(Semestriel - Septembre 2017) |
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Réflexions sur les groupes intermédiaires entre le parti et l’ensemble de la classe ouvrière
Dans le texte Nature et tâche des groupes d’usine et le rôle du parti de classe (1965), O Damen critique avec vigueur un certain point de vue “économiste” populaire à ce moment-là selon lequel la classe ouvrière peut graduellement atteindre le pouvoir en conquérant le monde du travail, un lieu de travail après l’autre, évitant supposément le besoin pour une insurrection future et rendant même le parti redondant. Damen s’appuie sur l’expérience de défaites de luttes dirigées par les syndicats pour argumenter en faveur de la nécessité d’un leadership politique. Il étend sa critique des limitations des luttes syndicales aux comités de lutte organisés durant des luttes qui dépassent le cadre syndical. Ces comités de lutte éphémères peuvent aussi être infectés par le corporatisme qui est inhérent à chaque lutte économique.
Il est impossible pour la classe ouvrière de conquérir le pouvoir graduellement. Le rôle de leadership du Parti Communiste [1] est fondamental et ultimement la lutte politique de la classe ouvrière la mène vers une confrontation directe avec l’État bourgeois.
Les deux questions centrales sont quel type d’interaction est nécessaire entre le parti et la classe et quelle est la relation entre les luttes économiques et politiques ?
« Pour une organisation se définissant elle-même comme communiste, considérer l’intervention parmi les travailleurs comme une activité à mener seulement dans certaines périodes historiques ou dans des circonstances futures de plus grande force numérique n’a aucun sens. L’intervention des communistes parmi les travailleurs doit toujours être partie intégrante de l’activité des révolutionnaires » (Tendance Communiste Internationaliste,
The Unions, the Class Struggle and Communists, traduit de l’anglais par nous) [2].
Il est raisonnable d’être en accord avec cette prise de position et encore de concéder que les travailleurs sont plus ou moins sensibles aux idées révolutionnaires selon qu’ils sont en lutte ou non.
Quel type d’intervention ?
Dans son document [3], le PCint nous informe que les groupes ouvriers territoriaux et sur les lieux de travail sont une partie intégrale de son programme et une façon concrète pour le parti d’exercer son influence dans la classe ouvrière. Ceci lui permet d’adapter son intervention sur la base du rapport de force entre les classes dans des lieux de travail ou dans des quartiers spécifiques au lieu de seulement répéter des principes abstraits. Les groupes d’usine doivent être des organisations permanentes dont la tâche principale est l’éducation politique par opposition aux luttes basées sur les revendications économiques, même si les militants du parti doivent participer aux luttes pour des revendications économiques.
L’insistance sur le besoin de tels organes intermédiaires n’est pas sans précédent. Cela nous ramène à la discussion de Kautsky, ensuite reprise par Lénine dans Que Faire ?, sur les syndicats versus la conscience communiste. En effet, des groupes actuels que nous considérons comme faisant partie du milieu prolétarien (les bordiguistes) continuent de faire de l’agitation en vue de la formation de syndicats rouges, essentiellement des syndicats sous la direction du Parti Communiste. La tactique pour conquérir le leadership des syndicats fut adoptée par la 3e Internationale et fut poursuivie par le PCInt avant la scission avec Programma Communista en 1952. Aujourd’hui le cadre organisationnel qui doit agir comme intermédiaire entre la classe et le parti n’est plus le syndicat, mais plutôt des groupes d’usine ou territoriaux internationalistes sous la direction de l’organisation révolutionnaire.
Le sabotage flagrant des luttes des travailleurs par les syndicats mène à la conclusion que c’est justement leur rôle en tant que médiateur dans la négociation du prix de la force de travail pendant une période où le capitalisme est devenu historiquement obsolète qui provoque finalement l’intégration des syndicats à l’État bourgeois. Selon le PCint, une solution à ce problème est précisément l’organisation d’organes politiques permanents contrôlés par le parti sur les lieux de travail et les quartiers.
