Révolution ou guerre n°29 (2025)

(Janvier 2025)

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La tactique du Comintern : la tactique de l’antifascisme et du front populaire (2e partie)

La première partie du chapitre – cf. le numéro précédent – sur l’antifascisme et le front populaire du texte de Vercesi, La tactique du Comintern, avait traité plus particulièrement de la politique du Comintern suite à l’accession d’Hitler au pouvoir en Allemagne ; du passage de la « lutte contre le social-fascisme » à celle de « l’anti-fascisme », comme moment de l’avancée de la contre-révolution et de la défaite historique du prolétariat. Cette deuxième partie, publiée dans Prometeo #7 de mai-juin 1947, aborde la situation qui en découle en Europe. En particulier, elle revient sur la défaite sanglante de l’insurrection du prolétariat viennois en 1934 en Autriche et sur les défaites politiques qui concluent les vagues de grèves de mai-juin 1936 en France et en Belgique pour le prolétariat international. Ce faisant, elle annihile le mythe, toujours vivace et entretenu aujourd’hui, des grèves de mai-juin 1936 et du Front populaire en France. Le dernier chapitre du texte que nous publierons dans le numéro suivant traite de la défaite finale qui ouvre définitivement la voie à la 2e Guerre mondiale avec le massacre prolétarien lors de la guerre d’Espagne.

Il est un autre intérêt d’actualité dans cette partie. Le texte nous rappelle comment la marche vers la guerre impérialiste généralisée s’accompagne d’une, et requiert une, exacerbation et une radicalisation du langage des forces politiques bourgeoises, qu’elles soient de gauche ou de droite, d’extrême droite ou gauche. Il en résulte, plus ou moins selon les pays et les circonstances, une instabilité politique croissante. Le parallèle avec ce qui tend à se produire aujourd’hui est à relever. Les leçons politiques que, par la plume de Vercesi, la Gauche communiste d’Italie sut tirer restent totalement valables pour pouvoir s’orienter, définir et établir des lignes de défense prolétarienne dans la période qui s’ouvre – en attendant et travaillant à la possibilité de passer de la défense à l’offensive de classe contre la bourgeoise et son appareil d’État.

La tactique de l’antifascisme et du front populaire (2e partie)

Nous avons déjà vu dans les premières parties de ce chapitre quelle était l’essence du nouveau virage du Comintern du « social-fascisme » vers l’« antifascisme ». La crise économique qui a commencé en 1929 à New York et qui s’est ensuite étendue à tous les pays n’a trouvé, après 1934, d’autre solution que la préparation de la deuxième guerre impérialiste. Correspondant à la réalité économique qui imposait au capitalisme la solution extrême de la guerre, l’extrême allait également devenir l’objectif des partis communistes, qui devinrent des instruments de la contre-révolution et des complices des autres forces bourgeoises, fascistes, socialistes et démocratiques. Alors qu’auparavant les partis communistes orientaient leurs mouvements vers une défaite inévitable, ils les canalisaient désormais vers le courant dominant de leurs États capitalistes respectifs.

La théorie du social-fascisme n’avait pas eu de signification directe dans les pays qui n’étaient pas menacés par une attaque fasciste. Son caractère international résultait du fait que l’Allemagne – où cette tactique revêtait une importance décisive – était à l’époque le pivot de l’évolution capitaliste mondiale. La nouvelle tactique antifasciste n’avait pas d’impact direct dans les pays où le fascisme était fermement implanté (Allemagne, Italie), mais elle était d’une grande importance d’abord en France, puis en Espagne, c’est-à-dire dans les deux pays où non seulement les classes et les partis nationaux s’affrontaient, mais où se développa un dispositif d’ordre international qui devait fonctionner à plein régime pendant la guerre de 1939-1945.

C’est au cours de cette période (1934-38) que se manifesta pour la première fois le caractère particulier d’un développement politique dans lequel nous sommes encore plongés. Contrairement à ce qui se passa en général dans tous les pays et en particulier en 1898-1905 en Russie, quand les grèves impétueuses permirent l’affirmation du parti de classe, les puissants mouvements autrichiens, français, belges et espagnols non seulement ne provoquèrent pas l’affirmation d’une avant-garde prolétarienne et marxiste, mais ils laissèrent dans un isolement total la gauche italienne qui était restée fidèle aux principes révolutionnaires de l’internationalisme contre la guerre antifasciste, de la destruction de l’État capitaliste et de la fondation de la dictature du prolétariat contre la participation ou l’influence de l’État dans une direction antifasciste.

