(Février 2022) |
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Contribution : Marxisme et connaissance
Le texte publié ici est la suite de la contribution commencée dans le numéro précédent sur "Communisme et communauté". Il sera suivi d’un troisième volet de cette étude dans le prochain Révolution ou guerre. Nous soumettons cette contribution à la réflexion critique de tous. Tout commentaire ou même contribution, critiques ou non, seront les bienvenus. Et dans la mesure du possible, nous n’hésiterons pas à les publier.
Réfléchir sur la fonction et la nature du parti communiste implique nécessairement de réfléchir sur le statut de la connaissance humaine. Évidemment, les connaissances de la société moderne sont le fruit de la méthode scientifique qui prit son essor en parallèle à l’essor du capitalisme lui-même. Mais la science ne fut certainement pas la seule façon d’établir des connaissances durant l’histoire. Les membres des sociétés précapitalistes sans classe apprenaient tous ce qu’ils devaient apprendre sur le mode de vie, par exemple les rudiments de la chasse et de la cueillette, à travers une éducation non séparée de la socialisation générale. De même, le paysan du Moyen-Âge possédait certaines connaissances sur l’agronomie par la simple expérience quotidienne de l’agriculture. Du point de vue historique, la science n’a pas le monopole de la connaissance, mais apparaît davantage comme mode d’acquisition de connaissances dominant et spécifique du capitalisme.
Nous allons donc tenter de clarifier la nature et le statut de la connaissance humaine en générale d’un point de vue marxiste. L’enjeu politique derrière cette contribution est de remettre à l’ordre du jour l’impératif marxiste de transformer la société. En effet, il s’agit de mieux comprendre le lien entre la transformation sociale et la connaissance, lien qui a été formulé de manière abstraite dans la tradition philosophique bourgeoise de la manière dualiste suivante : être et conscience ou encore matière et Esprit.
Méthode : continuité du marxisme
Avant de tenter de jeter sur papier les grandes lignes d’une théorie marxiste de la connaissance, il est important d’expliciter une notion qui sera constamment en filigrane de notre développement. Il s’agit de la notion de la continuité et de l’unité théorique du marxisme. Celle-ci peut paraître de prime abord comme une tentative de figer le marxisme sous la forme d’un dogme immuable, mais nous tenterons de démontrer qu’il s’agit au contraire d’une conception importante pour bien comprendre ce qu’est la connaissance du point de vue à la fois matérialiste et historique.
En arrière-plan de toutes les grandes polémiques et grands débats dans les rangs de ce que l’on appelle par convention le marxisme, apparaît toujours un doute sur la validité de l’analyse marxiste devant l’apparition des faits nouveaux. La plupart du temps, ce doute apparaissait au sein des courants les plus à droite du mouvement ouvrier : c’est ce que l’on nomme le révisionnisme, forme aiguë d’opportunisme. Bien des militants tentèrent de dissiper ce doute en montrant que la validité du marxisme n’est pas circonscrite à l’Angleterre du 19e siècle, mais que la théorie est valable pour l’ensemble du cours historique capitaliste. À la fin du 19e siècle, Engels [1] ne défendait-il pas intégralement la théorie marxiste contre Dühring qui, lui, cherchait à purger la pensée socialiste de toutes traces de dialectique ? À l’orée du 20e siècle, Luxemburg [2] ne défendait-elle pas l’intégralité de la théorie marxiste des crises économiques catastrophiques contre Bernstein qui, lui, affirmait que la nouvelle évolution du capitalisme lui permettait de résoudre ses contradictions économiques ? Lénine [3] ne défendait-il pas intégralement le programme politique révolutionnaire contre Kautsky qui, lui, préconisait un passage pacifique au socialisme rendu possible par de faits nouveaux comme la démocratisation constante des régimes politiques européens ? Ce qui ressort de ces exemples de polémiques historiques concernant le marxisme, c’est que les Engels, Luxemburg et Lénine ne défendaient pas le marxisme comme une série d’écrits divins auxquels on doit souscrire avec foi. Au contraire, le principe qu’ils mettaient implicitement de l’avant est assez simple : le marxisme, en tant que théorie de la transformation révolutionnaire des sociétés et théorie critique du capitalisme, reste valable tant et aussi longtemps que les rapports sociaux capitalistes persisteront. C’est déjà là une forme implicite de la notion de continuité théorique du marxisme. Cela étant dit, le principe de l’invariance – même si valable en soi – ne doit pas servir de prétexte à la défense de positions rendue obsolètes par l’expérience même du mouvement communiste. En effet, on peut voir certains groupes du camp prolétarien se servir de ce principe comme feuille de vigne pour cacher des positions opportunistes telles les syndicats rouges, les luttes de libération nationale, etc.