La lutte politique, la lutte pour des revendications économiques et le rôle des syndicats comme organes de l’État capitaliste
Ce n’est pas que les syndicats soient un outil inefficace pour mener la lutte économique du prolétariat. C’est plutôt qu’ils sont des appareils de l’État capitaliste dont la fonction est d’imposer la discipline et de saboter systématiquement la lutte prolétarienne. Il y a eu un changement de fonction des syndicats en ce qu’ils sont passés d’authentiques, quoique réformistes, représentants des intérêts des travailleurs dans la phase ascendante du développement capitaliste, dans laquelle le capitalisme avait encore un rôle progressiste à jouer par rapport aux vestiges du féodalisme, à des appareils idéologiques et répressifs de l’État capitaliste dans la phase décadente du capitalisme. Cette intégration dans l’État se produit inévitablement quand une lutte ouvrière économique mène à la formation d’une organisation permanente vouée exclusivement aux revendications de salaires et aux conditions de travail. Ainsi, la formation de syndicats de base n’est pas la solution.
Donc, ce n’est pas dresser un portrait complet d’affirmer que le rôle des syndicats en tant que médiateurs de la vente de la force de travail est la raison pour laquelle ils sont aujourd’hui au service du capitalisme. Il y a une différence qualitative entre le rôle joué par les syndicats dans la période d’ascendance du capitalisme et aujourd’hui, période d’obsolescence du capitalisme. Au 19e siècle, il était possible et nécessaire pour la classe ouvrière de lutter pour réformer le capitalisme et favoriser le développement de la république bourgeoise face au féodalisme. Ce n’est plus le cas aujourd’hui vu que le capitalisme a dépassé son stade progressiste. Son existence continue menace de plonger l’humanité dans la barbarie et les actuelles relations de propriétés sont devenues un obstacle au développement rationnel. Ne pas saisir cette différence historique pourrait mener à douter des potentialités des luttes économiques spontanées qui adoptent des modes d’organisation en réponse aux besoins de la lutte.
C’est la tâche des révolutionnaires d’intervenir dans les luttes de la classe ouvrière peu importe où elles apparaissent, y inclus dans les luttes menées par des travailleurs syndiqués ou organisées par les syndicats eux-mêmes, particulièrement pour contester le leadership des syndicats sur celles-ci et pour tirer les implications politiques qui sont immanentes dans de telles luttes économiques. C’est la position de la classe ouvrière dans le système économique qui contraint ses membres à engager le combat pour l’amélioration de leur condition immédiate. Les luttes économiques et les luttes politiques sont liées dialectiquement et c’est au travers de l’intervention et du leadership de l’organisation révolutionnaire que le programme politique de la classe ouvrière est découvert par les travailleurs en lutte. La solution au paradoxe apparent entre le fait que les travailleurs se mettent en lutte à cause de leur position économique en tant qu’esclaves salariés pour la valorisation du capital et les limitations inhérentes des luttes purement économiques est précisément l’organisation politique révolutionnaire.
« … la lutte économique présente une continuité, elle est le fil qui relie les différents nœuds politiques ; la lutte politique est une fécondation périodique préparant le sol aux luttes économiques. La cause et l’effet se succèdent et alternent sans cesse, et ainsi le facteur économique et le facteur politique, bien loin de se distinguer complètement ou même de s’exclure réciproquement, comme le prétend le schéma pédant, constituent dans une période de grève de masse deux aspects complémentaires de la lutte de classe prolétarienne… » (Rosa Luxemburg, Grève de masse, parti et syndicat) [4]
Le problème de l’interaction entre l’économique et le politique dans la lutte ouvrière a des implications politiques et organisationnelles importantes. Où et comment les révolutionnaires devraient centrer leur intervention ?