Parallèlement au succès de la manœuvre qui devait conduire l’État capitaliste à resserrer ses tentacules sur les masses et leurs mouvements, on assiste à l’éloignement de ces mouvements par rapport à l’avant-garde, voire à l’inexistence totale de celle-ci. Ainsi, les événements confirment sans équivoque la thèse magistralement développée par Lénine dans « Que faire ? », à savoir que la conscience socialiste ne peut être le résultat spontané des masses et de leurs mouvements, mais qu’elle est le fruit de l’importation en leur sein de la conscience de classe élaborée par l’avant-garde marxiste. Le fait que cette avant-garde ne soit pas en mesure d’influer sur les situations de grande tension sociale dans lesquelles des masses imposantes entrent en lutte armée, comme en Espagne, ne modifie en rien la doctrine marxiste, qui ne considère pas que la classe prolétarienne existe parce qu’une constellation sociale et politique entre en lutte armée contre le pouvoir, mais qui ne parle de classe prolétarienne que si ses objectifs et ses postulats sont ceux du bouleversement social qui se développe. Dans le cas où les masses se lancent dans la lutte pour des objectifs qui, n’étant pas les leurs, ne peuvent être que ceux de l’ennemi capitaliste, ce bouleversement social n’est qu’un moment dans le développement confus et antagoniste du cycle historique capitaliste qui – pour reprendre les termes de Marx – n’a pas encore mûri les conditions matérielles de sa négation.

L’analyse marxiste permet de comprendre que si le social-fascisme était une tactique qui devait faciliter et inévitablement déboucher sur la victoire d’Hitler en janvier 1933, la tactique de l’antifascisme était encore plus grave, en ce sens que son but allait beaucoup plus loin, et d’un faux alignement des masses dans la lutte qui était encore dirigée contre l’État capitaliste, elle passait, avec la tactique de l’antifascisme, à la préconception de l’encadrement des masses dans l’État capitaliste antifasciste.

Il n’est pas étonnant que, face à une organisation capitaliste aussi puissante et redoutable, composée de démocrates, de sociaux-démocrates, de fascistes et de partis communistes, la résistance offerte par le prolétariat autrichien en février 1934 [1], qui a parfois revêtu des aspects héroïques, n’ait pas provoquer la moindre faille dans le développement des événements mondiaux définitivement consacré par l’involution violente produite dans l’État soviétique devenu, sous la direction de Staline, un instrument efficace de la contre-révolution mondiale.

Le 12 février, lorsque les prolétaires de Vienne se soulevèrent, c’est le chrétien Dolfuss qui braqua les armes sur la ville ouvrière de Vienne, le quartier « Karl Marx ». Mais derrière ces armes, il y avait la IIe et la IIIe Internationale. La première avait systématiquement freiné les réactions prolétariennes contre le plan d’organisation corporatiste de Dolfuss, la seconde, qui avait jusqu’alors excellé dans la mise en scène de manifestations internationales toujours artificielles, laissa les prolétaires se faire massacrer et se garda bien d’appeler les prolétaires de tous les pays à se solidariser avec le prolétariat autrichien.

Dans les premiers jours, les organes des partis socialistes belge et français tentent de s’approprier l’héroïsme des insurgés viennois, mais quelques jours plus tard, la synchronisation est parfaite.

