Révolution ou Guerre #27

(mai 2024)

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Contre l’individualisme et l’esprit de cercle « 2.0. » des années 2020

Une nouvelle génération de militants communistes tend à apparaître depuis quelques années. Ce phénomène est accéléré par l’angoisse et la conscience que le capitalisme non seulement ne peut pas résoudre ses contradictions économiques, mais surtout qu’il entraîne de ce fait même l’humanité dans l’abîme de la guerre impérialiste généralisée. Comment des individus « conscients » peuvent-ils s’opposer à cette issue dramatique sinon par l’engagement militant révolutionnaire et donc communiste ? Cette génération, catégorie toute relative que nous utilisons ici par facilité d’exposition, est appelée à constituer le parti mondial qui, armé du programme communiste et des mots d’ordre de l’insurrection et de la dictature du prolétariat, sera en mesure et aura pour tâche de « diriger » le prolétariat au milieu de l’ouragan et des différentes batailles de classes sociales qui viennent. Car, que personne n’en doute, la bourgeoisie est, et sera toujours plus, contrainte d’attaquer le prolétariat pour les besoins de la préparation et de la marche vers la guerre.

Les périodes durant lesquelles le prolétariat se mobilise en masse, en particulier les périodes révolutionnaires et même pré-révolutionnaires, modifient l’atmosphère sociale dans laquelle vivent et agissent le parti, à défaut les groupes communistes, et ses membres par rapport aux périodes qui ne connaissent que rarement des luttes massives. En l’absence de telles luttes ouvrières, les forces révolutionnaires et leurs membres, en tant que militants communistes, se retrouvent « socialement » plus ou moins isolés, parfois même à contre-courant des sentiments et opinions des prolétaires pris individuellement. Il en résulte, entre autres choses, que l’engagement individuel communiste – à distinguer du militantisme gauchiste [1] – est « socialement » marginal, y compris parmi les ouvriers et salariés exploités, et en grande partie ignoré et incompris, parfois même par les proches du militant communiste. Il peut en résulter que celui-ci éprouve une difficulté à lier au quotidien les dimensions militante et privée de sa vie individuelle.

Parmi les nouveaux et jeunes camarades, les questionnements sont nombreux sur le rapport vie militante et vie personnelle : peux-t-on s’engager dans le combat communiste organisé et entretenir des relations affectives avec des non militants, voire des personnes étrangères et insensibles au communisme et à l’engagement révolutionnaire ? Et si oui, dans quelle mesure ? Que leur dire et que partager avec eux ? Comment lier la réalisation des tâches militantes et la vie de famille ou/et professionnelle ? Une relation amoureuse, de couple ? L’éducation et la garde des enfants par exemple ? ...

Un mode de vie individuelle « conforme » au combat pour le communisme

La compréhension du rapport parti-membre est une question politique à part entière sur laquelle le mouvement ouvrier s’est déjà penché et sur laquelle il a déjà défini des principes généraux. Ce n’est pas un hasard si, depuis la ligue des communistes, les questions de fonctionnement et de règles organisationnelles dictant les relations au sein de l’organisation politique sont des questions considérées elles-aussi comme programmatiques. À ce titre, les statuts de l’organisation communiste doivent être considérés comme partie intégrante de la plateforme politique de tout groupe communiste – du parti demain. Dès 1847, une des premières conditions pour adhérer à la Ligue des communistes était que le membre adopte « un mode de vie et une activité conformes à ce but » [2], c’est-à-dire à celui du communisme.

D’entrée, il en découle un certain nombre de règles. Pour fournir un exemple simple qui devrait être clair pour tous, un militant communiste ne peut pas être au service de la répression anti-prolétarienne de l’État capitaliste. Le membre d’une organisation communiste qui serait policier ou agent d’un service de renseignement étatique poserait un risque en terme de répression et d’infiltration pour le parti. Mais aussi, il ne pourrait que se retrouver en contradiction ouverte avec toute forme de conviction et d’engagement communistes du fait même de son quotidien, des activités pratiques que son « gagne-pain » implique. La situation ne serait pas tenable pour l’individu, dans le cas hautement improbable où il se penserait sincèrement communiste. Il en va de même pour d’autres activités tels le trafic de drogue, d’armes, [3] d’êtres humains, etc. La liste n’est pas exhaustive. Elle inclut la croyance religieuse qui ne peut qu’exprimer une incompréhension de principe de la théorie révolutionnaire du prolétariat, à savoir le matérialisme historique ou marxisme, ou encore l’appartenance à la franc-maçonnerie. De même, l’organisation communiste ne peut pas accepter dans ses rangs des militants qui afficheraient des opinions et des pratiques ouvertement racistes, xénophobes, sexistes, l’exercice de violence physique dans toute relation de couple, etc.

Plus complexes à trancher sont les cas où le membre s’est mis dans une situation d’impasse personnelle ce qui l’amène à avoir des activités douteuses et dangereuses pour essayer de « s’en sortir ». Par exemple, un membre qui a pu exercer comme gangster, ou se retrouve avec des dettes de jeu, ou a dû se prostituer, pour survivre ou non. Malheureusement, de telles situations se sont produites et sans doute se reproduiront-elles dans le futur. Ou bien, autre situation difficile à gérer pour le membre et l’organisation, le premier a dans son entourage proche, famille, amitié, travail, des individus appartenant à la police, à la pègre, ou encore des membres actifs – dirigeants en particulier – de partis politiques bourgeois. Dans quelle mesure le militant communiste peut réussir à ne pas évoquer, non pas ses « idées politiques », mais son engagement et son activité militante dans une organisation communiste reste un enjeu et une préoccupation permanente.

Lorsque de telles situations individuelles se produisent, l’organisation est contrainte d’y faire face et d’aider – et protéger – le membre à y répondre ou s’en sortir. Souvent, elle ne peut le faire qu’avec retard, car le membre hésite à se confier à l’organisation et qu’il espère toujours s’en sortir par un moyen ou un autre. Deux dangers se présentent alors pour le tout qu’est l’organisation : le premier étant que le membre se retrouve soumis au chantage, en particulier des forces répressives de l’État ; le second de fragiliser grandement, si ce n’est d’anéantir, sa conviction politique et militante. D’autant qu’il est possible, parfois, mais pas toujours, au collectif de l’organisation communiste, de prévenir et d’aider des membres à éviter de se retrouver dans de telles impasses personnelles, qui ne peuvent qu’être catastrophiques à la fois pour l’individu « personne privée » – voire ses proches – et pour le militant communiste. Voilà pourquoi toute adhésion et intégration à l’organisation communiste doit parcourir un processus systématique non seulement de clarification et de vérification politique de l’accord de l’aspirant membre avec les positions programmatiques et les orientations générales de l’organisation, mais aussi de ce que signifie l’engagement militant, des règles et statuts d’organisation, et des conditions et du mode vie du camarade. Et cela à la fois pour la sécurité de l’organisme et le devenir du militant communiste au sein de celle-ci, de sa volonté militante et de ses convictions politiques.

