Révolution ou Guerre n° 1

(18 janvier 2014)

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Sur la nature et la fonction politique du parti politique du prolétariat

Internationalisme 38, Gauche Communiste de France, 1948

Le texte que nous reproduisons ici date de juin 1948. Il fut publié dans la revue Internationalisme #38 de la Gauche Communiste de France. Nous soumettons ce texte Sur la nature et la fonction du parti politique du prolétariat à la réflexion des générations actuelles de révolutionnaires. Pour notre part, nous sommes en accord avec l’essentiel de ce qui est développé ici sur la dimension politique de la lutte du prolétariat comme caractéristique principale de cette lutte, sur le rôle central et indispensable de la ’conscience de classe’ dans le développement de cette dimension politique, et sur le fait que cette ’conscience de classe’ s’exprime en tout premier lieu et de la manière la plus évoluée, la plus développée, la plus claire, dans les minorités politiques communistes que le prolétariat fait surgir dans sa lutte historique, et tout spécialement dans le parti communiste. Ainsi, nous nous revendiquons de ce texte et le faisons nôtre. Plus important encore, nous estimons qu’il appartient aux groupes et minorités communistes de défendre les leçons politiques qui y sont présentées en mettant en avant dans le combat de classe les dimensions (politique, conscience de classe, parti) et l’unité qui les unit face aux attaques incessantes, particulièrement aujourd’hui, de l’idéologie bourgeoise sous différentes formes et variantes.

Selon nous, le positionnement politique de ce texte se situe dans la continuité et la lignée du combat historique des ’gauches’ contre les visions anarchistes (combattues par Marx et Engels), ’économistes’ (combattues par Lénine) et conseillistes, hier combattues en particulier par la Gauche dite ’italienne’, aujourd’hui par les forces se situant du côté ’partidiste’ dans la lutte idéologique et politique sur la conscience de classe. Ce n’est pas un hasard si, dans ce texte, Internationalisme, dont le CCI s’est toujours revendiqué, se positionne du côté de Lénine - et de la vision de fond de Que faire ? - ’contre’ Rosa Luxemburg sur la compréhension du développement de la conscience de classe. Dans ce sens, il s’inscrit dans la continuité des apports et des leçons fondamentales que le courant de la Gauche dite ’italienne’ avait développées auparavant ; en particulier dans les Thèses de Rome (1922) adoptées par le Parti communiste d’Italie et par les Thèses de Lyon [1].

Les quelques réserves ou désaccords que nous avons aujourd’hui avec ce texte sont, selon nous, d’ordre secondaire et plus liés aux conditions particulières de l’après-guerre : les espoirs de reprise internationale de la lutte ouvrière déçus ; l’isolement et la dispersion des groupes communistes ; la confirmation de la poursuite de la période la plus noire de contre-révolution.

Il est un désaccord qui reste néanmoins à relever car il continue à représenter un enjeu politique sur le plan du combat pour le regroupement des forces communistes aujourd’hui ; en particulier au sein de la Gauche communiste. Dans le point 13, Internationalisme critique la constitution du Partito Comunista Internazionalista en Italie en 1943-1945. Sans rentrer dans les détails, ni dans les arguments, nous considérons que ce point de vue que le CCI a largement participé à diffuser (tout en passant sous silence le fait que les militants qui allaient constituer la GCF s’étaient prononcés en faveur de la constitution du parti au moment de sa constitution) est erroné et fait fi de la réalité concrète à laquelle se trouvaient confrontés les militants de la Gauche en Italie. Il est d’ailleurs regrettable que la GCF, et à sa suite le CCI, ne soit jamais revenue sur le positionnement initial en faveur de l’adhésion au parti nouvellement constitué. Toujours est-il que cette ’divergence’, comprise et défendue de manière sectaire comme un dogme touchant à une supposée ’légitimité historique’ au détriment de l’autre courant, en particulier par le CCI, reste un obstacle important au développement d’une relation fraternelle et de débat entre les deux courants historiques aujourd’hui représentés par la TCI - Battaglia Comunista en Italie - et le CCI ’historique’.

70 ans plus tard, une telle ’divergence’ ne peut en aucun cas justifier une politique contre le regroupement des forces de la Gauche communiste. [2]

Sur la nature et la fonction politique du parti politique du prolétariat

1 - L’idée de la nécessité d’organisme politique agissant du prolétariat, pour la révolution sociale, semblait être acquise dans le mouvement ouvrier socialiste.

Il est vrai que les anarchistes ont toujours protesté contre le terme ’politique’ donné à cet organisme. Mais la protestation anarchiste provenait du fait qu’ils entendaient le terme de l’action politique dans un sens très étroit, synonyme pour eux d’une action pour des réformes législatives : participation aux élections et aux parlements bourgeois, etc. Mais, ni les anarchistes ni aucun autre courant dans le mouvement ouvrier ne nient la nécessité du regroupement des révolutionnaires socialistes dans des associations qui, par l’action et la propagande, se donne pour tâche d’intervenir et d’orienter la lutte des ouvriers. Or, tout groupement - qui se donne pour tâche d’orienter, dans une certaine direction, les luttes sociales - est un groupement politique.

Dans ce sens, la lutte d’idée autour du caractère politique ou non-politique donné à ces organisations n’est qu’un débat de mots cachant au fond, sous des phrases générales, des divergences concrètes sur l’orientation, sur le but à atteindre et les moyens pour y parvenir. En d’autres termes, des divergences précisément politiques.

Si, aujourd’hui, surgissent à nouveau des tendances qui remettent en question la nécessité d’un organisme politique pour le prolétariat, c’est en conséquence de la dégénérescence (et de leur passage au service du capitalisme) des partis qui furent autrefois des organisations du prolétariat : les partis socialistes et communistes. Les termes de la politique et de partis politiques subissent actuellement un discrédit même dans des milieux bourgeois. Cependant, ce qui a conduit à des faillites retentissantes n’est pas la politique en général, mais certaines politiques, la politique n’étant rien d’autre que l’orientation que se donnent les hommes dans l’organisation de leur vie sociale. Se détourner de cette action, c’est renoncer à vouloir orienter la vie sociale et, par conséquent, à vouloir la transformer, c’est subir et accepter la société présente.