Bauer et Deutsch, dirigeants du Schutzbund (organisation de défense sociale-démocrate autrichienne), dans une interview donnée le 18 février à l’organe social-démocrate belge Le Peuple, déclarent : « Depuis de nombreux mois, nos camarades avaient supporté des provocations de toutes sortes, espérant toujours que le gouvernement ne pousserait pas les choses à l’extrême et qu’un coup final pourrait être évité. Mais la dernière provocation, celle de Linz, a poussé l’exaspération de nos camarades à l’extrême. On sait, en effet, que le Heimwehren avait menacé le gouvernement de Linz de démissionner et de décapiter toutes les municipalités à majorité socialiste. Il est entendu que lundi matin, lorsque les Heimwehren ont attaqué la Maison du Peuple de Linz sous la menace de leurs armes, nos camarades ont refusé d’être désarmés et se sont défendus vigoureusement. Par conséquent, la direction centrale du parti ne pouvait qu’obéir à ce signal de lutte. C’est pourquoi elle a donné l’ordre de grève générale et de mobilisation du "Schutzbund". » Cette explosion ouvertement prolétarienne n’était pas du tout dans la ligne politique de la social-démocratie autrichienne et internationale. Ces dernières étaient parfaitement en phase avec l’action diplomatique du gouvernement français de gauche, dont le ministre des Affaires étrangères, Paul Boncour, voulait mettre le mouvement ouvrier autrichien au service des intérêts de l’État français : il voulait entraver l’expansionnisme hitlérien et il s’appuyait même sur Mussolini qui, en juillet 1934, alors que Dolfuss était assassiné par le nazi Pianezza, commettait la bourde inconséquente face à Hitler d’envoyer des divisions italiennes sur le col du Brenner.

Quelques jours avant la révolte de Vienne, le 6 février 1934, Paris est le théâtre d’événements importants. La scène politique est depuis longtemps entachée par toute la pornographie des scandales constitués par la collusion entre les aventuriers de la finance, les hauts fonctionnaires de l’État et le personnel gouvernemental, notamment des partis de gauche. Il n’est même pas nécessaire de le rappeler : les partis dits prolétariens – les partis socialistes et communistes – se jettent dans cette mêlée scandaleuse et les prolétaires seront arrachés à la lutte révolutionnaire contre le régime capitaliste, pour être entraînés dans la lutte contre certains aventuriers financiers et surtout contre Stavisky. La droite de Maurras et l’Action française prennent la tête d’une lutte contre le gouvernement dirigé par le radical Chautemps qui, le 27 janvier, cède la place à un gouvernement plus à gauche dirigé par Daladier et dans lequel Frot, jusqu’alors militant de la S.F.I.O. (Parti socialiste français, section française de l’Internationale ouvrière), est nommé ministre de l’Intérieur. Le préfet de police Chiappe, également impliqué dans le scandale Stavisky, est choisi par les socialistes et les communistes comme bouc émissaire, révoqué de la préfecture de police et muté à la Comédie Française. C’est à cette occasion que la droite organise une manifestation devant le Parlement pour demander la démission du gouvernement Daladier.

Daladier cède, démissionne, malgré les conseils de résistance de Léon Blum, et le 9 février ont lieu deux manifestations de protestation : l’une à l’appel du Parti communiste dans le centre de Paris demandant l’arrestation de Chiappe et la dissolution des ligues fascistes, l’autre à l’appel du Parti socialiste et à Vincennes, brandissant l’étendard de la « défense de la république menacée par l’insurrection fasciste ». Le souvenir de la lutte contre le « social-fascisme » n’est pas encore définitivement éteint, mais s’il y a deux manifestations différentes, il y a cependant une seule uniformité : il ne s’agit plus d’affirmer les positions de classe autonomes des masses, mais de les orienter vers cette modification de la forme de l’État bourgeois qui ne se réalisera que deux ans plus tard lorsque, après les élections de 1936, nous aurons le gouvernement du Front populaire sous la direction du chef de la S.F.I.O., Léon Blum.

Mais immédiatement après ces deux manifestations séparées, une autre manifestation unitaire a lieu, celle de la C.G.T. avec des mots d’ordre similaires à ceux des deux défilés qui l’ont précédée. En effet, elle demande, par le biais de la grève générale, de repousser « les manifestants sectaires et émeutiers » car « l’offensive lancée contre les libertés politiques et la démocratie depuis plusieurs mois a éclaté. »

Le Parti communiste, qui détient encore une position dominante dans le centre industriel de Paris, ne l’utilise pas pour diriger les opérations et laisse l’initiative aux socialistes et à la CGT. Quant à la C.G.T.U. [2], qui avait depuis longtemps cessé d’être une organisation syndicale capable de rassembler les masses pour la défense de leurs revendications partielles et était devenue un appendice du Parti communiste, elle ne s’est pas manifestée, même lors de la préparation de la grève générale, qui fut un succès.