Mais le principe guidant la résolution de ces cas exceptionnels et particuliers, parfois douloureux et gravissimes, ne suffit pas à clarifier et exposer la relation entre les différentes dimensions de la vie individuelle du militant communiste. À partir de l’expérience du mouvement ouvrier, le marxisme a défini toute une série de règles sur le parti politique prolétarien qui ont valeur de principe. Rappelons pour le lecteur qui voudrait se réapproprier et vérifier la validité des principes communistes en la matière le fil continu des combats entre les forces que Lénine qualifiait de pro-parti et d’anti-parti tout au long de l’histoire du communisme. Il commence véritablement avec le combat de Marx et Engels au sein de la Ligue des communistes contre les sectes prolétariennes d’alors, et au sein de la 1er Internationale, l’AIT, contre l’anarchisme. « L’histoire de l’Internationale a été une lutte incessante du conseil général contre les sectes et les tentatives d’amateurs qui essayaient, à rebours du mouvement réel de la classe ouvrière de s’affirmer à l’intérieur de l’Internationale même. » [4] Puis il se poursuit au sein de la 2e Internationale au moins sur deux plans : celui du rapport du parti face à ses fractions parlementaires qui visent à l’autonomie et celui contre les cercles que Lénine mène dans le parti social-démocrate russe – sa brochure Un pas en avant, deux pas en arrière est un moment essentiel du combat historique pour le parti politique prolétarien. Il est suivi du combat commun du parti bolchevique et de ce qui était encore alors la fraction abstentionniste du parti socialiste d’Italie, la gauche dite « d’Italie », pour l’adoption et le respect des 21 conditions d’admission à l’Internationale communiste. Enfin, il se poursuit avec le combat de cette gauche, avant d’être fraction du PC d’Italie, puis par après, au cours des années 1920 contre la bolchevisation d’ordre zinoviéviste qui ouvre la voie à la stalinisation des partis communistes d’alors.

Par la suite, les courants dits « bordiguiste » et « dameniste » [5], bénéficiaient de la continuité organique direct avec le parti communiste d’Italie et sa fraction de gauche. Sans doute est-ce là la raison pour laquelle ils ne revinrent qu’en peu d’occasions sur ces questions. Pour sa part, le Courant communiste international, directement issu de 1968 et influencé par l’individualisme propre à l’atmosphère estudiantine contestataire régnant alors fut contraint de mener plusieurs débats et combats internes sur la question organisationnelle, en particulier à l’occasion de ses crises organisationnelles successives. Il en résulte un certain nombre de textes que le lecteur peut trouver dans sa Revue internationale. [6]

Avant d’aller plus avant sur notre sujet, les différentes dimensions de la vie du militant communiste, il convient donc de rappeler de manière très générale les grands principes qui définissent les rapports militants et dans quel cadre ou lutte historique ils doivent se décliner.

Le prolétariat comme classe produit des organisations communistes, non des individus communistes

En assignant au parti révolutionnaire sa place et son rôle dans la genèse d’une société nouvelle, la doctrine marxiste fournit la plus brillante des solutions au problème de la liberté et de la détermination dans l’activité humaine. Tant qu’on le posera à propos de l’«  individu  » abstrait, ce problème sera uniquement matière à élucubrations métaphysiques de la part des philosophes de la classe dominante et décadente. Le marxisme, lui, le pose à la lumière d’une conception scientifique et objective de la société et de l’histoire. L’idée que l’individu – et un individu – puisse agir sur le monde extérieur en le déformant et le modelant à son gré en vertu d’un pouvoir d’initiative qui lui viendrait de qualités de caractère divin est à mille lieues de notre conception ; nous condamnons tout autant la conception volontariste du parti selon laquelle, s’étant forgé une profession de foi, un petit groupe d’hommes pourrait l’imposer au monde en la diffusant grâce à un effort gigantesque d’activité, de volonté et d’héroïsme. »
(Thèses de Lyon, présentées par la Gauche, la future fraction de gauche, au 3e congrès du PC d’Italie, 1926)

Historiquement, la classe prolétarienne « d’où surgit la conscience de la nécessité d’une révolution radicale, conscience qui est la conscience communiste » [7] ne produit pas des individus révolutionnaires, mais des organisations politiques auxquelles elle confie des militants qui y adhérent et les composent. En ce sens, l’organisation, le tout, permet au militant, à la condition qu’il s’intègre à l’activité révolutionnaire du corps collectif, de dépasser sa propre singularité. Ce faisant, le membre actif, dans l’action collective, devient un produit et une expression du tout, de l’organisation, et du combat permanent pour son unité tout comme toute autre partie de l’organisation, section locale, territoriale, organes centraux, etc. Il en résulte que le tout, le parti ou le groupe communiste, prévaut sur le militant individuel. Cette position a pour implication politique le fait que le parti ou l’organisation ne sont pas au service du militant, mais que le militant est au service du collectif. Par exemple, l’organisation politique prolétarienne n’a pas de conception scolaire éducative, ni de devoir particulier pour la formation et le développement théoriques individuels des membres. Par contre, elle a pour responsabilité de mener et de veiller à la réappropriation et à l’approfondissement théorique et politique du tout, pour son combat permanent pour la clarification théorico-politique et son unité politique.

Expression et matérialisation de la conscience communiste, les positions programmatiques de l’organisation communiste, du parti, ne sont pas l’addition des positions individuelles de chacun des membres, ni le produit de telle ou telle pensée d’un individu communiste ou d’une addition d’individus communistes, ni même d’une succession de penseurs communistes particulièrement brillants. Elles sont avant tout le produit historique de la lutte prolétarienne que les minorités communistes – expressions les plus hautes de la conscience de classe – rassemblent et synthétisent depuis le Manifeste communiste. Elles ont pour tâche de propager en retour cette conscience de classe dans les rangs ouvriers et d’assurer la direction politique du combat prolétarien. Cette vision ne signifie pas que le rôle du militant individuel se résume à la seule réappropriation – indispensable – des positions programmatiques [8]. Le membre se doit de participer à leur vérification et à leur développement collectifs. En ce sens, s’il peut et doit apporter une contribution individuelle qu’on ne saurait nier ou rejeter, elle ne peut se faire que dans le cadre du patrimoine historique et dans le cadre organisé et collectif de l’organisation communiste militante.