2 - La notion de classe est une notion essentiellement historico-politique et non simplement une classification économique. Économiquement, tous les hommes font partie d’un même système de production dans une période historique donnée. La division, basée sur les positions distinctes que les hommes occupent dans un même système de production et de répartition et qui ne dépasse pas le cadre de ce système, ne peut devenir le postulat de la nécessité historique du dépassement. La division en catégories économiques n’est alors qu’un moment de la contradiction interne constante se développant avec le système mais restant circonscrite à l’intérieur des limites de celui-ci. L’opposition historique est en quelque sorte ’extérieure’ dans le sens qu’elle s’oppose à l’ensemble du système pris comme un tout ; et cette opposition se réalise dans la destruction du système social existant et son remplacement par un autre basé sur un nouveau mode de production. La classe est la personnification de cette opposition historique, en même temps qu’elle est la force socialo-humaine le réalisant.

Le prolétariat n’existe, en tant que classe dans le plein sens du terme, que dans l’orientation qu’il donne à ses luttes, non en vue de l’aménagement de ses conditions de vie à l’intérieur du système capitaliste mais dans son opposition contre l’ordre social existant. Le passage de la catégorie à la classe, de la lutte économique à la lutte politique n’est pas un procès évolutif, un développement continu immanent, de façon que l’opposition historique de classe émerge automatiquement et naturellement après avoir été longtemps contenue dans la position économique des ouvriers. De l’une à l’autre, il y a un bond dialectique qui s’effectue. Il consiste dans la prise de conscience de la nécessité historique de la disparition du système capitaliste. Cette nécessité historique coïncide avec l’aspiration du prolétariat à la libération de sa condition d’exploité et la contient.

3 - Toutes les transformations sociales dans l’histoire avaient pour condition fondamentale déterminante le développement des forces productives devenues incompatibles avec la structure par trop étroite de l’ancienne société. C’est aussi dans l’impossibilité de dominer plus longtemps les forces productives qu’il a développées que le capitalisme accuse sa propre fin et la raison de son effondrement, et apporte ainsi la condition et la justification historique de son dépassement par le socialisme.

Mais, hormis cette condition, les différences dans le déroulement entre les révolutions antérieures (y compris la révolution bourgeoise) et la révolution socialiste restent décisives et nécessitent une étude approfondie de la part de la classe révolutionnaire.

Pour la révolution bourgeoise par exemple, les forces de production incompatibles avec le féodalisme trouvent encore la condition de leur développement dans un système de propriété d’une classe possédante. De ce fait, le capitalisme développe économiquement ses bases lentement et longtemps à l’intérieur du monde féodal. La révolution politique suit le fait économique et le consacre. De ce fait également, la bourgeoisie n’a pas un besoin impérieux d’une conscience du mouvement économique et social. Son action est directement propulsée par la pression des lois du développement économique qui agissent sur elle comme des forces aveugles de la nature et déterminent sa volonté. La conscience demeure un facteur de second ordre. Elle retarde sur les faits. Elle est plus enregistrement qu’orientation. La révolution bourgeoise se situe dans cette préhistoire de l’humanité où les forces productives encore peu développées dominent les hommes.

Le socialisme, au contraire, est basé sur un développement des forces productives incompatibles avec toute propriété individuelle ou sociale d’une classe. De ce fait, le socialisme ne peut fonder des assises économiques au sein de la société capitaliste. La révolution politique est la première condition d’une orientation socialiste de l’économie et de la société. De ce fait également, le socialisme ne peut se réaliser qu’en tant que conscience des finalités du mouvement, conscience des moyens de leur réalisation et volonté consciente de l’action. La conscience socialiste précède et conditionne l’action révolutionnaire de la classe. La révolution socialiste est le début de l’histoire, où l’homme est appelé à dominer les forces productives qu’il a déjà fortement développées et cette domination est précisément l’objet que se pose la révolution socialiste.

4 - Pour cette raison, toutes les tentatives d’asseoir le socialisme sur des réalisations pratiquées au sein de la société capitaliste sont, par la nature même du socialisme, vouées à l’échec. Le socialisme exige dans le temps un développement avancé des forces productives, avec pour espace la terre entière et pour condition primordiale la volonté consciente des hommes. La démonstration expérimentale du socialisme au sein de la société capitaliste ne peut pas dépasser, dans le meilleur des cas, le niveau d’une utopie. Et la persistance dans cette voie mène de l’utopie à une position de conservation et de renforcement du capitalisme [3]. Le socialisme en régime capitaliste ne peut être qu’une démonstration théorique, sa matérialisation ne peut prendre que la forme d’une force idéologique et sa réalisation que la lutte révolutionnaire du prolétariat contre l’ordre social.

Et, puisque l’existence du socialisme ne peut se manifester d’abord que dans la conscience socialiste, la classe qui le porte et le personnifie n’a d’existence historique que par cette conscience. La formation du prolétariat en tant que classe historique n’est que la formation de sa conscience socialiste. Ce sont là deux aspects d’un même processus historique, inconcevables séparément parce qu’inexistants l’un sans l’autre.

La conscience socialiste ne découle pas de la position économique des ouvriers ; elle n’est pas un simple reflet de leur condition de salariés. Pour cette raison, la conscience socialiste ne se forge pas simultanément et spontanément dans les cerveaux de tous les ouvriers et uniquement dans leurs cerveaux. Le socialisme en tant qu’idéologie apparaît séparément et parallèlement aux luttes économiques des ouvriers, tous les deux ne s’engendrent pas l’un l’autre quoique s’influençant réciproquement et se conditionnant dans leur développement ; tous les deux trouvent leurs racines dans le développement historique de la société capitaliste.