Entre-temps, le regroupement social-communiste et une évolution gouvernementale de plus en plus à gauche se précisent.

Le 27 juillet 1934, un pacte d’unité est signé entre le Parti communiste et le Parti socialiste, sur la base des points suivants : a) défense des institutions démocratiques ; b) abandon des mouvements de grève dans la lutte contre les pleins pouvoirs du gouvernement ; c) autodéfense des travailleurs dans un front qui inclurait également les radicaux socialistes.

Sur la scène internationale, la nouvelle orientation de la politique étrangère de l’État russe se confirme avec son entrée triomphale dans la Société des Nations.

Voilà ce que disent les thèses d’Ossinsky du 1er Congrès de l’Internationale Communiste de mars 1919 : « Les prolétaires révolutionnaires de tous les pays du monde doivent mener une guerre implacable contre l’idée de la Société des Nations de Wilson et protester contre l’entrée de leurs pays dans cette Société de pillage, d’exploitation et de contre-révolution. »

Voilà ce qu’écrit quinze ans plus tard, le 2 juin 1934, l’organe du Parti russe, la Pravda : « La dialectique du développement des contradictions impérialistes a abouti à ce que l’ancienne Société des Nations, qui devait servir d’instrument à la subordination impérialiste des petits États indépendants et des pays coloniaux, et à la préparation d’une intervention antisoviétique, est apparue, dans le processus de la lutte des groupes impérialistes, comme le stade où – a expliqué Litvinov lors de la récente session du Comité exécutif central de l’Union soviétique – le courant intéressé par le maintien de la paix semble triompher. Ceci explique peut-être les changements profonds dans la composition de la Société des Nations. »

Lénine, en parlant de la Société des Nations comme d’une « société de bandits », nous avait déjà appris que cette institution devait servir à maintenir « en paix » la prédominance des États vainqueurs sanctionnée à Versailles.

Mais les phrases de la Pravda ne sont que de la rhétorique. En effet, Litvinov change immédiatement et radicalement de position. D’un soutien aux thèses allemande et italienne en faveur d’un désarmement progressif, il passe à la déclaration ouverte qu’aucune garantie de sécurité n’est possible et il appuie la thèse française laquelle, faisant dépendre la réalisation du désarmement de la sécurité proclamée impossible, sanctionne la politique de développement de l’armement.

Dans le même temps, un autre changement de cap radical s’opère sur la question de la Sarre. Le parti communiste, qui s’était auparavant battu avec le slogan « La Sarre rouge au cœur de l’Allemagne soviétique », défend le statu quo lors du plébiscite, c’est-à-dire le maintien du contrôle français sur la région.

Laval, ministre des Affaires étrangères du cabinet Flandin, a conçu le plan d’isolement de l’Allemagne. Il n’a pas pu revendiquer ce titre de nationaliste lors de son procès où il a été condamné à mort : mais il est certain qu’il a, mille fois plus et mieux que ses acolytes nationalistes et chauvins de la Résistance française, tenté de réaliser la défense de la « patrie française » contre Hitler. Si la France a été définitivement dégradée au rôle de puissance vassale et de second rang, c’est en raison des caractéristiques de l’évolution internationale actuelle, alors que tout le tapage autour de la défense du « pays de la liberté et de la révolution » ne pouvait avoir qu’un objectif pleinement réalisé : celui de massacrer le prolétariat français et international. La Troisième République démocratique française, née sous le baptême de l’alliance avec Bismarck et de l’extermination des 60 000 communards du Père Lachaise, a trouvé son digne et macabre épilogue dans le Front populaire solidement ancré dans le trinôme radical-socialiste-communiste.

Les points essentiels de la manœuvre de Laval pour isoler l’Allemagne sont :

1) La rencontre avec Mussolini à Rome le 7 janvier 1935.

2) La rencontre avec Staline à Moscou le 1er mai 1935.

La première tenta de régler les revendications italiennes en Abyssinie au moyen d’un compromis, qui fut ensuite accepté par le ministre britannique Hoare.

Dans la seconde, le geste de Poincaré, qui devait conduire à l’alliance franco-russe dans la guerre de 1914-17, est renouvelé, et à l’occasion du nouveau pacte franco-russe, Staline déclare qu’il comprend complètement la nécessité de la politique d’armement pour la défense de la France.