Cette notion, bien que toujours défendue implicitement par les fractions de gauche du mouvement communiste contre la droite révisionniste, sera surtout systématisée par le courant de la gauche communiste dite italienne. Pour celui-ci, la notion de continuité – ou d’invariance – est en quelque sorte une posture méthodologique du marxisme par rapport à lui-même. En effet, « on emploie l’expression “marxisme” non pour désigner une doctrine découverte ou introduite par l’individu Karl Marx, mais pour se référer à la doctrine qui surgit en même temps que le prolétariat industriel moderne et “l’accompagne” pendant tout le cours de la révolution sociale [4]. » Le marxisme est donc un produit historique, et non pas la pensée d’un individu isolé, si génial soit-il. C’est une théorie qui naît en même temps que la classe dans laquelle s’affirme la négativité face au capitalisme, c’est-à-dire le prolétariat.
Étant une théorie qui, comme toute théorie, émerge de la matérialité des rapports sociaux, le marxisme ne peut donc pas être modifié au gré des volontés individuelles et modes passagères sous peine de trahir ses prémisses et surtout ses objectifs :
« C’est justement parce que le marxisme dénie tout sens à la recherche de la “ vérité absolue ” et voit dans la doctrine non une donnée de l’esprit éternel ou de la Raison abstraite, mais un “ instrument ” de travail et une “ arme ” de combat, qu’il postule qu’on n’abandonne pas son arme ou son instrument au beau milieu de l’effort ou au comble de la bataille pour le “ réparer “ : c’est en brandissant dès le début de bons outils et de bonnes armes qu’on sort vainqueur, dans la paix comme dans la guerre. » [5]
Il s’agit ici d’une critique implacable de l’idéologie dominante qui fait de la Raison un progrès continu vers la connaissance infinie, mais aussi de la théorie corollaire selon laquelle les êtres humains inventent des idées qui sont ensuite constamment améliorées par les générations successives jusqu’à l’atteinte de la connaissance parfaite du monde. Bref, il s’agit d’une flèche tirée en direction de l’idéologie du progrès constant de la Raison associée aux Lumières. Au contraire, du point de vue marxiste, les idées sont historiquement spécifiques et sont déterminées en dernière instance par les différents modes de production.
Il pourrait nous être reproché de ne pas voir le caractère éminemment dynamique du capitalisme. En effet, celui-ci se métamorphose et se transforme sans cesse. Après tout, on est bien passé de la manufacture artisanale à l’usine scientifique tayloriste, de l’entrepreneur individuel à la société par actions et de la primauté du secteur industriel à l’explosion du secteur tertiaire. Voilà tant de changements que Marx ou d’autres théoriciens ne pouvaient percevoir en leur temps, argumenteraient en cœur les Dühring, Bernstein et Kautsky du passé comme du présent. Si on envisage le problème du point de vue de la méthodologie marxiste, le capitalisme ne se développe toujours davantage qu’en restant absolument fidèle à son fonctionnement intrinsèque. Tous les changements ayant eu cours dans son histoire sont déterminés par sa nature même, par ce qui fait du capital le capital. Ainsi, Marx et Engels « ont montré que cette évolution du capitalisme, bien loin de le modifier, tendait au contraire à le rapprocher toujours plus du capitalisme pur ; ils répondaient d’avance aux découvreurs de faits nouveaux trop pressés de déclarer caduc ce qu’ils ne connaissent pas : l’analyse marxiste du capitalisme avec toutes ses implications politiques ne peut être dépassée, elle ne peut que devenir de plus en plus vraie ! » [6]
Principes de base du marxisme
Afin d’attaquer spécifiquement la théorie marxiste de la connaissance, il est nécessaire de faire une exposition succincte des principes qui forment la fondation de l’édifice marxiste. Ce sont ces mêmes principes qui nous permettront ensuite de bien cerner ce qu’est la connaissance.
Le matérialisme peut se concevoir comme philosophie qui affirme que tous phénomènes prennent leur source dans la matière. Ainsi, on peut qualifier en tant que matérialisme de type naturaliste la théorie de l’évolution des espèces de Darwin. En effet, celle-ci situe le moteur de l’évolution des espèces dans leur habilité à s’adapter à leur environnement naturel. L’existence de la diversité des espèces vivantes découle du fonctionnement organique de la nature elle-même, et non pas d’un dessein intelligent originel de Dieu. Le postulat philosophique du matérialisme est donc de se débarrasser d’un vison dualiste du monde où la matière et l’esprit sont deux éléments séparés et autonomes.