5 - Si les ouvriers ne deviennent ’classe par elle-même et pour elle-même’ (selon l’expression de Marx et Engels) que par la prise de conscience socialiste, on peut dire que le processus de constitution de la classe s’identifie au processus de formation des groupes de militants révolutionnaires socialistes. Le parti du prolétariat n’est pas une sélection, pas davantage une ’délégation’ de la classe mais c’est le mode d’existence et de vie de la classe elle-même. Pas plus qu’on ne peut saisir la matière en dehors du mouvement, on ne peut saisir la classe en dehors de sa tendance à se constituer en organismes politiques. ’L’organisation du prolétariat en classe, donc en parti politique’ (Manifeste Communiste) n’est pas une formule du hasard, mais exprime la pensée profonde de Marx-Engels. Un siècle d’expérience a magistralement confirmé la validité de cette façon de concevoir la notion de classe.

6 - La conscience socialiste ne se produit pas par génération spontanée mais se reproduit sans cesse ; et une fois apparue, elle devient dans son opposition au monde capitaliste existant, le principe actif déterminant et accélérant, dans et par l’action, son propre développement. Toutefois, ce développement est conditionné et limité par le développement de contradictions du capitalisme. Dans ce sens, la thèse de Lénine de ’la conscience socialiste injectée aux ouvriers’ par le parti, en opposition à la thèse de Rosa de ’la spontanéité’ de la prise de conscience engendrée au cours d’un mouvement partant de la lutte économique pour aboutir à la lutte socialiste révolutionnaire, est certainement plus exacte. La thèse de ’la spontanéité’ aux apparences démocratiques a, quant au fond, une tendance mécaniste d’un déterminisme économique rigoureux. Elle part d’une relation de cause à effet où la conscience socialiste ne serait que la résultante, l’effet d’un mouvement premier, à savoir la lutte économique des ouvriers qui l’engendrerait. Elle serait en outre d’une nature fondamentalement passive par rapport aux luttes économiques qui seront l’élément actif. La conception de Lénine restitue à la conscience socialiste et au parti qui la matérialise leur caractère de facteur et de principe essentiellement actifs. Elle ne la détache pas mais l’inclut dans la vie et dans le mouvement.

7 - La difficulté fondamentale de la révolution socialiste réside dans cette situation complexe et contradictoire : d’une part la révolution ne peut se réaliser qu’en tant qu’action consciente de la grande majorité de la classe ouvrière, d’autre part cette prise de conscience se heurte aux conditions qui sont faites aux ouvriers dans la société capitaliste, conditions qui empêchent et détruisent sans cesse la prise de conscience par les ouvriers de leur mission historique révolutionnaire. Cette difficulté ne peut absolument pas être surmontée uniquement par la propagande théorique indépendamment de la conjoncture historique. Mais moins encore que dans la propagande pure, la difficulté ne saurait trouver la condition de sa solution par les luttes économiques des ouvriers. Laissées à leur propre développement interne, les luttes des ouvriers contre les conditions d’exploitation capitaliste peuvent mener tout au plus à des explosions de révolte, c’est-à-dire à des réactions négatives mais qui sont absolument insuffisantes pour leur action positive de transformation sociale, uniquement possible par la conscience des finalités du mouvement. Ce facteur ne peut être que cet élément politique de la classe qui tire sa substance théorique, non des contingences et du particularisme de la position économique des ouvriers mais du mouvement des possibilités et des nécessités historiques. Seule l’intervention de ce facteur permet à la classe de passer du plan de la réaction négative au plan de l’action positive, de la révolte à la révolution.

8 - Mais il serait absolument erroné de vouloir substituer ces organismes - manifestations de la conscience de la classe - à la classe elle-même et ne considérer la classe que comme une masse informe destinée à servir de matériaux à ces organismes politiques. Cela serait substituer une conception militariste à la conception révolutionnaire du rapport entre la conscience et l’être, entre le parti et la classe. La fonction historique du parti n’est pas d’être un état-major dirigeant l’action de la classe considérée comme une armée et, comme elle, ignorant le but final, les objectifs immédiats des opérations et le mouvement ’d’ensemble’ des manoeuvres. La révolution socialiste n’est en rien comparable à l’action militaire. Sa réalisation est conditionnée par la conscience qu’ont les ouvriers eux-mêmes dictant leurs décisions et actions propres.

Le parti n’agit donc pas à la place de la classe. Il ne réclame pas la ’confiance’ dans le sens bourgeois du mot, c’est-à-dire d’être une délégation à qui est confié le sort et la destinée de la société. Il a uniquement pour fonction historique d’agir en vue de permettre à la classe d’acquérir elle-même la conscience de sa mission, de ses buts et des moyens qui sont les fondements de son action révolutionnaire.

9 - Avec la même vigueur que doit être combattue cette conception du parti/état-major, agissant pour le compte et à la place de la classe, doit être rejetée cette autre conception qui, partant du fait que ’l’émancipation des travailleurs sera l’oeuvre des travailleurs eux-mêmes’ (Adresse inaugurale), prétend lier le rôle du militant et du parti révolutionnaire. Sous le prétexte très louable de ne pas imposer leur volonté aux ouvriers, ces militants s’esquivent de leur tâche, fuient leurs propres responsabilités et mettent les révolutionnaires à la queue du mouvement ouvrier.

Les premiers se mettent en dehors de la classe, en la niant et en se substituant à elle, les seconds se mettent non moins en dehors d’elle en niant la fonction propre à l’organisation de classe qu’est le parti, en se niant comme facteur révolutionnaire et en s’excluant par l’interdiction qu’ils jettent sur leur propre action.

10 - Une correcte conception des conditions de la révolution socialiste doit partir des éléments suivants et les englober :

A) Le socialisme n’est une nécessité que du fait que le développement atteint par les forces de production n’est plus compatible avec une société divisée en classes.

B) Cette nécessité ne peut devenir réalité que par la volonté et l’action consciente de la classe opprimée, dont la libération sociale se confond avec la libération de l’humanité de son aliénation aux forces de production auxquelles elle a été assujettie jusqu’à ce jour.

C) Le socialisme, étant à la fois nécessité objective et volonté subjective, ne peut s’exprimer que dans l’action révolutionnaire consciente de sa finalité.