Sauf rares exceptions historiques correspondant à une période révolue du capitalisme, les énergies individuelles ne peuvent trouver leur champ d’action et leur rôle que dans le cadre formel du parti ou de l’organisation communiste, expression matérielle de ce tout. Il peut exister des individus aux positions révolutionnaires en marge des organisations politiques communistes. Ceux qui peuvent apparaître comme tels encore aujourd’hui, ont presque tous été membres de groupes de la Gauche communiste ou autre, qu’ils ont fini par quitter pour une raison ou une autre. Les positions politiques qu’ils peuvent défendre sont elles-aussi le produit de l’expérience historique du prolétariat qu’ils ont pu acquérir par leur passage dans les organisations communistes ou par leur référence, directe ou indirecte, à celles-ci. Mais l’existence d’individus révolutionnaires non organisés ne peut qu’être temporaire et circonstancielle. Tôt ou tard, à un degré ou un autre, ces individualités sont contraintes de se rattacher et de se référer à un cadre programmatique et un courant communiste historique s’ils veulent pouvoir maintenir leur conviction communiste et un minimum de volonté militante. Dans le cas contraire, ils sont condamnés à la justification d’ordre individualiste de leur refus de participation à un collectif organisé et militant, puis soit à s’éloigner des positions révolutionnaires, soit à se démoraliser et, à terme, à disparaître comme militant effectif du prolétariat. « On voit également, d’après ces discussions, combien Feuerbach s’abuse lorsque (…) il se proclame communiste et transforme ce nom en un prédicat de L‘homme, croyant ainsi pouvoir retransformer en une simple catégorie le terme de communiste qui, dans le monde actuel, désigne l’adhérent d’un parti révolutionnaire déterminé. » [9]

Les positions d’aujourd’hui de la Gauche communiste sont le résultat de tout un travail accompli par des générations successives de révolutionnaires, ou plus exactement d’organisations, groupes et partis communistes. Or, en soi, il est inutile de « refaire un travail déjà accompli ». « Ce serait une conception complètement erronée du Parti que d’exiger de chacun de ses adhérents considéré isolément une parfaite conscience critique et un total esprit de sacrifice. » [10]

D’où le travail de réappropriation qui diffère de la méthode de ceux qui veulent tout découvrir par eux-mêmes. Il est impossible aujourd’hui à des militants individuels de pouvoir « redécouvrir » et refaire par eux-mêmes l’ensemble du parcours théorique et politique accompli depuis Le Manifeste. La tâche est immense et une vie entière n’y suffirait pas. Voilà pourquoi, pour donner un exemple, il est vain pour le membre du parti de vouloir lire et relire tout Le Capital avant de pouvoir émettre une position politique sur telle ou telle question ayant un lien avec la critique marxiste de l’économie politique. Une telle méthode ne peut que mener à une réappropriation incomplète aux conséquences politiques erronées. Cela ne veut pas dire que nous n’invitons pas et n’encourageons pas fortement tous les camarades, et n’encouragerons pas tout aussi fortement les membres du parti demain, à lire et relire les textes classiques, théoriques et programmatiques, du mouvement ouvrier, à commencer par Le Capital. Mais la démarche d’ordre scolaire ou universitaire consistant à dire qu’on ne peut pas prendre de position politique, voire même qu’on ne peut s’engager en tant que militant, tant que l’on a pas lu l’ensemble des textes de K. Marx ne peut mener qu’à une démarche individualiste universitaire et à l’impuissance et au renoncement militants. C’est dans la participation active à l’action révolutionnaire de l’organisation communiste comme un tout que le militant peut « se former » aux plans théorique et politique et acquérir de l’expérience militante.

La participation du membre à l’activité collective de parti

Ces considérations et règles générales sur le rapport parti-organisation communiste et membre-militant, en particulier la dimension collective et, en principe, « impersonnel » de l’engagement communiste a de multiples implications politiques quant à la question du parti et à son fonctionnement d’une part et au rapport des membres aux deux. Elle se base et se développe sur la critique de l’idéologie et la mystification bourgeoise de l’individu-roi, l’unité-individu, et rejette toute forme d’individualisme – et en passant de l’idéologie et de la mystification démocratiques.

Partir de l’unité-individu pour en tirer des déductions sociales et échafauder des plans de société, ou même pour nier la société, c’est partir d’un présupposé irréel qui, même dans ses formulations les plus modernes, n’est au fond qu’une reproduction modifiée des concepts de la révélation religieuse, de la création, et de la vie spirituelle indépendante des faits de la vie naturelle et organique. A chaque individu la divinité créatrice  - ou une force unique régissant les destinées de l’univers  - a donné cette investiture élémentaire qui en fait une molécule autonome, bien définie, douée de conscience, de volonté, de responsabilité, au sein de l’agrégat social, indépendamment des facteurs accidentels dérivant des influences physiques du milieu. Cette conception religieuse et idéaliste n’est modifiée qu’en apparence dans la doctrine du libéralisme démocratique ou de l’individualisme libertaire  : l’âme en tant qu’étincelle de l’Être suprême, la souveraineté subjective de chaque électeur, ou l’autonomie illimitée du citoyen de la société sans lois sont autant de sophismes qui, aux yeux de la critique marxiste, pèchent par la même puérilité, aussi résolument «  matérialistes  » qu’aient pu être les premiers libéraux bourgeois et les anarchistes. »
(Parti communiste d’Italie, Le principe démocratique, 1922)

Toute action ou lutte du prolétariat est par essence collective. « En présence de la force du capital, la force individuelle humaine a disparu, dans une manufacture l’ouvrier n’est plus qu’un rouage de la machine. Pour que l’ouvrier put retrouver son individualité, il a dû s’unir, former des associations pour défendre son salaire, sa vie. » [11] Et ce collectif, en action, en lutte, dépasse largement en une unité « supérieure », de classe, la simple addition des individus prolétaires, la simple addition de leur pensée ou volonté individuelles. Toute grève ou lutte ouvrière signifie un dépassement des individus prolétaires dans l’action collective sans lequel la grève ou la lutte s’éteint. « Le prolétaire n’est rien aussi longtemps qu’il reste un individu isolé. Toute sa force, toutes ses capacités de progrès, toutes ses espérances et ses aspirations, il les puise dans l’organisation, dans l’activité commune et méthodique aux côtés de ses camarades. Il se sent grand et fort lorsqu’il fait partie d’un grand organisme. Cet organisme est tout pour lui ; comparé à lui, l’individu isolé n’est que très peu de chose. » [12]

Il en va de même pour le parti et les organisations communistes qui représentent et vont bien au-delà des consciences et des volontés politiques et militantes de chacun des membres qui les composent, ne serait-ce que par la dimension historique et internationale, universelle, du programme communiste et des positions et orientations qui en découlent.

L’intégration de toutes les poussées élémentaires dans une action unitaire se manifeste à travers deux facteurs principaux  : l’un est la conscience critique dont le Parti tire son programme ; l’autre est la volonté qui s’exprime dans l’organisation disciplinée et centralisée du Parti, instrument de son action. Il serait faux de croire que cette conscience et cette volonté peuvent être obtenues et doivent être exigées de simples individus, car seule l’intégration des activités de nombreux individus dans un organisme collectif unitaire peuvent permettre de les réaliser. » (Thèses de Rome, op.cit.)