Le 14 juillet 1935, lors du rassemblement à la Bastille en l’honneur de la naissance de la république bourgeoise, les dirigeants communistes, aux côtés de Daladier et des dirigeants socialistes, portèrent une écharpe tricolore ; le drapeau rouge se joignit au tricolore, tandis que Jeanne d’Arc et Victor Hugo, Jules Guesde et Vaillant furent évoqués contre le « danger fasciste », et l’on parla même du « soleil d’Austerlitz » des victimes napoléoniennes. Nous avons déjà dit pourquoi tout ce charivari chauvin était peu concluant et sans portée, car la France devait, comme l’Italie, l’Espagne et toutes les autres anciennes puissances en dehors des Trois Grands actuels, passer à jouer le rôle d’une concession occupée tantôt par les uns, tantôt par les autres ; ajoutons maintenant que lorsque la guerre éclata en septembre 1939 entre la France et l’Allemagne, le pacte de mai 1935 ne fut pas appliqué par la Russie.

Mais tout cela est secondaire par rapport à la question essentielle de la lutte des classes à l’échelle nationale et internationale. Et sur ce front de classe, la manifestation de la Bastille, ses précédents et les événements qui en ont résulté ont été d’une importance capitale non seulement pour le prolétariat français, mais aussi pour le prolétariat espagnol et international.

Lorsque, en mars 1935, Mussolini passe à l’attaque contre le Négus, tout est prêt pour déclencher une campagne internationale basée sur l’application de sanctions contre l’« Italie fasciste ». Une action simultanée contre Mussolini et le Négus n’est même pas envisagée par les partis socialiste et communiste. Tous deux se disputent la défense du régime esclavagiste du Négus : ce qui est en même temps une magnifique défense du régime fasciste de Mussolini. En effet, Mussolini ne pouvait trouver meilleur aliment pour la formation de l’atmosphère d’unité nationale favorable à sa campagne en Abyssinie que dans l’application de sanctions délibérément inoffensives.

Léon Blum propose à la Société des Nations, rempart suprême « de la paix et du socialisme », l’arbitrage du conflit et veut le confier à Litvinov, alors président en exercice ; après l’échec de la tentative de compromis Laval-Hoare, la Société des Nations se range dans sa grande majorité du côté de Mussolini. Il va sans dire que l’« émigration » italienne s’aligne sur cette action de défense du Négus et de l’impérialisme britannique : au congrès de Bruxelles, en septembre 1935, est votée une motion dont les termes minables et serviles montrent à quel point – un an avant la guerre d’Espagne et quatre avant la guerre mondiale – ils ont déjà réussi à souder les masses à la cause de la bourgeoisie. En voici le texte :

« A M. Benes, Président de la Société des Nations [SDN],

Le Congrès des Italiens qui, dans les circonstances actuelles, a dû se réunir à l’étranger pour proclamer son attachement à la paix et à la liberté,

unissant dans une volonté commune de lutte contre la guerre des centaines de délégués des masses populaires d’Italie et de l’émigration italienne, des catholiques aux libéraux, des républicains aux socialistes et aux communistes,

constate avec la plus grande satisfaction que le Conseil de la SDN a clairement séparé, dans sa condamnation de l’agresseur, les responsabilités du gouvernement fasciste de celles du peuple italien ; affirme que la guerre d’Afrique est la guerre du fascisme et non la guerre de l’Italie qui a été déclenchée contre l’Europe et l’Éthiopie sans aucune consultation avec le pays et en violation non seulement des engagements solennels contractés avec la SDN et l’Abyssinie, mais aussi en violation des sentiments et des véritables intérêts du peuple italien ;

certain d’interpréter la pensée authentique du peuple italien, le Congrès déclare qu’il est du devoir de la SDN, dans l’intérêt de l’Italie et de l’Europe, de dresser un barrage infranchissable à la guerre et s’engage à soutenir les mesures à prendre par la SDN et les organisations ouvrières pour imposer une cessation immédiate des hostilités. »

Le Comintern se plia aux décisions de la SDN. Voilà un résultat dont Mussolini avait toutes les raisons de se vanter.