D) L’action révolutionnaire est inconcevable en dehors d’un programme révolutionnaire. De même, l’élaboration du programme est inséparable de l’action. Et c’est parce que le parti révolutionnaire est ’un corps de doctrine et une volonté d’action’ (Bordiga) qu’il est la concrétisation la plus achevée de la conscience socialiste et l’élément fondamental de sa réalisation.

11 - La tendance à la constitution du parti du prolétariat se fait dès la naissance de la société capitaliste. Mais, tant que les conditions historiques pour le socialisme ne sont pas suffisamment développées, l’idéologie du prolétariat comme la constitution du parti ne peuvent que rester au stade embryonnaire. Ce n’est qu’avec la ’Ligue des Communistes’ qu’apparait, pour la première fois, un type achevé d’organisation politique du prolétariat.

Quand on examine de près le développement de constitution des partis de classe, il apparaît immédiatement le fait que l’organisation en parti ne suit pas une progression constante mais, au contraire, enregistre des périodes de grand développement alternant avec d’autres pendant lesquelles le parti disparaît. Ainsi, l’existence organique du parti ne semble pas dépendre uniquement de la volonté des individus qui le composent. Ce sont les situations objectives qui conditionnent son existence. Le parti, étant essentiellement un organisme d’action révolutionnaire de la classe, ne peut exister que dans des situations où l’action de la classe ouvrière se fait jour. En l’absence de conditions d’action de classe des ouvriers (stabilité économique et politique du capitalisme, ou à la suite des défaites profondes des luttes ouvrières), le parti ne peut subsister. Il se disloque organiquement ou bien il est obligé pour subsister, c’est-à-dire pour exercer une influence, de s’adapter aux conditions nouvelles qui nient l’action révolutionnaire, et alors le parti inévitablement se remplit d’un contenu nouveau. Il devient conformiste, c’est-à-dire qu’il cesse d’être le parti de la révolution.

Marx, mieux que tout autre, a compris le conditionnement de l’existence du parti. À deux reprises, il se fait l’artisan de la dissolution de la grande organisation : en 1851, au lendemain de la défaite de la révolution et du triomphe de la réaction en Europe, une seconde fois en 1873 après la défaite de la Commune de Paris, il se prononce franchement pour la dissolution, la première fois de la Ligue des Communistes et la seconde fois de la 1ère Internationale.

12 - L’expérience de la 2ème Internationale confirme l’impossibilité de maintenir au prolétariat son parti dans une période prolongée d’une situation non-révolutionnaire. La participation finale des partis de la 2ème Internationale à la guerre impérialiste en 1914 n’a fait que révéler la longue corruption de l’organisation. La perméabilité et la pénétrabilité, toujours possibles et valables de l’organisation politique du prolétariat par l’idéologie de la classe capitaliste régnante, prennent, dans des périodes prolongées de stagnation et de reflux de la lutte de classe, une ampleur telle que l’idéologie de la bourgeoisie finit par se substituer à celle du prolétariat, qu’inévitablement le parti se vide de son contenu de classe (...) pour devenir l’instrument de classe de l’ennemi.

L’histoire des partis communistes de la 3ème Internationale a de nouveau démontré l’impossibilité de sauvegarder le parti dans une période de reflux révolutionnaire et de sa dégénérescence dans une telle période.

13 - Pour ces raisons, la constitution des partis d’une Internationale par les trotskistes depuis 1935 et la constitution récente d’un Parti Communiste Internationaliste en Italie, tout en étant des formations artificielles, ne peuvent être que des entreprises de confusion et d’opportunisme. Au lieu d’être des moments de la constitution du futur parti de classe, ces formations sont des obstacles et le discréditent par la caricature qu’elles présentent. Loin d’exprimer une maturation de la conscience et un dépassement de l’ancien programme, elles ne font que reproduire l’ancien programme qu’elles transforment en dogmes. Rien d’étonnant que ces formations reprennent les positions arriérées et dépassées de l’ancien parti en les aggravant encore, comme la tactique du parlementarisme, du syndicalisme, etc.

14 - Mais la rupture de l’existence organisationnelle du parti ne signifie pas une rupture dans le développement de l’idéologie de la classe. Les reflux révolutionnaires signifient en premier lieu l’immaturité du programme révolutionnaire. La défaite est le signal de la nécessité de réexamen critique des positions programmatiques antérieures et l’obligation de son dépassement sur la base de l’expérience vivante de la lutte.

Cette oeuvre critique positive d’élaboration programmatique poursuit à travers des organismes émanant de l’ancien parti. Ils constituent l’élément actif dans la période de recul pour la constitution du futur parti dans une période d’un nouveau flux révolutionnaire. Ces organismes, ce sont les groupes ou fractions de gauche issus du parti après sa dissolution organisationnelle ou son altération idéologique. Telles furent la fraction de Marx dans la période allant de la dissolution de la Ligue à la constitution de la 1ère Internationale, les courants de gauche dans la 2ème Internationale (pendant la 1ère guerre mondiale) et qui ont donné naissance aux nouveaux partis et Internationale en 1919 ; telles sont les fractions de gauche et les groupes qui poursuivent leur travail révolutionnaire depuis la dégénérescence de la 3ème Internationale. Leur existence et leur développement sont la condition de l’enrichissement du programme de la révolution et de la reconstruction du parti de demain.

15 - L’ancien parti, une fois happé et passé au service de la classe ennemie, cesse définitivement d’être un milieu où s’élabore et chemine la pensée révolutionnaire et où peuvent se former des militants du prolétariat. Aussi, c’est ignorer le fondement de la notion du parti que d’escompter, sur des courants venant de la social-démocratie ou du stalinisme, pour servir de matériaux de construction du nouveau parti de classe. Les trotskistes - adhérant aux partis de la 2ème Internationale où ils poursuivent l’hypocrite pratique du noyautage en direction de ces partis, afin de susciter, dans ces milieux anti-prolétariens, des courants ’révolutionnaires’ avec qui ils veulent constituer le nouveau parti du prolétariat - montrent par là qu’eux-mêmes ne sont qu’un courant mort, expression d’un (...) d’avenir.