L’intervention n’apparaît pas comme un éclair dans un ciel bleu menée par des prétendus révolutionnaires complètement séparés des réalités de la classe parce qu’une des tâches du parti est celle de l’éducation politique de ses cadres et sympathisants. L’organisation de groupes d’usine et de groupes territoriaux est la façon dont le PCint tente de répondre à ce besoin. Néanmoins, il faudrait soulever deux points ici. Si un groupe est constitué par des membres d’un lieu de travail particulier, n’est-ce pas en soi une concession au corporatisme ? Pourquoi devraient-ils être isolés de leurs camarades de classe d’autres lieux de travail ? Des groupes basés sur le territoire sont une amélioration de ce point de vue. Des organisations du parti basées territorialement, essentiellement des sections, peuvent faire le travail d’éducation politique en tenant des meetings publics réguliers, des ateliers éducationnels, en participant à des manifestations et lignes de piquetage (piquets de grève), en vendant la littérature, en distribuant du matériel d’agitation et par leur interaction avec les groupes ouvriers (cercles, noyaux) qui s’organisent spontanément après ou pendant une période de haute lutte de classes. L’autre point est une mise en garde contre la sous-estimation du potentiel des luttes commençant sur les lieux de travail comme luttes économiques à se politiser et se généraliser dans la rue et par la suite à d’autres secteurs de la production. Pour qu’une telle évolution mène à un résultat révolutionnaire, il y a nécessité d’avoir une expression organisée du programme communiste, une expression qui est connue des travailleurs en lutte et pris en charge par eux-mêmes. Ainsi, le parti de demain, les groupes communistes d’aujourd’hui, devraient tisser des liens avec les cercles, noyaux, comités de travailleurs politisés qui émergent plus ou moins spontanément comme résultat du besoin objectif posé par telle ou telle lutte et ne devraient pas tenter de les créer artificiellement là où les travailleurs ne sont même pas réellement en lutte.
« Les communistes doivent diffuser leur propagande, des orientations, être partie active des organes de lutte auto-organisée : les assemblées ouvrières, les comités d’action. Ce faisant, ils doivent toujours essayer de fournir un cadre politique communiste » (TCI, The Unions, the Class Struggle and the Communists, traduit par nous) [5].
Le travail permanent d’éducation politique est ce qui permet au parti d’avoir ses racines dans sa classe. Par conséquent, pendant une période de conflits sociaux explosifs, quand les masses ouvrières tendent à être plus sensibles à leur arme politique nouvellement découverte qu’est le programme communiste, l’intervention du parti peut être à son meilleur niveau d’efficacité. Et c’est le résultat, en termes de rapport de force entre les classes, qui détermine si la confrontation était une victoire (partielle) ou une défaite pour la classe ouvrière. Cela se traduit par un accroissement ou une diminution de la conscience révolutionnaire.
« La lutte de classe en période de décadence se fait par explosions, par surgissements brusques qui surprennent même les éléments les plus combatifs d’une lutte précédente et peuvent les dépasser tout à fait en conscience et en maturité. Le prolétariat ne peut s’organiser réellement au niveau unitaire qu’au sein de la lutte elle-même et au fur et à mesure que la lutte devient permanente il grossit et renforce ses organisations unitaires » (CCI, Revue Internationale #21) [6].
Une intervention que les révolutionnaires devraient faire, considérant une évaluation des conditions sociales objectives, serait de pousser à envoyer des délégations vers d’autres lieux de travail pour étendre la lutte sur une base territoriale et ainsi rompre avec les limites sectorielles et locales. C’est ici précisément que la lutte de la classe ouvrière a besoin de la formation de conseils ouvriers territoriaux (et non pas des conseils d’usine comme le préconisait Gramsci) qui sont un moyen par lequel la classe exerce son pouvoir avec son organisation politique révolutionnaire qui assume le leadership dans les conseils. La bataille critique ne se produit pas au sein des murs de l’usine, bien que souvent la lutte y commence, mais lorsque la lutte commence à transcender les limites d’un lieu de travail, usine ou secteur particulier.
Il serait erroné de penser que les organisations permanentes de médiation économique, qui piègent les travailleurs dans le cadre de leur milieu de travail, secteur, entreprise particuliers, peuvent être utilisées comme un raccourci pour politiser la classe ouvrière d’une manière révolutionnaire et il n’est pas possible pour l’avant-garde révolutionnaire d’organiser de manière préméditée les explosions de la lutte des classes qui se produisent.