Entre-temps se préparaient les conditions qui devaient conduire à la dispersion des formidables grèves en France et en Belgique et à la chute dans la guerre impérialiste et antifasciste du puissant soulèvement des prolétaires espagnols en juillet 1936.

Vers la fin de 1935, le Parlement français, dans une séance qualifiée d’« historique » par Blum, est unanime pour reconnaître la défaite du fascisme et la « réconciliation » des Français. Au même moment, les grèves de Brest et de Toulon sont attribuées par le même front uni des « réconciliés » à l’action de « provocateurs » ; et en janvier 1936, Sarraut – celui-là même qui, en 1927, avait proclamé « le communisme, voilà l’ennemi » – bénéficie du fait que, pour la première fois, le groupe parlementaire communiste s’abstient dans le vote de la déclaration ministérielle. La tentative d’assassinat de Blum en mars 1936 incite le Parti communiste à lancer la formule de la lutte « contre les hitlériens en France », formule qui lui sera renvoyée au visage après la signature du traité germano-russe en août 1939.

Le 7 mars 1936, Hitler dénonce le traité de Locarno et remilitarise la Rhénanie. En guise de contre-attaque, à la Chambre française, le déchaînement chauvin est tout aussi bruyant, bien qu’inoffensif dans ses répercussions internationales.

Les événements contraignent le capitalisme français à n’utiliser la réaction au fait accompli hitlérien que sur le terrain de la politique intérieure, et le parti communiste excelle dans cette action : évoquant l’époque où les légitimistes français fuyaient la France pendant la révolution, il parle des « émigrés de Coblentz, de Valmy », évoque encore « le soleil d’Austerlitz de Napoléon » et va jusqu’à reprendre les mots de Göethe et de Nietzsche sur « l’Allemagne encore plongée dans l’état de barbarie », sans hésiter à falsifier Marx lui-même, dont la phrase « le coq français portant la révolution en Allemagne » est transférée du camp social et de classe du prolétariat français au camp national et nationaliste de la France et de sa bourgeoisie.

La diplomatie russe renforce la position patriotarde du Parti communiste français tout en restant très prudente – comme la Grande-Bretagne – sur la réponse à apporter au coup d’Hitler. Litvinov se contente de déclarer que « l’URSS s’associera aux mesures les plus efficaces contre la violation des engagements internationaux » et explique que « cette attitude de l’Union soviétique est déterminée par la politique générale de lutte pour la paix, par l’organisation collective de la sécurité et par le maintien de l’un des instruments de la paix – la S.D.N. » Molotov est encore plus prudent, déclarant dans une interview au Temps : « Nous sommes conscients du désir de la France de maintenir la paix. Si le gouvernement allemand venait lui aussi à témoigner de sa volonté de paix et de respect des traités, notamment en ce qui concerne la S.D.N., nous considérerions que, sur cette base de défense des intérêts de la paix, un rapprochement franco-allemand serait souhaitable. »

Les dirigeants du Parti communiste français raisonnaient ainsi : La Russie est en danger, pour la sauver, bloquons notre capitalisme.

Et avec leur habituel esprit démagogique et éhonté, ils n’hésitèrent pas à soutenir cette théorie en se référant à l’action de Lénine ; l’action même de Lénine qui, en 1918, pour sauver la Russie de l’attaque de toutes les puissances capitalistes, poussait les prolétaires de chaque pays contre le capitalisme de leur pays respectif et à viser à sa destruction dans une attaque révolutionnaire. L’opposition entre les deux positions est aussi violente que celle entre la révolution et la contre-révolution.

C’est dans cette atmosphère d’unité nationale, de réconciliation de tous les Français, de lutte contre les « hitlériens de France », que la vague de grèves débute le 11 mai dans le port du Havre et dans les ateliers d’aviation de Toulouse. La victoire de ces deux premiers mouvements est suivie par l’extension immédiate de la grève à la région parisienne, à Courbevoie et Renault (32.000 ouvriers) le 14 mai, et à l’ensemble de la métallurgie parisienne les 29 et 30 mai. Les revendications sont les suivantes : augmentation des salaires, paiement des jours de grève, congés ouvriers, contrat collectif. Les grèves s’éternisent, s’étendent d’abord au Nord minier, puis à l’ensemble du pays, et prennent une tournure nouvelle : les ouvriers occupent les ateliers malgré l’appel de la Confédération du travail [CGT] et des partis socialiste et communiste. On lit dans un appel que : « déterminées à maintenir le mouvement dans le cadre de la discipline et du calme, les organisations syndicales se déclarent prêtes à mettre fin au conflit à condition que les justes revendications des travailleurs soient satisfaites. »