Marx, de son côté, fait entrer le champ social au sein du matérialisme. En effet, selon celui-ci, les rapports sociaux de classes liés à la façon dont les êtres humains produisent et reproduisent leur vie constituent la base matérielle de la vie sociale. C’est précisément cette base matérielle qui vient déterminer la conscience et les idées que se font les êtres humains de leurs propres pratiques. Ainsi, l’Esprit, la conscience, les idées, les connaissances et même la Raison ne sont pas ce qui détermine la façon de vivre en société, mais elles sont au contraire déterminées par la façon dont les êtres humains organisent leurs rapports sociaux. Selon Marx, « ce n’est pas la conscience qui détermine la vie, mais la vie qui détermine la conscience » [7] ou, en d’autres termes, ce n’est pas la pensée agissant de manière autonome qui vient déterminer les modalités des rapports sociaux, mais ce sont les modalités des rapports sociaux qui déterminent la pensée des êtres humains.
Ce sont donc précisément les rapports sociaux matériels qui déterminent la conscience qu’ont les êtres humains de leur propre existence. Marx ajoute que « la conscience ne peut jamais être autre chose que l’être conscient et l’être des hommes est leur processus de vie réel » [8] pour encore davantage mettre de côté la conception dualiste entre matière et Esprit, entre être et pensée. Cette posture méthodologique implique nécessairement une certaine forme de déterminisme. En effet,
« Cette façon de considérer les choses n’est pas dépourvue de présuppositions. Elle part des prémisses réelles et ne les abandonne pas un seul instant. Ces prémisses, ce sont les hommes, non pas isolés et figés, de quelque manière imaginaire, mais saisis dans leur processus de développement réel dans des conditions déterminées, développement visible empiriquement. Dès que l’on représente ce processus d’activité vitale, l’histoire cesse d’être une collection de faits sans vie, comme chez les empiristes, qui sont eux-mêmes encore abstraits, ou l’action imaginaire de sujets imaginaires, comme chez les idéalistes. » [9]
Cette conception ne laisse que peu de place pour le contingent. Tels rapports de production impliqueront tels rapports sociaux de classes qui produiront nécessairement telles consciences, idées et connaissances. Dit de manière encore plus simple, « la “rationalité du monde”, c’est le fait que les phénomènes et les événements du monde ne sont pas indépendants et incohérents mais liés entre eux, qu’il est possible de découvrir ces relations et les lois qui les régissent, de comprendre le monde. C’est tout simplement la notion du déterminisme. » [10]
À la différence de la tradition philosophique bourgeoise dominante qui fait de la Raison le moteur essentiel de l’histoire, Marx place les rapports sociaux – la lutte de classes – comme base matérielle au centre du processus historique. De même, à la différence des Lumières qui faisaient de la lutte entre la Raison et les préjugées de toutes sortes le fondement du progrès historique, Marx fait de la Raison un facteur déterminé plutôt que déterminant de l’histoire. Du point de vue marxiste,
Du point de vue marxiste, « il est absurde de se demander si les lois de l’univers concordent avec les “ lois de la raison ” : il n’y a pas de “ lois de la raison ” a priori et immuables, notre raison et ses lois sont un produit du monde et de notre activité dans le monde ; elles traduisent notre effort pour comprendre, représenter et maîtriser les phénomènes du monde. Il s’ensuit que la raison n’a rien de stable ; tout comme l’homme entier, elle se modifie au fur et à mesure que se modifient les conditions d’existence, les besoins, les activités et les connaissances de l’espèce humaine. Des choses qui étaient “ rationnelles ” hier ne le sont plus aujourd’hui et réciproquement ; de même, dans une société divisée en classes antagoniques, chacune d’elles possède sa propre “ rationalité ”. » [11]
L’histoire n’est donc pas déploiement infini de la Raison, de l’Idée ou encore de la conscience humaine. En fait, le sens de ces notions est constamment changeant justement parce que les changements des rapports sociaux en déterminent la transformation du sens. Se figurer le déroulement de l’histoire comme progrès de la Raison est donc historiquement incorrect et tient davantage de la mystification idéologique. Au contraire, « la connaissance que possède l’espèce humaine s’est développée par le contact avec la matière et la nature, jamais par le travail autonome de la pensée. » [12]
L’autre aspect tout aussi important de la philosophie marxiste est la méthode dialectique. Pour faire la jonction entre le matérialisme et la méthode dialectique, Engels affirma que « le mouvement est le mode d’existence de la matière. » [13] Comme nous venons de le voir, la tradition marxiste est très critique des traditions philosophiques bourgeoises qui font de certaines catégories comme la Raison des éléments stables, immuables, voire éternels. À l’opposé, dans la conception marxiste, toute catégorie est historiquement spécifique. Au-delà de la traditionnelle triade thèse-antithèse-synthèse laquelle exprime en soi le mouvement, il s’agit là du fondement de la dialectique marxiste, c’est-à-dire que dans le champ social, rien n’est stable. Tout est mouvement dont le moteur est l’antagonisme de classes.
