Révolution ou Guerre #27

(mai 2024)

PDF - 576.5 ko

AccueilVersion imprimable de cet article Version imprimable

Correspondance sur la grève de masse

Suite à notre introduction à l’article du CCI que nous avons reproduit dans le dernier numéro, nous avons reçu un courrier critique que nous publions ici et que nous faisons suivre de notre réponse. L’objet premier de cette correspondance touchait avant tout au passage qui émettait rapidement une hypothèse pour comprendre le développement actuel du groupe « bordiguiste » qui publie The Communist Party aux États-Unis. Sa défense du syndicalisme rouge pourrait expliquer l’écho qu’il rencontre par « le fait que l’expérience de dynamique de grève de masse par le prolétariat nord-américain reste particulièrement lointaine – les années 1930... » Le lecteur lira ci-après la correction émise par le camarade et prendra aussi connaissance d’une critique plus large de nos positions. Notre réponse proposa à l’auteur – que nous ne connaissons pas – de la lettre d’engager un débat sur les questions qu’il, ou elle, soulevait. Malheureusement, nous n’avons pas reçu d’autre nouvelle de sa part depuis lors. Nous avons néanmoins jugé d’intérêt général de publier cette correspondance.

Lettre du camarade Ivan

Chers camarades,

Quelques commentaires rapides sur votre introduction au texte du CCI Une intervention opportuniste dans les luttes ouvrières aux États-Unis...
Tout d’abord, je ne pense pas qu’il soit vrai que « l’expérience du prolétariat nord-américain en matière de dynamique de grève de masse » se limite aux années 1930, ou que l’Amérique du Nord n’a pas connu d’événements comparables aux batailles de classe qui se sont déroulées en Europe après 1968, comme vous l’indiquez. Même si ce n’est pas à une échelle aussi grande que celle de l’Italie pendant et après « l’automne chaud », les États-Unis ont connu des convulsions similaires dans les années 1970 : la grève sauvage de 10 000 travailleurs de l’assainissement à New York en 1975, les grèves des fonctionnaires à San Francisco qui ont partiellement combiné les luttes des enseignants et des travailleurs hospitaliers, et la grève illégale de 200 000 facteurs en 1970, écrasée par l’intervention de l’armée, mais qui a touché la plupart des grandes villes. Je cite le Time du 30 mars 1970 :
« En tapant du pied et des mains, les membres de la branche 36 ont interrompu leur réunion de décembre aux cris de ’Grève ! Grève ! Leur colère a effrayé les responsables syndicaux. Nous ne contrôlions plus la situation’, a déclaré le vice-président exécutif Herman Sandbank... Un appel furieux à un vote de grève immédiat a été jugé inconstitutionnel et le scrutin sur la question a été reporté au jour de la Saint-Patrick. Alors que des milliers de New-Yorkais regardaient les manifestants sur la Cinquième Avenue, les facteurs se sont rendus aux urnes et ont voté par 1 555 voix contre 1 055 en faveur de la grève. D’autres sections locales leur ont rapidement emboîté le pas. Les membres du Manhattan-Bronx Postal Union ont chassé leur président, Morris Biller, de la tribune lorsqu’il a refusé de les autoriser à voter immédiatement la grève.... Manifestant leur impatience à l’égard du Congrès et de leurs propres dirigeants, quelque 3 000 membres de la branche 11 de la N.A.L.C. de Chicago ont rejeté les appels des responsables syndicaux à rester à leur poste et ont voté massivement en faveur de la grève. La résistance s’est rapidement propagée. Les unités postales de Boston, Cleveland, Pittsburgh, Minneapolis, Milwaukee, San Francisco et de plusieurs banlieues de Los Angeles ont voté soit la poursuite des débrayages déjà en cours, soit de nouveaux débrayages. Lors d’une réunion tumultueuse le samedi matin, la branche 36 de la N.A.L.C. de New York, qui avait tout déclenché, a voté à la quasi-unanimité le maintien du débrayage. »
Il est vrai que ces grèves se sont rarement étendues au-delà d’une corporation (et n’illustrent donc pas parfaitement une « dynamique de grève de masse »). Cependant, elles sont au moins aussi importantes que les trois principales « grèves générales » des années 1930 aux États-Unis et ont constitué un défi plus important pour les contrôles que vous assimilez (à juste titre) à « l’intégration totale et définitive des syndicats à l’État », consommée par la loi Wagner de 1935, puis par l’engagement des syndicats à ne pas lancer de grève pendant la guerre.
Deuxièmement, la remarque selon laquelle l’intégration susmentionnée était « en vue de la préparation de la 2e Guerre impérialiste mondiale » me semble imprécise et légèrement mécanique. Elle n’est pas strictement erronée, et est en fait juste, en corrélation avec les principes énumérés ci-dessous par Paul Mattick :
« ...la crise ne peut être réduite à des ’événements purement économiques’, bien qu’elle naisse ’purement économiquement’, c’est-à-dire des rapports sociaux de production revêtant des formes économiques. La lutte pour la compétitivité internationale, menée également par des moyens politiques et militaires, influence le développement économique, tout comme celui-ci donne naissance aux différentes formes de concurrence. Ainsi, toute crise réelle ne peut être comprise qu’en relation avec le développement social dans son ensemble... » [nous traduisons directement de la lettre, n’ayant pas trouvé la référence de la citation attribuée à P. Mattick]
À l’époque de l’impérialisme et du capitalisme d’État, la réponse des États aux crises coïncide avec les préparatifs de guerre. Les administrateurs de l’exploitation eux-mêmes en sont partiellement conscients, puisque Blinken, par exemple, n’anticipe pas explicitement une guerre avec la Chine, mais relie indirectement le programme de son administration aux « nouveaux défis » posés par la configuration géopolitique soumise à la concurrence accrue après le COVID. Néanmoins, les architectes des lois syndicales de 1935 aux États-Unis, et même des mesures qui constituaient manifestement une forme de mobilisation militaire, tel que le CCC [Civilian Conservation Corps [1]], ne les concevaient pas encore consciemment comme des préparatifs à la dévalorisation sanguinaire de 1939-1945. Ils étaient certainement moins conscients de l’utilité de ces mesures en tant que préparation à la guerre à venir que leurs homologues français, dont Bilan a brillamment établi qu’ils étaient « les Hitler et les Mussolini de la France démocratique », alors que le Front populaire confirmait la « prophétie » de Bordiga selon laquelle les socialistes arriveraient au pouvoir « avec un programme de style fasciste... ». La loi Wagner et le CCC étaient des réponses à une crise, a) dont la résolution a été la Seconde Guerre mondiale, et b) qui a créé la même situation instable que celle dont les dirigeants reconnaissent qu’elle peut porter à l’intensification de la confrontation interétatique à un niveau militaire. Il s’agit donc de « préparatifs en vue de la deuxième guerre mondiale impérialiste », mais de manière rétroactive et indirecte.
À mon avis, cela témoigne peut-être d’un certain niveau de « bi-dimensionnalité » [two-dimensional-ness] dans la conception du GIGC sur les « crises » et la « solution » de la guerre généralisée.

Fraternellement, Ivan

Accueil


Notes:

[1. Partie intégrante du New Deal de Roosevelt, le CCC fut un programme visant à remettre les chômeurs au travail (ndt).