur le prolétariat.

La France du Front populaire et l’Allemagne nazie se situent toutes deux sur le même plan imposé par l’histoire du capitalisme. Et si l’une recourt à l’idéologie antifasciste, l’autre à l’idéologie nazie, le but est le même : amener les masses sous la ferme discipline de l’État et les lancer ensuite dans le massacre de la guerre. Les relations entre les différents États bourgeois n’ont pas de caractère fixe puisqu’elles dépendent de leur évolution sur la scène internationale et de l’impossibilité de l’intervention d’un élément directeur conscient et volontaire des différentes bourgeoisies. Churchill est un exemple de la façon dont on peut rester cohérent et farouchement anticommuniste en passant très facilement de la lutte à l’alliance avec la Russie ou l’Allemagne.

Dans cette évolution du processus unitaire de l’État dans la phase impérialiste du capitalisme, on assiste au fait que certains États trouvent dans les États qui s’opposent à eux dans la défense de leurs intérêts, le matériel politique qui facilite la mobilisation des masses pour les atteler à leur wagon et les détacher de leurs bases de classe. En janvier 1933, correspondant à l’arrivée au pouvoir d’Hitler, on assiste en France à la réalisation de la formule gouvernementale qui semblait la plus à gauche, compte tenu des contingences du moment, alors que Daladier est appelé au gouvernement par un parlement qui avait connu une victoire électorale de gauche en 1932.

Quant à la politique de l’État russe et à la tactique correspondante du Comintern, elle est partout contre-révolutionnaire, mais elle adopte des expressions contradictoires dans le temps. Par exemple, avec la politique du « social-fascisme » en 1930-33, car l’objectif du capitalisme international est alors concentré sur la victoire d’Hitler. Une fois cette terrible défaite infligée au prolétariat allemand et mondial, et cette victoire solidement établie, l’attention se porte sur d’autres pays et notamment sur la France. Il en résulte la politique qui sera précisée dans la formule du Front populaire, une politique qui fera les affaires du capitalisme français et allemand et de tous les autres pays. Et l’idée de patrie sera valablement invoquée par les uns et les autres, car il est clair que de part et d’autre de la barricade il n’y a plus qu’un seul objectif : menacer l’« intégrité nationale » par la guerre.

L’essence de la nouvelle tactique consiste donc à encadrer le prolétariat dans les appareils étatiques respectifs, tandis que les objectifs internationaux alternatifs du capitalisme détermineront l’anti-fascisme ou le pro-fascisme de l’État soviétique et l’expression formelle de la tactique du Comintern : alliance avec la social-démocratie, social-fascisme, Front populaire.

(À suivre)

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Notes:

[1. Le « commissaire du peuple aux Affaires étrangères », c’est-à-dire le Ministre des affaires étrangères, de l’URSS de 1930 à 1939 [note du GIGC]

[2. Les « réparations » de guerre que le Traité de Versailles de 1919 avait imposées à l’Allemagne vaincue [note du GIGC]

[3. C’est-à-dire le stalinien Dimitrov, dirigeant de l’Internationale en 1933 et arrêté par la nazis en Allemagne. Il fut parmi les accusés du procès organisé par les nazis sur l’incendie du Reichstag [note du GIGC]

[4. L’assassinat de Kirov, le dirigeant stalinien à Leningrad, en décembre 1934 est le prétexte aux procès de Moscou de 1936-1937 qui verront les anciens bolcheviques compagnons de Lénine être fusillés suite à leurs « aveux » extorqués sous la torture. [note du GIGC] Le lecteur peut se référer aux articles de la revue Bilan de la Fraction de gauche du PC d’Italie : L’assassinat de Rikovet Staline dépasse Mussolini (Bilan#14 et 34).

[5. La guerre d’Éthiopie lancée par Mussolini [note du GIGC]