L’interaction entre le parti et la classe n’est pas uni-directionnel, le parti éduquant la classe. Les leçons politiques portées par le parti sont le produit des luttes historiques de la classe ouvrière, l’histoire étant un processus toujours en cours. Néanmoins, une des fonctions de l’organisation politique est de rappeler à la classe les leçons de ses luttes du passé, y inclus la nature politique de la lutte de classes. Une de ces leçons est que, dans la période historique de la décadence capitaliste, les luttes pour des revendications économiques sont mieux servies par des instruments qui sont adaptés pour des situations particulières et qui sont le résultat d’un besoin concret. En conséquence, ils sont nécessairement un phénomène transitoire. Dans le but que la lutte défende, au moins temporairement, les conditions de travail et de vie, les comités de grève et les assemblées de quartier sont bien adaptés comme l’avaient démontré par exemple la lutte à la Telefonica en 2015 [7] et la mobilisation étudiante de Montréal en 2012. En outre, les comités de grève et les assemblées générales qui sont organisées en réponse aux besoins d’une lutte donnée sont d’authentiques « écoles du socialisme », pas les syndicats peu importe la forme.
« Les communistes doivent être dans les luttes pour diffuser leur propagande, leur orientations, être une partie active des organes de lutte auto-organisée : les assemblées ouvrières, les comités d’action et de grève et les piquets de grève. Ce faisant, ils doivent toujours essayer de fournir un cadre politique communiste tout en appuyant chaque initiative qui tend au développement de l’auto-activité de ceux qui y participent. Il n’y a pas de formule magique dans les luttes revendicatives de la classe ouvrière qui puisse ouvrir la voie à une plus grande conscience de classe comme, par exemple, le proclament les trotskistes. La tâche des communistes n’est pas de fixer des revendications mais d’appuyer les revendications qui étendent la lutte et de critiquer celles qui ne le font pas » (TCI, Theses on the Role of the Communists in the Economic Struggle of the Working Class, traduit par nous, http://www.leftcom.org/en/articles/2016-02-26/theses-on-the-role-of-communists-in-the-economic-struggle-of-the-working-class).
La lutte des travailleurs espagnols des télécoms en 2015 n’est pas apparue comme le résultat de l’action politique organisée par le parti révolutionnaire, au travers d’un syndicat rouge ou n’importe quel autre organe intermédiaire entre le parti et la classe qui serait sous la direction du parti. Ce qui a motivé la lutte fut la reconnaissance par un groupe de travailleurs de leur position économique et leur intérêt collectif immédiat. Cela est survenu dans le contexte d’un sabotage flagrant des syndicats. Des moments comme celui-là sont critiques parce que les réalités sociales, claires comme le jour pour les participants à la lutte, font en sorte de les rendre plus réceptifs et peuvent répondre dynamiquement à un programme politique qu’ils reconnaissent comme le leur. Il y a une rencontre entre la réalité vivante des travailleurs partout autour du monde et la perspective donnée par les groupes révolutionnaires.
Dans la période historique actuelle, le capitalisme mondial est en pleine crise pour laquelle il n’y a pas de solution sinon la dévaluation massive des actifs et la destruction physique d’une grande partie du capital constant et variable à travers une guerre mondiale. La manière dont les classes dirigeantes tentent de résoudre cette crise en attendant, avant que les conditions politiques préalables soient en place pour ce carnage massif mutuel, c’est en augmentant le taux de profit en intensifiant l’exploitation. Comme les impératifs économiques du système capitaliste s’imposent de plus en plus, la classe dirigeante sera contrainte d’attaquer la classe ouvrière de manière de plus en plus brutale. La classe ouvrière répondra en s’engageant dans des luttes défensives, en s’organisant dans des assemblées de masse, des comités de grève, ainsi que dans des cercles et dans des noyaux de militants ouvriers, comme elle le fait déjà. Les noyaux des travailleurs militants qui sortent de ces luttes sont les organes intermédiaires entre le parti et la classe. En plus d’avoir une présence politique dans les organisations unitaires de la classe, les organisations communistes doivent se connecter avec les groupes de travailleurs militants qui sortiront des luttes à venir et leur donner une perspective politique révolutionnaire.
Notes:
[1] . Nous parlons ici de l’avant-garde politique révolutionnaire du prolétariat mondial. À ne pas confondre avec les formations politiques bourgeoises avec le même nom.
[3] . cf. le texte précédent Sur le rôle et la structure de l’organisation révolutionnaire (2e partie) dans ce numéro.
[7] cf. Révolution ou Guerre #4, http://www.igcl.org/Greve-des-travailleurs-de-Movistar.