Mais quelle différence avec l’occupation des usines en Italie en septembre 1920 ! À Paris, le drapeau rouge et le drapeau tricolore flottent ensemble et dans les ateliers on ne fait que danser : l’atmosphère n’a rien d’un mouvement révolutionnaire. Entre l’esprit d’unité nationale qui anime les grévistes et l’arme extrême que constitue l’occupation des ateliers, le contraste est saisissant. Cependant, il ne faut pas s’y tromper : tant la Confédération du Travail, qui avait déjà réabsorbé la C.G.T.U., que les Partis Socialiste et Communiste n’ont pas eu d’initiative dans ces grèves grandioses. Ils s’y seraient opposés si cela avait été possible, et seul le fait qu’elles se soient étendues à tout le pays leur impose des déclarations de sympathie hypocrite à l’égard des grévistes.

Le fait que les patrons soient prêts à accepter les revendications des travailleurs ne signifie pas la fin des mouvements. Un changement majeur est nécessaire. Les élections de mai avaient donné une majorité aux partis de gauche, dont le parti socialiste.

Voilà donc le Front populaire : bien avant la date limite fixée par la procédure parlementaire, le gouvernement Blum est formé le 4 juin. La Délégation des gauches, organe parlementaire du Front populaire, dans son ordre du jour « constate que les ouvriers défendent leur pain dans l’ordre et la discipline et veulent conserver à leur mouvement un caractère revendicatif dont ni les “Croix de feu” (mouvement de combat du colonel La Roque) ni les autres agents de la réaction ne parviendront à les éloigner. » L’Humanité, quant à elle, publie en encadré que « l’ordre garantira le succès » et que « ceux qui sortent de la légalité sont les patrons, agents d’Hitler qui ne veulent pas de la réconciliation des Français et poussent les ouvriers à la grève. »

Dans la nuit du 7 au 8 juin, ce que l’on appellera plus tard les « accords de Matignon » (résidence du Premier ministre Blum) sont signés et consacrés :

a) la convention collective ;

b) la reconnaissance du droit syndical ;

c) la mise en place de délégués syndicaux dans les ateliers ;

d) l’augmentation des salaires de 7 à 15% (ou 35% depuis que la semaine de travail est passée de 48 à 40 heures) ;

e) les congés payés. Cet accord aurait été signé encore plus tôt si, dans certaines usines, les soi-disant « réactionnaires » n’avaient pas arrêté certains directeurs.

Le 14 juin, Thorez, dirigeant du Parti communiste français, lance la formule qui le rendra célèbre : « Il faut savoir mettre fin à une grève dès que les revendications essentielles ont été obtenues. Il faut aussi savoir transiger pour ne pas perdre de force et surtout pour ne pas faciliter la campagne de panique de la réaction. »

En deux semaines, le capitalisme français réussit à éteindre ce puissant mouvement, puissant non pas par sa signification de classe, mais par son ampleur, l’importance des revendications professionnelles et l’étendue et le degré des moyens mis en œuvre par les travailleurs pour obtenir gain de cause.

Les pseudo-organisations ouvrières qui n’avaient eu aucune responsabilité dans le déclenchement du mouvement étaient celles-là mêmes qui devaient y mettre fin. Le Parti communiste français devait jouer un rôle de premier plan dans l’étouffement de toute possibilité révolutionnaire qui aurait pu surgir. Il y réussit admirablement en désignant au mépris des travailleurs, et comme « hitlériens », les rares ouvriers français qui tentaient de faire converger l’occupation des usines avec une approche révolutionnaire de la lutte. Et c’est en cela seulement que résidait le problème tactique que le parti français devait résoudre.