Ce mouvement de l’histoire ou encore cette dynamique sociale résulte de ce que chaque mode de production ayant eu cours jusqu’à maintenant dans l’histoire ne furent ni stables ni immuables. Chaque mode de production contient en son propre sein sa négation. De même que la féodalité a vu naître en son sein une classe qui tendait à affirmer sa négation – la bourgeoisie –, l’essor du capitalisme crée lui aussi une classe qui tend à le nier – le prolétariat. La conception dialectique est méthodologiquement amenée à analyser les contradictions, les conflits, les tendances à la négation, bref la transformation sociale. Cette emphase sur le mouvement est complètement aux antipodes par rapport à d’autres méthodologies strictement empiriques typiques des sciences sociales promouvant la société capitaliste qui, elles, essaient de démontrer que chaque société comprend en son sein des institutions sociales qui visent au bon fonctionnement, à la pérennité et à la stabilité de l’ensemble sociale.
La dialectique de Marx implique une certaine posture par rapport à la connaissance. En effet, il pose l’apparition de nouvelles connaissances comme la résultante de changements matériels dans la société, d’une transformation révolutionnaire des rapports sociaux. Cette posture nécessite une différenciation de la dialectique par rapport à la science traditionnelle : « faire œuvre de science descriptive signifie qu’on enregistre les faits considérés en tableau statique, éternel et immuable ; faire œuvre de dialectique, de programme révolutionnaire, signifie qu’on tire des faits la science de leur inépuisable dynamique. » [14] Ne retrouve-t-on pas ici sous une autre formulation la célèbre 11e thèse sur Feuerbach de Marx, thèse qui affirme que « les philosophes n’ont fait qu’interpréter le monde de différentes manières, ce qui importe c’est de le transformer » [15] ?
Du point de vue de la méthode, la dialectique marxiste impose la transformation de la société comme tâche de la connaissance. Mais il faut faire attention ici à ne pas retomber dans les culs-de-sac de l’idéalisme, c’est-à-dire de faire dépendre la transformation de la société d’un essor global et préalable de la connaissance. Comme nous l’avons vu, l’être précède la conscience. Donc, en quelque sorte, la transformation sociale précède la nouvelle connaissance. Essayons maintenant de démêler ces liens complexes entre transformation sociale et connaissance qui peuvent de prime abord apparaître comme étant de l’ordre du paradoxe.
Théorie marxiste de la connaissance
Afin de résoudre de manière concluante ce paradoxe apparent entre la connaissance et l’impératif de transformation sociale, prenons quelques instants pour essayer de comprendre la nature du marxisme par rapport à la connaissance humaine en général.
Il est tout à fait vrai que Marx et Engels se sont rapidement revendiqués de la méthode scientifique dans l’élaboration de leurs écrits militants. Cependant, il ne s’agissait pas pour eux de reprendre de manière a-critique tous les canons habituels de la science tels que l’objectivité, la neutralité ou encore la vérité. Le caractère scientifique de la méthode marxiste s’élabore d’abord en opposition aux courants socialistes antérieurs – le socialisme utopique – que Marx et Engels, tout en reconnaissant leur important legs, tentent de surpasser. Il est important de souligner ce qui oppose les deux traditions socialistes afin de mieux comprendre le caractère scientifique du marxisme :
« L’utopisme consiste à “ proposer ”, à partir d’une construction élaborée dans la tête de l’auteur et dictée par une prétendue rationalité, une forme nouvelle de la société qui devrait être mise en œuvre grâce à l’adhésion des autres hommes pensants à la diffusion de ces sages propositions, ou bien, dans sa version la plus dégradée, grâce à une décision des pouvoirs et des gouvernements existants. » [16]
Pour simplifier, les socialistes utopiques proposaient en général de changer d’abord la conscience des individus. Ces nouveaux individus, maintenant transformés par l’éducation socialiste rationnelle, seraient alors à leur tour en mesure de transformer la société à l’image de leurs idées. Par conséquent, la conscience précéderait l’être. À l’opposé, « le socialisme scientifique consiste à prévoir, non pas selon des plans rationnels, ni des préférences sentimentales ou morales, le déroulement des phénomènes de la forme sociale bourgeoise aussi bien que les procès historiques qu’elle accomplira, ainsi que la nouvelle dynamique des forces économiques, toute différente, qui non seulement leur succédera mais s’opposera à eux, dans la dialectique de la recherche doctrinale et du combat révolutionnaire. » [17]
En d’autres termes, le socialisme devient scientifique avec Marx et Engels en ce qu’il tire la nécessité de la transformation sociale, non pas d’idées géniales, mais des caractéristiques matérielles de la lutte de classes en elles-mêmes. La possibilité du communisme n’existe pas en tant qu’idée dans la tête de quelques militants éclairés, mais dans la réalité matérielle de la société capitaliste. Par conséquent, l’être précède la conscience.