Le militant individuel n’est donc que le porte-voix, ou la plume lorsqu’il écrit, de positions politiques produites, non pas par sa pensée propre, mais par toute l’histoire du prolétariat. Il doit rejeter toute conception faisant de son individualité militante un tout individuel. Et se considérer comme membre d’un tout collectif.

Que ces positions soient plus ou moins clairement exprimées et défendues, qu’elles soient plus ou moins justes, par le militant mandaté – directement ou non – pour l’intervention de l’organisation ne change rien à l’affaire. Lorsqu’il intervient dans une assemblée ouvrière ou une réunion politique, le militant – de préférence la délégation de militants – n’est que l’outil dont dispose l’organisation communiste pour mener une intervention de parti. Cela ne signifie pas qu’il n’est qu’un robot répétant des formules de parti. Mais ce n’est que dans la mesure où l’organisation politique a su définir, à partir de son cadre programmatique, des orientations justes et dans la mesure où l’individu militant a pu les faire siennes, y compris en participant et contribuant à leur définition et élaboration dans le cadre collectif, qu’il peut assumer au mieux l’intervention de parti.

Le parti n’attend pas de ses membres qu’ils aient tous la même capacité d’engagement, de « travail » ou de temps à dédier à l’organisation, ni qu’ils aient tous les mêmes qualités « politiques » et de formation. L’un aura des capacités de rédaction que l’autre n’aura pas. L’autre d’intervention orale dans une assemblée, ou une réunion publique. D’autres auront plus de capacités d’organisation, etc. Il n’y a pas et ne peut pas avoir d’égalité absolue entre les capacités et la participation effective des membres du parti, comme il ne peut y avoir d’égalité d’engagement dans une grève entre les différents prolétaires y participant. La conception de l’organisation communiste quant à la participation individuelle de ses membres aux tâches se base sur le principe « de chacun selon ses capacités. » La capacité de l’organisation en parti – c’est-à-dire fondée avant tout sur le programme communiste et les positions politiques qui en découle – à pouvoir utiliser les capacités individuelles lui permet précisément de dépasser la simple addition des capacités individuelles de ses membres et d’en faire une force historique. Loin de partir de l’unité-individu, le parti ou organisation communiste part de l’unité-parti, en passant par ses différentes parties, à savoir, sections locales en tant que cellules de base, organes centraux de tous niveaux et individus membres, pour arriver non pas à l’unité-individu, mais à l’unité-parti.

Contre le maintien de l’esprit et des méthodes de cercle

La lutte contre l’individualisme est donc un combat historique et permanent des communistes, en particulier au sein des organisations politiques prolétariennes. Tout au long de l’histoire du mouvement ouvrier, celui-ci s’est exprimé sous une forme ou une autre, en particulier à l’époque des sectes et des cercles. « Le développement des sectes socialistes et celui du mouvement ouvrier réel sont toujours en rapport inverse. Tant que les sectes se justifient (historiquement), la classe ouvrière n’est pas encore assez mûre pour un mouvement historique autonome. Dès qu’elle atteint cette maturité, toutes les sectes sont réactionnaires par essence. » [13] Le combat de Lénine lors du 2e congrès du POSDR auquel sa brochure Un pas en avant, deux pas en arrière est dédiée avait pour objectif l’établissement d’un véritable parti qui, jusqu’alors était constitué par des cercles, c’est-à-dire des regroupements plus ou moins formels basés essentiellement, ou prioritairement, sur des liens personnels, voire d’amitiés. « La controverse se ramène par conséquent au dilemme : l’esprit de cercle ou l’esprit de parti ? » [14]

Il est possible et utile, nous semble-t-il, d’établir un parallèle entre la réalité du camp prolétarien d’aujourd’hui et la réalité des forces révolutionnaires qui tentaient alors de créer « de véritables organismes officiels du Parti ». Matériellement, numériquement, l’ensemble du camp prolétarien d’aujourd’hui, à commencer par ses principales organisations, regroupe une minorité infime de membres, dont les plus anciens se connaissent personnellement depuis des décennies et qui sont restés, et restent toujours, en très grande partie isolés de leur classe. Il reste en grande partie marqué par les conditions de son émergence dans l’après-1968 et au cours des années 1970, en particulier par les restes d’esprit de cercle qui perdurent encore aujourd’hui. Cette génération – ou ce qu’il en reste aujourd’hui – a pour tâche, avant de disparaître, de passer le relai à celle qui apparaît et qui tend à se regrouper. Or, cette dernière souffre encore plus des pratiques d’ordre individualiste propres à l’apparition des nouveaux media, Internet et les réseaux sociaux, et que l’idéologie bourgeoise reprend et propage pour renforcer l’atomisation sociale et l’individualisme en général. Comment ne pas reconnaître la réalité des regroupements, débats et cercles de discussion propre aux réseaux sociaux d’aujourd’hui dans les pratiques suivantes critiquées par Lénine en 1903 ?

… le Parti était formé de cercles isolés qui n’avaient entre eux aucune liaison organique. Passer d’un cercle à un autre dépendait uniquement du "bon vouloir" de tel individu, qui n’avait par-devers lui aucune expression matérialisée de la volonté d’un tout. Les questions controversées, à l’intérieur des cercles [nous pouvons préciser pour aujourd’hui, sur les réseaux sociaux], n’étaient pas tranchées d’après des statuts, "mais par la lutte et la menace de s’en aller". »
(Lénine [15])

Qui traîne ou a traîné sur les réseaux sociaux ne peut manquer de reconnaître la prédominance écrasante de la méthode et de l’esprit de cercle sur les réseaux. Aucun réel débat. Aucune controverse effective. Aucune confrontation ouverte et argumentée des positions divergentes. Celui qui affiche une position divergente se voit supprimé de la liste des abonnés sans autre appel. Des formules tout aussi radicales, voire grandiloquentes, mais vides de sens pratique, c’est-à-dire politique et de classe. Pire même, le formalisme d’organisation est détruit, pour peu qu’on cherche à l’imposer. Aucun statut. Aucun programme. Aucun rapport ou bilan des discussions. Aucune conclusion des débats par une prise de position collective au moyen d’une résolution d’organisation ou autre. Aucune centralisation politique effective des discussions et débats. L’individu est libre de penser et de dire ce qui lui passe par la tête. Il n’est responsable que devant lui-même ou son smartphone, au mieux devant son cercle, pardon son réseau. Au final, les critères de sélection ne sont pas d’ordre politique mais personnels. L’opposition entre esprit de cercle et esprit de parti peut se résumer par fidélité aux amis et copains ou fidélité aux positions et principes communistes et donc à ses convictions politiques. [16]