Le nouveau parti de la révolution ne peut se constituer sur la base d’un programme dépassé par les événements ; de même, il ne peut se construire avec des éléments qui restent organiquement attachés à des organismes qui ont cessé à jamais d’être de la classe ouvrière.

16 - L’histoire du mouvement ouvrier n’a jamais connu de période plus sombre et un recul plus profond de la conscience révolutionnaire que la période présente. Si l’exploitation économique des ouvriers apparaît comme condition absolument insuffisante pour la prise de conscience de leur mission historique, il s’avère que cette prise conscience est infiniment plus difficile que ne le pensaient les militants révolutionnaires. Peut-être faut-il, pour que le prolétariat puisse se ressaisir, que l’humanité connaisse le cauchemar de la 3ème guerre mondiale et l’horreur d’un monde en chaos, et que le prolétariat trouve d’une façon (...) place dans le dilemme ’mourir ou se sauver’ (...) qu’il trouve la condition de son ressaisissement.

17 - Il ne nous appartient pas, dans le cadre de cette thèse, de rechercher quelles sont les conditions précises qui permettront la prise de conscience du prolétariat, ni quelles seront les données de groupement et d’organisation unitaire que se donnera le prolétariat pour son combat révolutionnaire. Ce que nous pouvons avancer à ce sujet et que l’expérience des 30 dernières années nous autorise à affirmer d’une façon catégorique, c’est que ni les revendications économiques, ni toute la gamme des revendications dites ’démocratiques’ (parlementarisme, droit des peuples à disposer d’eux-mêmes, etc.) ne peuvent servir de fondement à l’action historique du prolétariat. Pour ce qui concerne la forme d’organisation, il apparaît, avec encore plus d’évidence, que ce ne pourront pas être les syndicats, avec leur structure verticale, professionnelle, corporatiste. Toutes ces formes d’organisation devront être reléguées au musée de l’histoire et appartiennent au passé du mouvement ouvrier. Mais, dans la pratique, elles doivent être absolument abandonnées et dépassées. Les nouvelles organisations devront être unitaires, c’est-à-dire englober la grande majorité des ouvriers et dépasser les cloisonnements particularistes des intérêts professionnels. Leur fondement sera le plan social, leur structure, la localité, les conseils ouvriers tels qu’ils ont surgi en 1917 en Russie, en 1918 en Allemagne, apparaissant comme le type nouveau d’organisation unitaire de la classe. C’est dans ce type de conseils ouvriers et non dans un rajeunissement des syndicats que les ouvriers trouveront la forme la plus appropriée de leur organisation.

Mais, quelles que soient les formes nouvelles d’organisation unitaire de la classe, elles ne changent en rien le problème de la nécessité de l’organisme politique qu’est le parti, ni le rôle décisif qu’il a à jouer. Le parti restera le facteur conscient de l’action de classe. Il est la force motrice idéologique indispensable à l’action révolutionnaire du prolétariat. Dans l’action sociale, il joue un rôle analogue à l’énergie dans la production. La reconstruction de cet organisme de classe est à la fois conditionnée par une tendance, se faisant jour dans la classe ouvrière, de rupture avec l’idéologie capitaliste et s’engageant pratiquement dans une lutte contre le régime existant, en même temps que cette reconstruction est une condition d’accélération et d’approfondissement de cette lutte et la condition déterminante de son triomphe.

18 - On ne saurait déduire du fait de l’inexistence, dans la période présente, des conditions requises pour la construction du parti, à l’inutilité ou à l’impossibilité de toute activité immédiate des militants révolutionnaires. Entre ’l’activisme creux des faiseurs de partis et l’isolement individuel, entre un aventurisme et un (...) impuissant, le militant ne saurait faire un choix mais les combattre comme étant également étrangers à l’esprit révolutionnaire et nuisibles à la cause. Rejetant également la conception volontariste de l’action militante qui se présente comme l’unique facteur déterminant le mouvement de la classe et la conception mécaniste du parti, simple reflet passif du mouvement, le militant doit considérer son action comme un des facteurs qui, dans l’interaction avec les autres facteurs, conditionne et détermine l’action de la classe. C’est en partant de cette conception que le militant trouve le fondement de la nécessité et de la valeur de son activité, en même temps que la limite de ses possibilités et de sa portée. Adapter son activité aux conditions de la conjoncture présente, c’est le seul moyen de la rendre efficiente et féconde.

19 - La volonté de construire, en toute hâte et à tout prix, le nouveau parti de classe, en dépit des conditions objectives défavorables et en les violentant, relève à la fois d’un volontarisme aventuriste et infantile et d’une fausse appréciation de la situation et de ses perspectives immédiates, et finalement d’une totale méconnaissance de la notion de parti et des rapports entre le parti et la classe. Aussi, toutes ces tentatives sont fatalement vouées à l’échec, ne réussissent, dans les meilleurs des cas, qu’à créer des groupements opportunistes se trainant dans les sillages des grands PARTIS de la 2ème et de la 3ème Internationales. La seule raison qui justifie alors leur existence n’est plus que le développement en leur sein d’un esprit de chapelle et de secte.

Ainsi, toutes ces organisations sont non seulement happées, dans leur positivité, par leur ’activisme’ immédiat dans l’engrenage de l’opportunisme mais encore produisent, dans leur négativité, un esprit borné propre à des sectes, un patriotisme de clocher, un attachement craintif et superstitieux à ses ’chefs’, à la reproduction caricaturale du (...) des grandes organisations, à la déification des règles d’organisation et à la soumission à une discipline ’librement consentie’, d’autant plus tyrannique et plus intolérable qu’elle est en proportion inverse au nombre.

Dans son double aboutissement, la construction artificielle et prématurée du parti conduit à la négation de la construction de l’organisme politique de la classe, à la destruction des cadres et à la perte, à une échéance plus ou moins brève mais certaine, du militant épuisé, dans le vide et complètement démoralisé.