Le marxisme est donc scientifique par rapport au socialisme utopique. Mais, qu’en est-il de sa scientificité par rapport à la science en général ?
« En effet, si le marxisme n’est pas une science au sens habituel du terme, il est néanmoins scientifique, c’est-à-dire fondé sur la connaissance réelle des lois réelles du monde réel. Alors que la sociologie bourgeoise, qui se veut science, n’ose pas, et pour cause, s’aventurer en dehors de l’empirisme le plus plat, la rigueur tant scientifique que révolutionnaire de son analyse a permis au marxisme de prévoir, il y a cent ans déjà, tout le développement ultérieur de la société capitaliste et les aspects généraux de la société qui lui succédera. » [18]
En effet, les courants des sciences sociales concevant les réalités sociales comme des faits statiques et trans-historiques selon une méthode qui se limite à vouloir « interpréter le monde de différentes manières » [19], se montrent incapables à penser la transformation sociale. Ce faisant, la prétention à la scientificité de bien des courants de pensée des sciences sociales se présente en fait comme « l’apologie de l’éternité de la société bourgeoise. » [20] Ils font œuvre de conservation sociale. Et c’est là précisément la distinction que Marx fait entre la connaissance valable et l’idéologie, distinction qui dépasse d’ailleurs le cadre de ce que serait la science et de ce qu’elle ne serait pas. La connaissance valable vise la transformation sociale alors que l’idéologie vise la pérennisation des rapports sociaux et de l’ordre politique actuels.
Dans la société capitaliste, les sciences sociales produisent donc davantage d’idéologies que de connaissances valables. Cela s’explique par le fait que, « dans une société où l’activité productive est déterminée non par les besoins humains mais par les lois de la reproduction élargie du capital il en va de même pour la science, qui voit les objets dont elle s’occupe et les buts qu’elle poursuit déterminés par les rapports capitalistes de production et les rapports sociaux qui en découlent. Bien plus, même la méthode scientifique n’échappe pas à la détermination sociale, dans la mesure où l’idéologie de la classe dominante intervient dans le travail de théorisation, ou bien encore impose à la science de considérer comme objets naturels, irréductibles, des produits de l’activité sociale. » [21]
Malgré son objectivité et sa neutralité, la science en tant que phénomène social ne peut prétendre de manière crédible être au-dessus des déterminations sociales qui sont à sa base même. Nier et faire l’impasse sur la réalité des intérêts et des antagonismes de classes s’avère être pour la science l’admission de l’acception du monde tel qu’il est et sa volonté à protéger un tel ordre social. En opposition, reconnaître l’existence du conflit social et se mettre au service des exploités pose pour la science la nécessité de transformer l’ordre social actuel. C’est encore une fois ce qui sépare l’idéologie de la connaissance. Par exemple, les économistes bourgeois démontrent, à l’aide d’une méthode scientifique et objective qui de leur point de vue est absolument rigoureuse, que le prix d’une marchandise sur un marché varie selon la loi de l’offre et la demande. On ne peut pas contester qu’il s’agisse là d’un fait véridique. Mais les économistes font l’impasse sur le fait que derrière le rapport entre les choses (marchandises) sur un marché se cache des rapports sociaux entre les êtres humains [22]. Ce fait véridique – la loi de l’offre et de la demande – cache donc des rapports sociaux d’oppression de classe tous aussi véridiques. Nier la réalité de ces rapports sociaux d’exploitation, sous prétexte de faire une analyse objective, c’est alors passer du domaine de la connaissance à celui de l’idéologie.
Nous avons tenté d’esquisser une différenciation entre ce qui relève de la connaissance et ce qui relève plutôt de l’idéologie. Il faudrait maintenant déterminer qui est le sujet de la connaissance. En effet, il est fréquent de se représenter la connaissance humaine comme une sorte d’éclair de génie qui fut produit par un cerveau individuel isolé et qui est par la suite transmise aux autres individus à travers l’éducation dans son acceptation large. Or une telle conception, qui est davantage du ressort de l’idéologie, vient légitimer une panoplie de pratiques et idéologies hautement capitalistes : la « fibre entrepreneuriale », la propriété intellectuelle, le self-made man, la méritocratie, etc.
Ce genre de conceptions est très loin de la réalité sociale. En fait, toute connaissance est absolument le fruit de processus sociaux. Ce sont les contradictions sociales qui poussent la société vers de nouvelles connaissances. Les individus brillants que la société bourgeoise met toujours en scène ne sont, pour reprendre une expression rigolote, que « des enfonceurs de portes ouvertes. » [23]. Ceci implique que dans une société où non seulement l’individu est socialement produit, mais aussi où sa pratique fait office de lien social, l’individu considéré comme brillant recevra tout le mérite pour un travail qui est le résultat non seulement de l’ensemble des rapports sociaux actuels, mais aussi des connaissances accumulées antérieurement dans l’histoire humaine.