En corollaire, la pratique des réunions par vidéo tend malheureusement à se substituer aux réunions physiques. Nous n’avons rien, bien au contraire, contre l’organisation de réunions vidéo entre camarades isolés, surtout au niveau international, qui ne peuvent pas se réunir sur le même lieu. Par contre, le fait que les militants tendent à ne plus faire l’effort, à considérer même comme superflu, de se déplacer et de participer à des réunions physiques, en présentiel comme disent les managers dans les entreprises, est une régression par rapport à un acquis et un principe d’organisation du mouvement ouvrier. [17] Mais à quoi bon sortir de chez soi pour une réunion de section locale, prendre papier et stylo, voire micro ordinateur pour prendre des notes, faire l’effort du transport au lieu où elle se tient ? Alors que l’on peut en tenir une chez soi par vidéo avec son smartphone. Alors que l’on peut rester au chaud – ou au frais selon les saisons – chez soi après une journée de travail. Ou bien encore ne pas « sacrifier » une partie du week-end en famille ou avec des amis pour une réunion. Surtout si la vidéo réunion permet en même temps de s’occuper de la famille, de veiller les enfants, ou de surveiller la machine à laver le linge.

Ce faisant, la cellule de base de toute organisation communiste qui rythme la vie du militantisme communiste et la vie politique de l’organisme collectif, à savoir la section locale hebdomadaire, disparaît. Se dissout. Le moment privilégié qu’est la réunion locale, indispensable à la vie politique et à la circulation du sang dans l’organisme, n’est plus. Le moment privilégié pour chaque individu militant qu’est la réunion avec ses camarades et qui en fait un élément à part entière de l’organisation n’est plus. N’est plus ce moment durant lequel, contrairement aux autres moments de sa vie personnel, travail, famille, etc., le militant peut se consacrer entièrement, sans réserve, sans entrave, sans dispersion, durant à peine quelques heures, à l’activité collective militante et donner le meilleur de lui pour l’organisation et le combat commun. N’est plus ce moment particulier où le militant communiste peut réaliser dans la pratique ce que signifie mettre l’engagement communiste au centre de sa vie – nous ne disons pas toute sa vie et tout son temps – et ainsi, outre faire vivre son organisation, renforcer, consolider et faire vivre ses convictions politique et militante.

Le danger de la pénétration de l’idéologie individualiste et démocratique propre à Internet menace au-delà des forces communistes. Les récentes grèves aux États-Unis, chez UPS, dans l’industrie automobile, la grève du secteur public au Québec, se sont terminés par des votes, pour ou contre les conventions signés par les syndicats, par internet. Une « assemblée » par vidéo conférence a rassemblé 4 000 travailleurs de l’éducation au Québec ! Chacun chez soi ! Outre la mainmise totale des syndicats organisateurs de la vidéo conférence permettant toutes les manœuvres au cas où le vote ne leur conviendrait pas, le fait de rester chez soi non seulement ne permet pas d’engager un véritable « débat » contradictoire sur la lutte elle-même, ici la valeur de l’accord salarial et sur la direction et les modalités de la grève elle-même, mais encore moins que les travailleurs puissent « sentir » la force et la vitalité de leur collectif, qu’ils puissent prendre conscience qu’unis dans la lutte, ils sont bien plus qu’une somme de votants pour ou contre.

L’informalisme et l’individualisme propres aux réseaux sociaux et aux smartphones viennent renforcer le danger des cercles et de l’esprit de cercle. Les concessions organisationnelles et militantes que les principales organisations communistes font par « habitude » [18], par facilité et immédiatisme [19] à l’informalisme et l’individualisme propres aux media Internet [20] représentent un obstacle dans l’effort indispensable de réappropriation théorique, politique, organisationnelle et militante que la jeune génération se doit d’accomplir. Il en va de même, du moins en grande partie, de la génération précédente, celle qui doit passer le relai et qui, pour sa grande majorité, les a plus ou moins négligés ou laissés de côté. En particulier, les groupes de la Gauche communiste doivent se réapproprier et mettre en pratique les leçons tirées par le mouvement ouvrier pour combattre le maintien de l’esprit de cercle dans les rangs du camp prolétarien et de ses organisations. Dans Un pas en avant, deux pas en arrière, Lénine et la fraction bolchevique oppose la méthode de parti à celle propre à l’esprit de cercle.

Le lien, à l’intérieur des cercles ou entre eux, ne devait ni ne pouvait revêtir une forme précise, car il était fondé sur la camaraderie ou sur une ‘confiance’ incontrôlée et non motivée. La liaison du Parti ne peut et ne doit reposer ni sur l’une ni sur l’autre, mais sur des statuts formels, rédigés "bureaucratiquement" (du point de vue de l’intellectuel indiscipliné), dont seule la strict observation nous prémunit contre le bon plaisir et les caprices des cercles, contre leurs disputailleries appelées libre "processus" de la lutte idéologique. (…) Quand j’étais uniquement membre d’un cercle (…) j’avais le droit, afin de justifier, par exemple, mon refus de travailler avec X, d’invoquer seulement ma défiance incontrôlée, non motivée. Devenu membre du Parti, je n’ai plus le droit d’invoquer uniquement une vague défiance, car ce serait ouvrir toute grande la porte à toutes les lubies et à toutes les extravagances des anciens cercles ; je suis obligé de motive ma "confiance" ou ma "défiance" par un argument formel, c’est-à-dire de me référer à telle ou telle disposition formellement établie de notre programme, de notre tactique, de nos statuts. »  [21]

Cette méthode de parti qui s’oppose à celle propre aux « anciens » cercles comme aux « cercles 2.0 » d’aujourd’hui, a pour nous valeur de principe. Le membre de l’organisation, comme tout autre partie de l’organisation, y compris ses organes centraux, n’est pas libre de « penser ce qu’il veut ». Le stalinisme, largement repris par toutes les formes de gauchisme, a complètement dénaturé le rapport du militant au parti. On ne saurait interdire, ne serait-ce que parce que vain, à l’individu d’avoir des pensées et des positions politiques et de croire qu’elles sont le produit de son cerveau. Par contre, le militant communiste est responsable et redevable devant son organisation comme celle-ci l’est vis-à-vis du prolétariat international. Il ne s’agit pas d’imposer par une discipline formelle, un décret ou un statut d’organisation, au militant de penser « comme il faut ». Encore moins d’imposer à un membre en désaccord avec la position du parti de défendre celle-ci « par discipline » comme la bolchevisation zinoviéviste l’instaura au sein des partis de l’Internationale au début des années 1920 et que le stalinisme a développé jusqu’à la caricature – dramatique et sanglante – par la suite. Outre que la défense de la position sera moins efficace du point de vue du tout, de l’organisation politique, voire totalement contre-productive, si le militant mandaté pour intervenir ne la partage pas, défendre par discipline une position politique avec laquelle il est en désaccord ne peut mener qu’à l’affaiblissement et à la destruction finale de ses convictions politique et militante. [22]