20 - La disparition du parti, soit par son rétrécissement et sa dislocation organisationnelle comme ce fut le cas pour la 1ère Internationale, soit par son passage au service du capitalisme comme ce fut le cas pour les partis de la 2 ème et de la 3ème Internationales, exprime dans l’un et l’autre cas la fin d’une période dans la lutte révolutionnaire du prolétariat. La disparition du parti est alors inévitable et aucun volontarisme ou la présence d’un chef plus ou moins génial ne saurait l’en empêcher.

Marx et Engels ont vu à deux reprises l’organisation du prolétariat, à la vie de laquelle ils ont pris part d’une façon prépondérante, se briser et mourir. Lénine et Luxemburg ont assisté impuissants à la trahison des grands partis sociaux-démocrates. Trotsky et Bordiga n’ont rien pu pour transformer la dégénérescence des partis communistes et leur transformation en une monstrueuse machine du capitalisme que nous connaissons depuis.

Ces exemples nous enseignent, non pas l’inanité du parti comme le prétend une analyse superficielle et fataliste, mais seulement que cette nécessité qu’est le parti de la classe n’a pas une existence d’après une ligne uniformément continue et ascendante, que son existence même n’est pas toujours possible, que son développement et son existence sont en correspondance et étroitement liés à la lutte de classe du prolétariat qui lui donne naissance et qu’il exprime. C’est pourquoi la lutte des militants révolutionnaires, au sein du parti, au cours de la période de sa dégénérescence et avant sa mort en tant que parti ouvrier, a un sens révolutionnaire, mais non celui, vulgaire, que lui ont donné les diverses oppositions trotskistes. Pour ces derniers, il s’agissait des redressements ; et pour redresser, il fallait avant tout que l’organisation et son unité ne soient pas mises en péril. Il s’agissait pour eux de maintenir l’organisation dans sa splendeur passée alors que, précisément, les conditions objectives ne le permettaient pas et que la splendeur de l’organisation ne pouvait se maintenir qu’au prix d’une altération constante et croissante de sa nature révolutionnaire et de classe. Ils cherchaient, dans des mesures organisationnelles, les remèdes pour sauver l’organisation, sans comprendre que l’effondrement organisationnel est toujours l’expression et le reflet d’une période de reflux révolutionnaire et souvent la solution de loin préférable à sa survivance (…), et qu’en tout cas ce que les révolutionnaires avaient à sauver, c’était non l’organisation mais l’idéologie de classe, risquant de sombrer dans l’effondrement de l’organisation.

Ne comprenant pas les causes objectives de l’inévitable perte de l’ancien parti, on ne pouvait comprendre la tâche des militants dans cette période. De l’échec de la sauvegarde de l’ancien parti à la classe, on concluait à la nécessité de construire dans l’immédiat un nouveau parti. L’incompréhension ne faisait que se doubler d’un aventurisme, le tout basé sur une conception volontariste du parti.

Une étude correcte de la réalité fait comprendre que la mort de l’ancien parti implique précisément l’impossibilité immédiate de construire un nouveau parti ; elle signifie l’inexistence, dans la période présente, des conditions nécessaires pour l’existence de tout parti, aussi bien ancien que nouveau.

Dans une telle période, seuls peuvent subsister de petits groupes révolutionnaires assurant une solution de continuité, moins organisationnelle qu’idéologique, condensant en leur sein l’expérience passée du mouvement et de la lutte de la classe, présentant le trait d’union entre le parti d’hier et celui de demain, entre le point culminant de la lutte et de la maturité de la conscience de classe dans la période de flux passé vers son dépassement dans la nouvelle période de flux dans l’avenir. Dans ces groupes, se poursuit la vie idéologique de la classe, l’auto-critique de ses luttes, le réexamen critique de ses idées antérieures, l’élaboration continue de son programme, la maturation de sa conscience et la formation de nouveaux cadres de militants pour la prochaine étape de son assaut révolutionnaire.

21 - La période présente que nous vivons est le produit d’une part de la défaite de la première grandiose vague révolutionnaire du prolétariat international qui a mis fin à la Première Guerre impérialiste et qui a atteint son point culminant dans la révolution d’octobre 1917 en Russie et dans le mouvement spartakiste de 1918-19, d’autre part par les transformations profondes opérées dans la structure économico-politique du capitalisme évoluant vers sa forme ultime et décadente : le capitalisme d’État. Au surplus, un rapport dialectique existe entre cette évolution du capitalisme et la défaite de la révolution.

Malgré leur combativité héroïque, malgré la crise permanente et insurmontable du système capitaliste et l’aggravation inouïe et croissante des conditions de vie des ouvriers, le prolétariat et son avant-garde ne purent tenir tête à la contre-offensive du capitalisme. Ils ne trouvèrent pas, face à eux, le capitalisme classique et furent surpris par ses transformations, posant des problèmes auxquels ils n’étaient pas préparés ni théoriquement ni politiquement. Le prolétariat et son avant-garde - qui, longtemps et couramment, avaient confondu capitalisme et possession privée de moyens de production, socialisme et étatisation - se sont trouvés déroutés et désemparés devant les tendances du capitalisme moderne à la concentration étatique de l’économie et à sa planification. Dans leur immense majorité, les ouvriers se sont laissés gagner à l’idée que cette évolution présentait un mode de transformation original de la société du capitalisme vers le socialisme. Ils se sont associés à cette oeuvre, ils ont abandonné leur mission historique de classe et sont devenus les artisans les plus surs de la conservation de la société capitaliste.