Cette conception sur la nature sociale de la connaissance peut être difficile à appréhender de prime abord tellement la conception individualiste selon laquelle les idées surgissent de boîtes crâniennes isolées particulièrement brillantes est considérée comme allant de soi actuellement. Mais Marx avait déjà tenté de conceptualiser l’aspect social de la connaissance, en particulier dans les Grundrisses :
« Sur ce point, Marx a une expression magnifique : le “ cerveau social ”. La technologie d’abord, puis la science, se transmettent de génération en génération comme dotation de l’Homme Social, de l’Espèce qui y a travaillé et collaboré en la personne des individus qui la composent. Suivant notre construction, le Prophète, le Prêtre, le Découvreur, l’Inventeur marchent vers leur commune liquidation. Dans ces pages, l’Homme Social est dit aussi Individu Social, non pas au sens de “ personne humaine ”, cellule de la Société, mais au contraire au sens de société humaine traitée comme organisme unique, vivant d’une seule vie. (…) Cet organisme dont la Vie est l’Histoire a son cerveau, organe qui est le produit de sa fonction millénaire et non pas l’héritage d’une Tête ou d’un Crâne. Plus encore que l’Or, le Savoir de l’Espèce, la Science, ne sauraient être pour nous des héritages privés ; en Puissance, ils appartiennent entièrement à l’Homme Social. » [24]
La connaissance est donc un attribut de la société humaine dans sa totalité. Tout comme n’importe quel résultat de l’activité humaine – la production, la reproduction, l’art, etc. –, elle ne saurait être appropriée par un individu isolé. Ce sont les rapports sociaux capitalistes qui individualisent les pratiques humaines en aliénant ainsi l’humanité de ses propres fruits au profit d’une classe d’individus prétendument brillants et méritoires : les capitalistes.
Praxis : la pratique révolutionnaire
Nous avons vu que le marxisme tient sa scientificité entre autres choses de sa méthode dialectique, c’est-à-dire à partir de la conception selon laquelle tout fait social est conçu dans son mouvement et en tant que moment d’une transformation radicale passée ou à venir. De plus, toute connaissance est le résultat de l’ensemble des rapports sociaux et donc, appartient en réalité à l’ensemble de l’humanité. Cependant, nous n’avons pas encore résolu le paradoxe apparent entre connaissance et transformation sociale. En effet, ne serait-ce pas retomber dans cet idéalisme tant critiqué par Marx que de faire dépendre toutes transformations sociales d’une connaissance nouvelle dont la majorité voire la totalité des individus devraient s’enquérir préalablement afin de préparer le « grand soir » ?
On reproche souvent à Marx d’avoir une conception téléologique de l’histoire, c’est-à-dire de concevoir que l’histoire se meut par elle-même selon une finalité déjà connue. Or, Marx a répété à plusieurs reprises que l’histoire en tant que telle ne fait rien. Au contraire, « les hommes font leur propre histoire, mais ils ne la font pas de plein gré, dans des circonstances librement choisies ; celles-ci, ils les trouvent au contraire toutes faites, données, héritage du passé. La tradition de toutes les générations mortes pèse comme un cauchemar sur le cerveau des vivants. » [25] L’histoire n’est donc pas une sorte de machine qui fonctionne de manière autonome, elle est plutôt le résultat de l’ensemble des pratiques humaines, ou plus précisément de l’affrontement matériel entre les classes sociales. Ces affrontements sont déterminés justement par les conditions sociales passées et actuelles. En d’autres termes et pour reprendre le fil de notre exploration de la connaissance humaine, la volonté individuelle ne fait jamais office de moteur de l’histoire. Ce qui pousse l’histoire à se transformer est précisément la lutte entre ces faits sociaux collectifs que l’on nomme les classes sociales.
Penser la connaissance humaine de cette façon, c’est-à-dire à partir du point de vue matérialiste, implique une critique implacable des diverses conceptions du changement social basé sur l’éducation et la conscientisation préalable de l’individu. En effet, la plupart des conceptions supposément réformatrices ont ceci en commun de vouloir changer d’abord les individus comme moyen pour changer ensuite la société. Elles oublient par contre que l’éducation alternative donnée aux individus est toujours autant conditionnée et stigmatisée par la société actuelle [26]. Ce faisant, il ne peut résulter de telles démarches que des changements superficiels ne mettant jamais en cause la racine du problème, les rapports sociaux capitalistes. Du point de vue marxiste, la relation entre individus et société est inversée : si l’individu est déterminé par sa société, il faut d’abord changer la société pour qu’une transformation des consciences individuelles puisse se produire par la suite. Évidemment, comme nous l’avons déjà indiqué, l’impulsion du changement ne peut venir de l’individu lui-même puisque celui-ci est constamment soumis au poids des « pensées de la classe dominante [qui] sont aussi, à toutes les époques, les pensées dominantes. » [27] D’où vient alors l’impulsion de la transformation sociale ?