L’individu militant, donc membre de l’organisation, tout comme toute autre partie de celle-ci, y compris les organes centraux avons-nous dit, doit toujours se référer au programme, à la plateforme politique de l’organisation à laquelle il a adhéré, à ses positions et orientations adoptées lors de ses congrès ou autres réunions générales lorsqu’il émet des positions particulières ou divergentes. Il peut arriver qu’un militant, ou un groupe de militants, finisse par adopter une position particulière qui puisse, dans une plus ou moins grande mesure, remettre en question un point particulier ou un passage de la plateforme politique du groupe, ou encore une orientation ou position adoptée par l’organisation. Si l’organisation ne peut pas « interdire » l’existence de cette position au nom d’un respect – qui serait absolu et dogmatique – de la plateforme, elle se doit de souligner qu’elle est contraire à celle-ci et appeler le membre, ou le groupe de militants, la défendant à se référer au document historique qu’est la plateforme ou tout autre texte programmatique – quitte à la remettre en question, voire au final à quitter l’organisation s’il n’arrive pas à la convaincre de changer la plateforme.

Aujourd’hui, au moment même où une nouvelle génération de militants tend à surgir et à se regrouper autour de la Gauche communiste, et même à rejoindre les organisations la composant, la lutte contre le maintien de l’esprit et de la méthode de cercle et contre la résistance au passage à l’esprit et à la méthode de parti devient une priorité. Ou bien les groupes communistes d’aujourd’hui réussiront à dépasser leurs faiblesses historiques en la matière et à résister aux sirènes de l’immédiatisme et en particulier à celui lié à l’esprit de cercle 2.0, ou bien elles se laisseront entraîner dans la pente fatale et dissolvante de l’individualisme et de l’informalisme. Or, les tambours de la guerre généralisée battent de plus en plus fort et rapidement. Le temps commence à presser.

Le rapport vie militante-vie personnelle du membre de l’organisation communiste

Mais revenons à notre propos initial. Les difficultés que le militant communiste peut rencontrer dans son quotidien pour gérer ou mener de concert son engagement politique et les différents aspects de sa vie personnelle doivent être abordées à la fois :
- à partir des règles générales ou principes guidant le rapport du membre à l’organisation ;
- et dans le cadre du combat permanent contre l’individualisme et de l’esprit de cercle, tout particulièrement à l’heure d’Internet et des réseaux sociaux et de l’emprise toujours plus totalitaire du capitalisme d’État dans tous les domaines de la vie sociale.

L’organisation politique n’est pas au service du membre, nous l’avons dit. Elle n’a donc pas pour fonction et objet de solutionner les difficultés personnelles individuelles et quotidiennes auxquelles ses membres sont confrontés. Pour autant, elle est contrainte de prendre en compte la réalité effective de ses forces, de celles sur lesquelles elle peut compter pour la réalisation de telle ou telle tâche en telle ou telle occasion et moment. Elle ne peut donc pas nier, ni négliger, que les membres peuvent passer par des périodes et moments qui voient leur engagement et leur mobilisation militante devoir se conjuguer avec, voire être limités ou parfois « suspendus » du fait, de différentes difficultés de la vie personnelle du membre.

Il arrive donc fréquemment que les deux dimensions soient vécues et ressenties comme contradictoires par l’individu membre. Si l’on reste sur le plan de l’unité-individu, la tentation est grande d’éliminer un des deux termes de ce qui est vécu comme une contradiction personnelle. Sacrifier, ou du moins « négliger », la dimension vie personnelle pour la réalisation de la tâche militante et « résoudre » ainsi la contradiction. Ou bien sacrifier, du moins « négliger », la tâche militante pour préserver sa vie personnelle, familiale, affective ou autre. Les deux options ont en commun de sembler résoudre la difficulté par l’élimination d’un des deux termes de la contradiction au lieu de la dépasser. Elles ont pour conséquence, quand ce n’en est pas la cause, une incompréhension de la nature de l’engagement communiste individuel s’exprimant soit dans une sorte de militantisme sacrificiel ou intégral menant à une vision et pratique militantes volontaristes et activistes, soit dilettante menant à une vision et pratique militantes fatalistes.

La conception marxiste du parti et de son action est donc tout aussi éloignée du fatalisme passif se contentant d’attendre l’avènement de phénomènes sur lesquels il se sent incapable d’influer directement, que de toute conception volontariste au sens individuel, pour qui les qualités de formation théorique, de force de volonté, d’esprit de sacrifice, en somme un type spécial de figure morale et un certain degré de «  pureté  » devraient être exigés indistinctement de tout militant du parti, ce qui réduirait celui-ci à une élite supérieure au reste des éléments sociaux composant la classe ouvrière, tandis que l’erreur du fatalisme passif conduirait, sinon à dénier toute fonction et toute utilité au parti, du moins à l’aligner tout bonnement sur la classe ouvrière entendue au sens économique, statistique. Nous insistons donc sur les conclusions déjà ébauchées dans la thèse précédente en condamnant au même titre la conception ouvriériste du parti, et celle du parti conçu comme une «  élite  » intellectuelle et morale  : également éloignées du marxisme, ces deux conceptions sont destinées à se rencontrer sur la voie opportuniste. »
(Thèses de Lyon)

Le dilettantisme, le militantisme de dandy, fait de l’engagement militant une activité, un hobby, une occupation parmi d’autres de l’individu. Son engagement communiste n’est pas « au centre de sa vie ». Sa conviction politique et militante est sur le fond bien plus une posture révolutionnaire, qu’un véritable engagement de militant communiste dans le combat collectif de parti. [23] Ce faisant, réaliser telle ou telle tâche n’a que peu d’importance : pourquoi distribuer un tract que personne ne va lire, pourquoi organiser une réunion publique à laquelle peu vont venir, à quoi bon ?, sont ses arguments lorsqu’il n’est pas disposé à participer à l’intervention de parti. Combien de fois n’avons-nous pas entendu des fatalistes à quoi bon telle ou telle intervention, nous ne sommes rien, ou si peu...