Presque simultanément, les grèves éclatent en Belgique. Elles débutent dans le port d’Anvers et s’étendent ensuite à tout le pays. Le manifeste immédiatement lancé par le Parti ouvrier belge est significatif : « Ouvriers dockers, pas de suicides, il y a des gens qui vous incitent à cesser le travail, il y a des gens qui vous incitent à cesser le travail. Pourquoi ? Ils demandent une augmentation de salaire. Nous ne disons pas autre chose au moment où l’Union belge des travailleurs du transport discute de sa politique d’augmentation salariale. Et nous ne nous laisserons pas surprendre par des gens sans responsabilité. Nous ne voulons pas connaître à Anvers les mêmes conséquences désastreuses qu’après la grève de Dunkerque. Nous avons des règles à respecter. Ceux qui vous incitent à la grève ne se soucient pas des conséquences. Travailleurs portuaires, écoutez vos dirigeants. Nous connaissons vos souhaits. Pour l’unité ! Aucune grève déraisonnable. Nous discuterons encore aujourd’hui avec les patrons. »

Malgré un appel similaire de la Commission syndicale (l’équivalent de la Confédération du travail), le 14 juin, le Congrès des mineurs est contraint de s’accommoder de la situation et de donner l’ordre de grève. La veille, l’organe du Parti socialiste avait annoncé son accord avec les décisions du gouvernement pour empêcher l’occupation des ateliers.

Le 22 juin, dans le cabinet du Premier ministre Van Zeeland, qui préside une coalition avec la participation des socialistes, un accord est signé, qui prévoit (a) une augmentation des salaires de 10 % ; b) une semaine de 40 heures pour les industries insalubres ; c) 6 jours de congés annuels.

Le Parti communiste belge met à profit le peu d’influence qu’il a dans les masses avec une tactique similaire à celle suivie par le Parti français : il fait bloc avec le Parti ouvrier et la Commission syndicale qui monopolisent la direction des mouvements. Il n’a aucune initiative pour déclencher les grèves et toute son activité consiste à réclamer l’intervention du gouvernement en faveur des grévistes.

Quant aux résultats, ils sont bien inférieurs à ceux obtenus par les travailleurs français. Mais, dans les deux pays, ces succès syndicaux, d’ailleurs éphémères, loin de signifier une reprise de la lutte autonome et de classe du prolétariat, favorisèrent le développement de la manœuvre de l’État capitaliste qui, grâce à aux négociations d’arbitrage des conflits, parvient à gagner la confiance des masses. Et il se servira de cette confiance pour resserrer les mailles de son contrôle hégémonique sur elles.

La sanction du contrat de travail par l’autorité étatique ne représente pas une victoire mais une défaite pour les travailleurs. En réalité, ce contrat n’est qu’un armistice dans la lutte des classes et sa réalisation dépend du rapport de forces entre les deux classes. Le fait même d’accepter l’intervention de l’État renverse radicalement les termes du problème, puisque les travailleurs confient ainsi leur défense à l’institution fondamentale du régime capitaliste : la place des syndicats de classe est désormais occupée par le syndicat de collaboration de classe étroitement lié aux fonctionnaires du ministère du Travail qui contrôlent l’application de la loi.

Les grèves françaises et belges précèdent d’à peine un mois le début de l’agitation sociale en Espagne et l’ouverture de la guerre impérialiste dans ce pays. Nous y reviendrons dans le dernier chapitre.

(Prometeo #7, mai-juin 1947, à suivre)

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Notes:

[1. Note du GIGC : L’« insurrection de février (Februarkämpfe) [1934], désigne les quelques jours d’escarmouches qui opposent en Autriche les forces socialistes et conservatrices-fascistes du 12 au qui firent près de 7 000 victimes (morts et blessés). » (https://fr.wikipedia.org/wiki/Guerre_civile_autrichienne). Voir la position de la Gauche d’Italie dans Bilan #4 de février 1934, Le capitalisme marque un point décisif dans la préparation de la guerre (https://archivesautonomies.org/spip.php?article2293)

[2. Note du GIGC : très grossièrement, la CGT-U, scission de la CGT en 1921, fut très vite le syndicat du PCF et l’expression française de la scission syndicale prônée par l’IC afin de créer une « internationale syndicale rouge ». La Gauche d’Italie s’opposa à cette tactique qui divisait l’organisation unitaire de la classe. La CGT-U réintégra la CGT en 1936 pour les besoins du Front Populaire.