L’émergence de nouvelles connaissances dépend donc toujours de transformations sociales radicales liées à des changements de mode de production. Les révolutions qui se sont produites dans l’histoire et qui ont permis l’émergence de nouveaux savoirs étaient plutôt le résultat du choc matériel entre les classes où les idées n’étaient jamais l’élément déclencheur. Cela étant dit, les épisodes révolutionnaires voient tout de même l’émergence de connaissances critiques de l’ordre établi qui, de par la puissance de l’idéologie de la classe dominante, sont par conséquent toujours minoritaires : « ce n’est après qu’un long et pénible conflit d’intérêts et de besoins, après de longues luttes physiques provoquées par les conflits de classe, que se forme une nouvelle opinion et une doctrine propre à la classe opprimée, qui attaque les défenses idéologiques de l’ordre établi et annonce sa destruction violente. » [28] Mais cette nouvelle connaissance critique ne se forme pas dans la tête de chaque individu, un à un, jusqu’à remplacer sans heurt l’idéologie dominante et devenir progressivement le mode de pensée majoritaire.
Au contraire, Marx situe la nouvelle connaissance critique de la société actuelle dans un organe unitaire et collectif représentant les intérêts, défendant les besoins de l’ensemble de la classe exploitée sous le capitalisme et exprimant une certaine connaissance de la société future. Il s’agit évidemment du parti communiste. « Jusqu’à maintenant les classes dominantes et leurs exécutants ont seulement exprimé de façon confuse leur tâche historique. La première classe qui puisse le faire avec clarté, c’est le prolétariat moderne ; non pas tous les prolétaires, non pas un homme qui les guide et les dirige, mais une collectivité constituée d’une minorité, c’est-à-dire le parti de classe. » [29] Le paradoxe apparent entre l’impératif de transformation sociale et connaissance humaine – entre l’être et la conscience, entre la matière et l’Esprit – est donc résolu par cet organisme politique et militant qu’est le parti communiste. Sa tâche est de produire au niveau historique une pratique révolutionnaire :
« Ainsi, tandis que le déterminisme exclut qu’il puisse y avoir chez l’individu une volonté et une conscience qui précèdent l’action, le renversement de la praxis les admet uniquement dans le parti en tant que résultat d’une élaboration théorique générale. Donc, si c’est au parti qu’il faut attribuer la volonté et la conscience, on doit nier que celui-ci se forme par le concours de la conscience et de la volonté d’un groupe d’individus, et que ce groupe puisse le moins du monde être considéré comme en dehors des déterminations physiques, économiques et sociales opérant dans la classe toute entière. » [30]
La notion de pratique révolutionnaire est importante en ce qu’elle accorde un degré de volonté et de conscience préalable à la transformation sociale qui peut surgir lors de grandes crises sociales d’ampleur historique, mais seulement dans le cadre d’un organisme collectif qui dépasse les consciences individuelles. « La coïncidence du changement des circonstances et de l’activité humaine ou auto-changement ne peut être considérée et comprise rationnellement qu’en tant que pratique révolutionnaire. » [31]
Il serait par contre faux de se représenter l’histoire des révolutions comme un heurt matériel entre les classes où les idées sont absolument absentes de la scène. Les nouvelles connaissances critiques elles-mêmes ont un certain effet sur le cours de l’histoire. En effet, selon Marx, « l’arme de la critique ne peut évidemment remplacer la critique des armes. La force matérielle doit être renversée par la force matérielle, mais la théorie devient aussi une force matérielle dès qu’elle saisit les masses. » [32] La théorie est fatalement et malheureusement, toujours à cause de la pugnacité de l’idéologie capitaliste, partagée que par une communauté militante minoritaire constituée en parti politique. Ce n’est qu’après coup, c’est-à-dire après l’affrontement politique entre les classes, que les nouvelles connaissances critiques seront alors absorbées par l’ensemble de la société alors débarrassée des classes sociales. Comme l’affirmait magistralement Marx, « cette révolution n’est donc pas seulement rendue nécessaire parce qu’elle est le seul moyen de renverser la classe dominante, elle l’est également parce que seule une révolution permettra à la classe qui renverse l’autre de balayer toute la pourriture du vieux système qui lui colle après et de devenir apte à fonder la société sur des bases nouvelles. » [33]