Le militantisme que nous qualifions ici d’intégral est lui d’ordre sacrificiel. La priorité du militant est tout le temps et en permanence l’activité révolutionnaire, sa vie personnelle dût-elle en souffrir. Son engagement communiste n’est pas « au centre de sa vie », mais « toute sa vie ». Il a le mérite, en apparence seulement, d’afficher un engagement beaucoup plus déterminé. Qui s’apparente à de nombreuses formes de militantisme gauchiste, maoïste ou trotskiste en particulier. Bien souvent, il ne peut accepter que ses proches, compagne ou compagnon par exemple, ne soient pas eux aussi militant communiste. Le couple devient alors « militant ». L’éducation des enfants devient alors aussi une tâche militante. Le cercle des amis est réduit aux seuls militants. Bref, il tend à faire de sa vie quotidienne un catéchisme communiste et souvent aimerait que l’organisation soit un îlot de communisme, ce qui ne peut déboucher à terme que dans une vision et une pratique de secte. Mais tout comme le dilettante, sa vision part de l’individu et non de l’intérêt collectif de l’organisation prolétarienne. « Il apporte immédiatement la preuve de son "cœur" religieux en partant au combat en tant que prêtre, au nom d’autres gens, des "pauvres" en l’occurrence, en faisant clairement comprendre qu’il n’a pas besoin du communisme pour lui-même, mais qu’il part au combat par pur sacrifice magnanime, dévoué et dégoulinant au profit des "pauvres, des malheureux, des réprouvés", qui ont besoin de lui. » [24] Il en résulte une vision et une pratique militantes qui, outre de conduire au sectarisme, tombent rapidement dans le volontarisme ou l’activisme.

Les deux travers, militantisme dilettante et intégral – ou « total » –, renvoient à une incompréhension d’ordre individualiste de ce qu’est et doit être l’engagement individuel du militant communiste. Outre les conséquences politiques quant à la pratique erronée de l’engagement militant et la conception du parti qui l’accompagne, ils expriment le poids de l’idéologie individualiste sur les forces révolutionnaires. Ce n’est qu’en partant de l’unité-parti, du collectif organisé et centralisé, que l’on peut dépasser la contradiction que l’individu militant peut ressentir. De manière immédiate en évaluant avec le membre, donc en gagnant aussi sa conviction politique, ce qui est prioritaire et ne l’est pas. Le parti ou groupe politique communiste ne peut intervenir partout et toujours, il doit choisir des priorités parmi les objectifs politiques. Parmi ceux-ci, et selon les moments, préserver et protéger le membre, ou les membres, d’une situation personnelle pouvant devenir impossible – une crise dans son couple par exemple – peut devenir un enjeu pour l’organisation. Le militant communiste que la classe a confié au parti est précieux pour les deux. De plus, l’engagement communiste individuel est l’engagement d’une vie, et non pas pour un moment particulier et limité. Ne pas « brûler » les militants, ni les épuiser – la situation se pose différemment pour l’organisation et le membre lui-même lors de mobilisations de masse, encore plus au cours de périodes révolutionnaires – doit aussi être une préoccupation de l’organisation communiste.

Si l’organisation veille autant que possible au bon état de chacun de ses membres, c’est avant tout dans l’intérêt de l’organisation, pour que chacune de ses cellules puisse mieux accomplir sa part pour l’organisation. Cela ne veut pas dire que nous ignorons l’individualité du militant et ses problèmes, mais que le point de départ et le point d’arrivée est l’organisation pour lui permettre d’accomplir sa tâche dans la lutte de la classe, raison pour laquelle la classe l’a fait surgir. »  [25]

Il en résulte que l’organisation peut être amenée à décharger un camarade d’une tâche dont il a la charge afin qu’il privilégie en priorité, dans un moment particulier, la résolution ou la prévention de difficultés personnelles – par exemple de veiller à l’harmonie de son couple pour reprendre le cas mentionné précédemment. Il ne s’agit pas dans ce cas pour l’organisation de se mêler, encore moins de résoudre, la situation personnelle du membre, mais d’assurer à la fois le fonctionnement le plus efficace possible de l’organisation et la protection du militant dont la situation devient difficile, au risque d’affaiblir sa capacité militante et ses convictions politiques.

L’organisation doit aussi convaincre ses membres qu’il convient de prévenir les très proches, compagne-compagnon, enfant en âge de comprendre, parfois parents et amis intimes, de leur engagement militant. Il ne s’agit pas de les faire participer à la vie interne de l’organisation, ni même de les en informer, au risque de mélanger les relations affectives et familiales avec les relations politiques. La distinction militant-non militant est importante à respecter et afficher. Mais il s’agit plutôt de préparer et protéger les proches à tout aléa de la vie du militant révolutionnaire. Par exemple, en cas de répression, la famille et les proches sont directement affectés avec plus ou moins d’intensité et de conséquences pratiques. Mais plus largement, il importe que ceux avec qui le membre du parti partage sa vie quotidienne soient informés de l’engagement militant afin de gérer au mieux les implications pratiques sur le quotidien de la famille. [26]

Ces quelques exemples et situations ne recouvrent qu’une petite partie des différentes difficultés et situations auxquelles le militant peut se retrouver confronté et dont l’organisation doit tenir compte en premier lieu pour l’accomplissement de ses tâches immédiates et de long terme ; en second lieu, pour la défense et la protection du militant qui n’est pas un super-homme. Au quotidien, il est un être social atomisé comme les autres qui se retrouve confronté aux mêmes difficultés personnelles que les autres. Si l’organisation ne peut pas l’aider à résoudre ses problèmes, elle peut servir à l’aider à affronter et dépasser certaines difficultés de la vie quotidienne, affectives, familiales, dépressions ou encore fatigue...

Nous en terminons là de ces réflexions. Nous sommes conscients que nous sommes loin d’avoir abordé tous les questionnements que les militants les plus jeunes et les moins expérimentés peuvent avoir sur l’engagement communiste. D’autant que les situations personnelles et les cas pratiques sont innombrables et souvent en soi unique et particulier. De même que le parti ou l’organisation communiste ne peuvent pas résoudre les difficultés personnelles de leurs membres, ces considérations générales et largement incomplètes ne peuvent servir de recette pour que l’organisation et le membre fassent face aux difficultés quotidiennes d’ordre personnel que celui-ci peut rencontrer. Par contre, nous pensons contribuer ainsi à fournir l’approche et la méthode à utiliser pour les traiter et pouvoir les dépasser.

Avant tout, il s’agit de combattre l’idéologie individualiste et politique et l’esprit de cercle en général, et celui « 2.0 » prévalant aujourd’hui. L’approche tout comme la finalité ne peuvent qu’être le tout collectif, soit l’unité-parti. Et non pas l’unité-individu. L’enjeu en est simple : l’homogénéité et unité politiques du parti de demain, celui-là même qui sera appelé à diriger la lutte révolutionnaire du prolétariat face à la marche à la guerre généralisée dans laquelle le capital a nous entraînée.

RL, Février 2024

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Notes:

[1. Nous n’avons pas la place ici d’exposer l’opposition de classe entre militantisme communiste et militantisme gauchiste et ses implications concrètes.