Ce sont là les raisons historiques qui donnent au prolétariat sa physionomie actuelle. Tant que ces conditions prévaudront, tant que l’idéologie du capitalisme d’État dominera le cerveau des ouvriers, il ne saurait être question de reconstruction du parti de classe. Ce n’est que lorsqu’au travers des cataclysmes sanglants qui jalonnent la phase du capitalisme d’État, le prolétariat aura saisi tout l’abime qui sépare le socialisme libérateur du monstrueux régime étatique actuel, quand il se manifestera en son sein une tendance croissante à se détacher de cette idéologie qui l’emprisonne et l’annihile, que la voie sera à nouveau ouverte à ’l’organisation du prolétariat en classe, donc en parti politique’. Cette étape sera d’autant plus vite franchie et facilitée par le prolétariat que les noyaux révolutionnaires auront su faire l’effort théorique nécessaire pour répondre aux problèmes nouveaux posés par le capitalisme d’État et à aider le prolétariat à retrouver sa solution de classe et les moyens pour sa réalisation.

22 -Dans la période présente, les militants révolutionnaires ne peuvent subsister qu’en formant des petits groupes se livrant à un travail patient de propagande forcément limité dans son étendue, en même temps qu’à un effort acharné de recherches et de clarification théorique.

Ces groupes ne s’acquitteront de leur tâche que par la recherche des contacts avec d’autres groupes sur les plans national et international, sur la base des critères délimitatifs des frontières de classe. Seuls de tels contacts et leur multiplication en vue de la confrontation des positions et la clarification des problèmes permettront aux groupes et militants de résister physiquement et politiquement à la terrible pression du capitalisme dans la période présente et permettront à ce que tous les efforts soient une contribution réelle à la lutte émancipatrice du prolétariat.

LE PARTI DE DEMAIN

23 - Le parti ne saurait être une simple reproduction de celui d’hier. Il ne pourrait être reconstruit sur un modèle idéal tiré du passé. Aussi bien que son programme, sa structure organique et le rapport qui s’établit entre lui et l’ensemble de la classe sont fondés sur une synthèse de l’expérience passée et des nouvelles conditions plus avancées de l’étape présente. Le parti suit l’évolution de la lutte de classe et à chaque étape de l’histoire de celle-ci correspond un type propre de l’organisme politique du prolétariat.

À l’aube du capitalisme moderne, dans la 1ère moitié du 19ème siècle, la classe ouvrière, encore dans sa phase de constitution menant des luttes locales et sporadiques, ne pouvait donner naissance qu’à des écoles doctrinaires, à des sectes conspiratives et à des ligues. La Ligue des Communistes était l’expression la plus avancée de cette période en même temps que son Manifeste et son appel de ’Prolétaires de tous les pays, unissez-vous’, elle annonçait la période suivante.

La 1ère Internationale correspond à l’entrée effective du prolétariat sur la scène des luttes sociales et politiques dans les principaux pays d’Europe. Aussi, groupe-t-elle toutes les forces organisées de la classe ouvrière, ses tendances idéologiques les plus diverses. La 1ère Internationale réunit à la fois tous les courants et tous les aspects de la lutte ouvrière contingents, économiques, éducatifs, politiques et théoriques. Elle est au plus haut point l’organisation unitaire de la classe ouvrière dans toute sa diversité.

La 2ème Internationale marque une étape de différenciation entre la lutte économique des salariés et la lutte politique sociale. Dans cette période de plein épanouissement de la société capitaliste, la 2ème Internationale est l’organisation de la lutte pour des réformes et des conquêtes politiques, l’affirmation politique du prolétariat, en même temps qu’elle marque une étape supérieure dans la délimitation idéologique au sein du prolétariat, en précisant et élaborant les fondements théoriques de sa mission historique révolutionnaire.

La 1ère guerre mondiale signifiait la crise historique de la société capitaliste et l’ouverture de sa phase de déclin. La révolution socialiste passa dès lors du plan de la théorie au plan de la démonstration pratique. Sous le feu des événements, le prolétariat se trouvait, en quelque sorte, forcé de construire hâtivement son organisation révolutionnaire de combat. L’apport programmatique monumental des premières années de la 3ème Internationale s’est avéré cependant insuffisant et inférieur à l’immensité des problèmes à résoudre, posés par cette phase ultime du capitalisme et de sa transition révolutionnaire. En même temps, l’expérience a vite démontré l’immaturité idéologique générale de l’ensemble de la classe. Devant ces deux écueils et sous la pression des nécessités surgies des événements et de leur rapidité, la 3ème Internationale était amenée à répondre par des mesures organisationnelles : la discipline de fer des militants, etc.

L’aspect organisationnel devant suppléer à l’inachèvement programmatique et le parti à l’immaturité de la classe aboutissaient à la substitution du parti à l’action de la classe elle-même et à l’altération de la notion du parti et des rapports de celui-ci avec la classe.

24 - Sur la base de cette expérience, le futur parti aura pour fondement le rétablissement de cette vérité que : la révolution, si elle contient un problème d’organisation, n’est cependant pas une question d’organisation. La révolution est avant tout un problème idéologique, de maturation de la conscience dans les larges masses du prolétariat.

Aucune organisation, aucun parti ne peut se substituer à la classe elle-même, car plus que jamais reste vrai que ’l’émancipation des travailleurs sera l’oeuvre des travailleurs eux-mêmes’. Le parti, qui est la cristallisation de la conscience de classe n’est ni différent ni synonyme de la classe. Le parti reste nécessairement une petite minorité ; son ambition n’est pas la plus grande force numérique. A aucun moment, il ne peut ni se séparer ni remplacer l’action vivante de la classe. Sa fonction reste celle d’inspiration idéologique au cours du mouvement et de l’action de la classe.

25 - Au cours de la période insurrectionnelle de la révolution, le rôle du parti n’est pas de revendiquer le pouvoir, ni de demander aux masses de lui ’faire confiance’. Il intervient et développe son activité en vue de l’autre mobilisation de la classe, à l’intérieur de laquelle il tend à faire triompher les principes et les moyens d’action révolutionnaire.

La mobilisation de la classe autour du parti, à qui elle ’confie’ ou plutôt abandonne la direction, est une conception reflétant un état d’immaturité de la classe. L’expérience a montré que, dans de telles conditions, la révolution se trouve finalement dans l’impossibilité de triompher et doit rapidement dégénérer en entraînant un divorce entre la classe et le parti. Ce dernier se trouve rapidement dans l’obligation de recourir de plus en plus à des moyens de coercition pour s’imposer à la classe et devient ainsi un obstacle redoutable pour la marche en avant de la révolution.