La transformation sociale commence donc à partir de besoins radicaux de la classe exploitée. L’ensemble de la classe n’a pas nécessairement une conscience critique absolument claire des actes politiques qu’elle entreprend. Mais durant ce processus, une minorité de la classe exploitée émerge tout de même avec une conscience précise de la nécessité de transformer la société et s’organise en parti politique. Cette minorité aura alors pour tâche de pousser à ce que les transformations soient les plus radicales possibles, assumant le leadership politique du prolétariat, c’est-à-dire qu’elle vise à entraîner dans son sillage une large masse de prolétaires. C’est précisément cette conscience communiste critique qui devient, après la révolution, patrimoine de l’humanité un peu comme la philosophie des Lumières fut intégrée au patrimoine de l’humanité en tant qu’idéologie dominante de la classe bourgeoise après les révolutions française et américaine, pour ne nommer que ces exemples, reléguant ainsi les anciennes connaissances fondées souvent sur la religion sur les tablettes poussiéreuses de l’histoire humaine. Cependant, à la différence de la philosophie des Lumières qui après avoir effectué sa tâche historique de destruction du mode de production féodal devint à son tour l’idéologie dominante d’une nouvelle société de classes et d’exploitation, le mouvement communiste actuel représentant les intérêts historiques du prolétariat n’entend pas établir une nouvelle forme d’exploitation après sa révolution. Il vise l’établissement de la communauté humaine débarrassée de l’État, des classes sociales, de l’argent, des nations, bref de toute forme d’exploitation de l’être humain par l’être humain.
Notes:
[1] . Friedrich Engels, Anti-Dühring, Paris, Éditions sociales, 1977, 495 pages.
[2] . Rosa Luxemburg, « Réforme sociale ou révolution ? », chap. in Œuvres tome 1, Paris, Éditions Maspero, 1976, p. 15-90.
[3] . Lénine, L’État et la révolution, Paris, Éditions Denoël Gonthier, 1971, 160 pages.
[4] . Invariance du marxisme, Lyon, Éditions Programme communiste, 2009, p. 38.
[5] . Ibid., p. 40-41.
[6] . Marxisme et science bourgeoise, Lyon, Éditions Programme communiste, 2002, p. 9
[7] . Karl Marx, Friedrich Engels, L’Idéologie allemande, Paris, Éditions sociales, 1970, p. 37.
[8] . Ibid., p. 35-36.
[9] . Ibid., p. 37.
[10] . Marxisme et science bourgeoise, Op. cit., p. 19.
[11] . Ibid., p.4.
[12] . « Relativité et Déterminisme : À propos de la mort d’Albert Einstein », Invariance, Série 1, Numéro 8 (1969), p. 44.
[13] . Friedrich Engels, Op. cit., p. 90.
[14] . « La guerre doctrinale entre le marxisme et l’économie bourgeoise », Le fil rouge, numéro 5 (2019), p. 65.
[15] . Karl Marx, Friedrich Engels, Op. cit., p. 142.
[16] . « La guerre doctrinale entre le marxisme et l’économie bourgeoise », Op. cit., p. 64.
[17] . Ibid., p. 64-65.
[18] . « La société communiste », Programme communiste, Numéro 17 (1961), p. 10.
[19] . Karl Marx, Friedrich Engels, Op. cit., p. 142.
[20] . « Programme du communisme intégral et théorie marxiste de la connaissance », Invariance, Série 1, numéro 8 (1969), p. 48.
[21] . Marxisme et science bourgeoise, Op. cit., p. 7.
[22] . Karl Marx, « Le caractère fétiche de la marchandise et son secret », chap. in Le Capital, Paris, Éditions sociales, 1976, p. 68-76.
[23] . « Le Battilocchio dans l’histoire », Invariance, Série 1, Numéro 5 (1969), p. 23.
[24] . « La guerre doctrinale entre le marxisme et la science bourgeoise », Op. cit., p. 86.
[25] . Karl Marx, Les luttes de classes en France, Paris, Éditions Gallimard, 1994, p. 176.
[26] . Karl Marx, Friedrich Engels, Op. cit., p. 138-139.
[27] . Karl Marx, Friedrich Engels, Op. cit., p. 74.
[28] . Invariance du marxisme, Lyon, Éditions Programme communiste, 2009, p. 35-36
[29] . « Fantômes carlyliens », Invariance, Série 1, Numéro 5 (1969), p. 48.
[30] . Invariance historique du marxisme, Op. cit., p. 9.
[31] . Karl Marx, Friedrich Engels, Op. cit., p. 139. Les emphases sont de Marx et Engels.
[32] . Karl Marx, « Pour la critique à la philosophie du droit de Hegel », Invariance, Série 1, Numéro spécial (1968), p. 35.
[33] . Karl Marx, Friedrich Engels, Op. cit., p. 121. Nous soulignons.