[3. Typique de l’aventurier politique, Parvus (1867-1924) fut un membre éminent de la Gauche de la sociale-démocratie au côté de Rosa Luxemburg et Trostki en particulier. Il joua un rôle éminent dans le débat sur la grève de masse et durant la révolution russe de 1905 avec Trotski lui-même. Les premiers indices d’un mode de vie non conforme apparurent lorsqu’il refusa de payer ce qu’il devait à Maxime Gorki et au parti social-démocrate suite à la « production » de la pièce Les bas fonds. « Doué » pour les affaires, il s’adonna « à la spéculation lors des guerres balkaniques et s’était enrichi au service des turcs » (Paul Frölich, Rosa Luxemburg), en particulier grâce au trafic d’armes. Tout ceci occasionna une mise à distance progressive de Parvus par les cercles révolutionnaires, en particulier la rupture personnelle avec Rosa Luxemburg. Probablement sincèrement révolutionnaire, il croyait pouvoir utiliser ses capacités personnelles d’homme d’affaire et son entregent auprès des milieux d’affaires et de l’État au service de la révolution. Nul doute que ce type de personnage se croyant destiné à un rôle et destin historique réapparaît régulièrement dans les rangs révolutionnaires. Évidemment encore plus lors des périodes révolutionnaires… Quels que soient les services qu’ils croient pouvoir apporter au mouvement communiste, son financement en particulier, ces individus représentent un danger à combattre pour les organisations communistes.

[4. K. Marx, Lettre à F. Bolte, 23 novembre 1871, Sur le Parti révolutionnaire, Éditions sociales, 2023.

[5. Principalement, le Parti communiste international publiant Programme communiste et Le Prolétaire pour le bordiguisme et, pour le second, Il Partito comunista internazionalista qui publie Battaglia comunista et Prometeo, à l’origine de la Tendance communiste internationaliste.

[6. Quelques références : du PCI-Programme communiste, Programme communiste #86, Les bases du militantisme communiste ; du CCI, Revue internationale #5, 29 et 33 (pour nous limiter) : Les statuts des organisations internationales du prolétariat, Rapport sur la fonction de l’organisation, Rapport sur la structure et le fonctionnement de l’organisation. Les bulletins internes du CCI contiennent de nombreuses contributions sur le sujet. Il serait certainement utile de les rassembler et de les publier un jour. On peut trouver plusieurs contributions écrites par le membre du CCI Marc Chirik sur le rapport parti-militant dans Marc Laverne et le CCI, textes choisis et rassemblés par Pierre Hempel (en français seulement).

[7. K. Marx, L’idéologie allemande, Éditions sociales.

[8. Réappropriation ne pouvant réellement se réaliser pour l’essentiel que dans un cadre organisé et collectif.

[9. K. Marx, L’idéologie allemande, Op.cit.

[10. Thèses sur la tactique du Parti communiste d’Italie (Thèses de Rome), 1922.

[11. Adresse du Conseil général de l’AIT (la 1er Internationale) aux membres et aux sociétés affiliés et à tous les travailleurs, 1867, in Sur le Parti révolutionnaire, Éditions sociales, 2023

[12. Kautsky cité par Lénine dans Un pas en avant, deux pas en arrière. Le fait que Kautsky ait trahi l’internationalisme prolétarien à partir de 1914, qu’il ait été l’acteur le plus éminent du centrisme au sein de la 2e internationale au moins à partir des années 1910, avant la guerre, n’enlève rien à la valeur politique de classe de nombre de positions qu’il a prises et de textes qu’il a écrits.

[13. K. Marx, Lettre à F. Bolte, op.cit.

[14. Lénine, Un pas en avant, deux pas en arrière, Début du congrès, l’incident du comité d’organisation.

[15. Lénine, idem., La nouvelle Iskra, l’opportunisme en matière d’organisation.

[16. Bien évidemment, l’activité communiste et les divergences, voire séparations, politiques et organisationnelles, n’empêchent pas de maintenir des rapports d’amitié avec des anciens camarades. Relations politiques et relations personnelles sont à distinguer de la manière la plus claire possible, même si la réalité des combats politiques peut aussi affecter les relations personnelles. Mais cela est du ressort des militants en tant qu’individus, non de l’organisation...

[17. Nous savons, par exemple, que le CCI ne tient plus de réunions locales, même lorsqu’il a plusieurs membres dans la même ville. Il tient des réunions « transversales », « réunissant » des membres de différents endroits, donc isolés de leurs camarades avec qui ils sont censés intervenir en cas de luttes ouvrières ou autres, mais restant confortablement chez eux. Les critères pour dispatcher les membres dans telle ou telle réseau vidéo ne peuvent qu’être arbitraires et personnalisés. Un remake moderne de la bolchevisation zinoviéviste des partis communistes au début des années 1920, qui avait substitué les réunions par section territoriale ou locale par la création des cellules d’entreprise et que la Gauche d’Italie avait dénoncé avec force.

[18. Les conditions qui prévalaient dans les années 1960-1970, la rupture organique avec les organisations du passé du fait de la contre-révolution, l’influence du conseillisme favorisée par l’opposition au stalinisme et l’ambiance estudiantine d’alors n’ont cessé de marquer de leur empreinte les organisations de la Gauche communiste renaissantes d’alors.

[19. Nous ne sommes pas exempt de la difficulté. Cette pression « sociale » et surtout idéologique s’exerce aussi sur nous bien sûr.

[20cf. Révolution ou guerre #3, Démocratie bourgeoise, Internet... et la soi-disant égalité des individus, http://igcl.org/Democratie-bourgeoise-Internet-et

[21. Lénine, op.cit.

[22. À condition qu’il en soit volontaire, ou du moins d’accord, un militant peut éventuellement « exposer » publiquement une position avec laquelle il est en désaccord, voire lire un texte la défendant, dans le cas où personne en accord n’ait disponible pour la défendre. Et cela en vue d’exposer les termes, voire les conditions, d’un débat et d’une clarification politiques. Mais, le parti ou l’organisation commettait une erreur en obligeant un membre à défendre une position qu’il ne partage pas.

[23. Souvent, pas toujours, le dilettantisme militant est porté par les militants que nous qualifierons d’aventuriers et qui se voient ou se verraient bien un destin de personnage historique – en particulier lorsque l’histoire semble « porteuse » et le communisme devient « à la mode » dans certains milieux.

[24. K. Marx, Circulaire contre Kriege de mai 1846, in Sur le Parti révolutionnaire, Éditions sociales, 2023.

[25. Extrait d’une intervention de Marc Chirik dans la section de Paris du CCI en novembre 1980, cf. Marc Laverne et le Courant Communiste International, recueil de textes choisis par Pierre Hempel.

[26. Il est arrivé, cas caricatural, qu’un militant de la catégorie « intégrale » se refusait à informer ses proches de son engagement militant. Au bout d’un moment, sa compagne a cru qu’il avait une relation amoureuse à qui il rendait visite une fois par semaine alors qu’il allait à la réunion hebdomadaire !