Le parti n’est pas un organisme de direction et d’exécution. Ces fonctions appartiennent en propre à l’organisation unitaire de la classe. Si les militants du parti participent à ces fonctions, c’est en tant que membres de la grande communauté du prolétariat.

26 - Dans la période post-révolutionnaire, celle de la dictature du prolétariat, le parti n’est pas le parti unique, classique des régimes totalitaires. Ce dernier se caractérise par son identification et son assimilation avec le pouvoir étatique dont il détient le monopole. Au contraire, le parti de classe du prolétariat se caractérise en ce qu’il se distingue de l’État en face de qui il présente l’antithèse historique. Le parti unique, totalitaire tend à s’enfler et à incorporer des millions d’individus pour en faire l’élément physique de sa domination et de son oppression. Le parti du prolétariat au contraire, de par sa nature, reste une sélection idéologique sévère ; ses militants n’ont pas d’avantages à conquérir ou à défendre. Leur privilège est d’être seulement les combattants les plus clairvoyants, les plus dévoués de la cause révolutionnaire. Le parti ne vise donc pas à incorporer en son sein de larges masses, car, au fur et à mesure que son idéologie deviendra celle des larges masses, la nécessité de son existence tendra à disparaître et l’heure de sa dissolution commencera à sonner.

RÉGIME INTÉRIEUR DU PARTI

27 - Les problèmes - concernant les règles d’organisation, qui constituent le régime intérieur du parti - occupent une place aussi décisive que son contenu programmatique. L’expérience passée et, plus particulièrement, celle des partis de la 3ème Internationale ont montré que la conception du parti constitue un tout unitaire. Les règles organisationnelles sont un aspect et une manifestation de cette conception. Il n’y a pas une question d’organisation séparée de l’idée qu’on a sur le rôle et la fonction du parti et du rapport de celui-ci avec la classe. Aucune de ces questions n’existe en soi et toutes sont des éléments constitutifs et expressifs du tout.

Les partis de la 3ème Internationale avaient de telles règles ou tels régimes intérieurs parce qu’ils se sont constitués dans une période d’immaturité évidente de la classe, ce qui les a amenés à substituer le parti à la classe, l’organisation à la conscience, la discipline à la conviction.

Les règles organisationnelles du futur part devront donc être en fonction d’une conception renversée du rôle du parti, dans une étape plus avancée de la lutte, reposant sur une maturité idéologique plus grande de la classe.

28 - Les questions du centralisme démocratique ou organique, qui occupèrent une place prépondérante dans la 3ème Internationale, perdront de leur acuité pour le futur parti. Quand l’action de la classe reposait sur l’action du parti, la question de l’efficacité pratique maximum de cette dernière devait nécessairement dominer le parti qui, d’ailleurs, ne pouvait comporter que des solutions fragmentaires.

L’efficacité de l’action du parti ne consiste pas dans son action pratique de direction et d’exécution, mais dans son action idéologique. La force du parti ne repose donc pas sur la soumission disciplinaire des militants mais sur leur connaissance, leur développement idéologique plus grand, leurs convictions plus sures.

Les règles de l’organisation ne découlent pas de notions abstraites, hissées à la hauteur de principes immanents et immuables : démocratie ou centralisme. De tels principes sont vides de sens. Si la règle de décisions prises à la majorité (démocratie) apparaît, à défaut d’une autre, plus appropriée, être la règle à maintenir, cela ne signifie nullement que, par définition, la majorité possède la vertu d’avoir le monopole de la vérité et des positions justes. Les positions justes découlent de la plus grande connaissance de l’objet, de la plus grande pénétration et du resserrement plus étroit de la réalité.

Aussi, les règles intérieures de l’organisation sont en fonction de l’objectif que se donne et qui est celui du parti. Quelle que soit l’importance de l’efficacité de son action pratique immédiate, que peut lui donner l’exercice d’une discipline plus grande, elle demeure toujours moins importante que l’épanouissement maximum de la pensée des militants et, en conséquence, lui est subordonnée.

Tant que le parti reste le creuset où s’élabore et s’approfondit l’idéologie de la classe, il a pour règle non seulement la liberté la plus grande des idées et des divergences, dans le cadre de ses principes programmatiques, mais a pour fondement le souci de favoriser et d’entretenir sans cesse la combustion de la pensée, en fournissant les moyens pour la discussion et la confrontation des idées et des tendances en son sein.

29 - Vu sous cet angle concernant la conception du parti, rien ne lui est aussi étranger que cette monstrueuse conception d’un parti homogène, monolithique et monopoliste.

L’existence de tendances et de fractions au sein du parti n’est pas une tolérance, un droit pouvant être accordé, donc sujet à discussion.

Au contraire, l’existence des courants dans le parti - dans le cadre des principes acquis et vérifiés - est une des manifestations d’une conception saine de la notion de parti.

Marco, juin 1948.

(Publieé sur http://igcl.org: 18 janvier 2014)

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Notes:

[1Présentées par la Gauche au congrès de Lyon du PC d’Italie en 1926.

[2Dans la mesure où la qualité technique du document d’origine est mauvaise au point que certains passages sont illisibles (mis ici entre parenthèses), nous avons respecté la rédaction, voire les fautes d’impression, d’autant que ce texte de 1948 est un document ’historique’. Il nous permet aussi d’entrevoir le manque de moyens financiers et matériels dont souffraient les militants communistes dans ces années d’après-guerre. Il s’agit donc pas d’une reproduction incomplète de notre part – même si nous pouvons aussi avoir commis des erreurs de tapage.

[3C’est ce qu’est advenu de tous les courants du socialisme utopique qui, devenus des ’écoles’, ont perdu leur aspect révolutionnaire pour se transformer en forces conservatives actives. Voir le Proudhonisme, le Fourrierisme, le coopérativisme, le réformisme et le Socialisme d’État.