(Semestriel - Octobre 2019) |
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La fraction "Boukharine" de 1918 à rebours de la Gauche communiste
Depuis la parution en français de l’intégral de la revue Kommunist par la maison d’édition Smolny, il semble de bon goût dans le milieu révolutionnaire de se revendiquer du combat de cette fraction éphémère au sein du parti bolchevique. Même la Communist Workers Organization en publie certains articles en traduction anglaise dans sa revue Revolutionnary Perspective. Mais se revendiquer de cette fraction et de son combat, c’est inévitablement y donner raison contre les Lénine et Trotsky sur les questions de politique intérieure et extérieure durant les premières années de la révolution d’octobre. De même qu’affubler cette fraction de l’étiquette communiste de gauche [1] mène inévitablement à prétendre à une continuité politique entre la revue Kommunist et les groupes de la Gauche communiste actuelle.
Or, la Gauche communiste, particulièrement dans sa tradition "italienne" s’est toujours tenue aux côtés des bolcheviques sur toutes les questions principales que les camarades de la revue Kommunist soulevaient. La vogue actuelle pour la revue Kommunist n’est en fait qu’une nouvelle façon pour les courants plus ou moins conseillistes du milieu politique révolutionnaire actuel de nous servir leur éternelle et invariable complainte anti-léniniste : dès le jour 1 de la révolution, les bolcheviques n’ont fait que paver la voie à la contre-révolution et au stalinisme.
Le but de cet article sera ainsi de démontrer que les positions défendues par les militants autour de la revue Kommunist, pourtant des militants illustres du parti bolchevique dans bien des cas, ne peuvent être associées à la Gauche communiste. En fait, ces camarades mettent de l’avant des positions et conceptions plutôt anarchisantes. Nous diviserons notre propos selon les grands thèmes qui sont mis à discussion au travers de la revue Kommunist, c’est-à-dire d’abord la question du traité de Brest-Litovsk et la tactique de la guerre révolutionnaire, ensuite la construction du socialisme et le capitalisme d’État.
Brest-Litovsk et guerre révolutionnaire
« Des deux tendances du parti bolchevik qui s’affrontèrent à l’époque de Brest-Litovsk, celle de Lénine et l’autre de Boukharine, nous croyons que c’était bien la première qui s’orientait vers les objectifs de lutte pour la révolution mondiale. Les positions de la fraction dirigée par Boukharine et suivant laquelle la fonction de l’État prolétarien était de délivrer par la « guerre révolutionnaire » le prolétariat des autres pays se heurte brutalement à la nature même de la révolution prolétarienne et de la fonction historique du prolétariat »
(Bilan 18, organe de la Fraction italienne de la Gauche communiste,1935).
Pour bien comprendre la signature du traité de Brest-Litovsk par le pouvoir bolchevique en 1918, il faut tout d’abord remettre en perspective le contexte historique. Après une propagande défaitiste incessante au sein de la vieille armée tsariste par les révolutionnaires mais aussi après que cette armée ait essuyé des défaites importantes face à l’ennemi, le front militaire à l’Est était en débandade complète. La révolution d’octobre ne fit que clouer le cercueil de la guerr)]e impérialiste en Russie. L’ancien territoire de l’empire russe n’était donc de facto plus en guerre avec qui que ce soit. Il est cependant clair que les autres impérialismes ont voulu tirer avantage de cette situation en tentant une attaque sur la Russie. Et c’est exactement ce que fit l’Allemagne.
La signature par les bolcheviques n’était donc en rien une compromission ou une trahison des principes. Il s’agissait seulement d’utiliser le canal de la diplomatie pour éviter une invasion du territoire révolutionnaire qui, de toute façon, n’aurait même pas eu la capacité de se défendre sérieusement contre ses assaillants, vu qu’il était toujours sans armée !
La fausse alternative au fond quelque que peu infantile, mourir ou trahir, était parfaitement exprimée par Radek : « Si la révolution russe était écrasée par la contre-révolution bourgeoise, elle renaîtrait comme le Phénix ; si par contre elle perdait son caractère socialiste, et décevait par ce fait les masses ouvrières, alors ce coup aurait des conséquences dix fois plus terrible pour l’avenir de la révolution russe et internationale. » [2] Les révolutionnaires actuels peuvent bien voir dans ces belles paroles, belles seulement du point de vue littéraire, une prophétie prédisant ce qui allait devenir le stalinisme [3]. Mais ce ne serait là que réécrire l’histoire en la modifiant sous l’effet du traumatisme, très réel, qu’a engendré le stalinisme pour le mouvement révolutionnaire. L’utilisation hors contexte de cette citation par des courants plutôt conseillistes aujourd’hui ne sert qu’à accréditer leur théorie selon laquelle le ver stalinien était caché depuis le tout début dans la pomme bolchevique. Or, du point de vue politique, quelle est l’alternative que Radek propose en avril 1918 ? Périr aux mains de la contre-révolution ou trahir des principes purs et éternels. Cette perspective était complètement défaitiste en 1918 alors que, rappelons-le, la révolution internationale prenait tout juste son élan. Si on va au bout du raisonnement de Radek, les bolcheviques auraient-ils dû laisser tomber le pouvoir de peur de trahir les principes ? Considérer comme une possibilité le fait pour des militants révolutionnaires d’abandonner le pouvoir dès le commencement du processus révolutionnaire parce qu’il est impossible de réaliser les principes révolutionnaires dans l’immédiat n’est pas faire preuve d’intransigeance révolutionnaire. Au contraire il s’agit d’un des multiples masques que peut porter l’opportunisme, dans le cas qui nous occupe : l’immédiatisme anarchisant et l’abandon dans la pratique du principe internationaliste de la dictature du prolétariat et de son exercice.
Quelle était la perspective alternative proposée par les camarades de la fraction Kommunist ? La fameuse guerre révolutionnaire. « Avant le triomphe de la révolution ouvrière et paysanne, il faudra déclarer la guerre révolutionnaire, c’est-à-dire accorder aux prolétaires qui ne sont pas encore vainqueurs un soutien armé. Cette guerre peut prendre différents aspects. Si nous parvenons à remonter notre économie, nous prendrons l’offensive. Mais s’il nous est impossible de rassembler les forces nécessaires, nous mènerons une guerre défensive (...), une guerre sainte au nom des intérêts du prolétariat ; notre combat résonnera comme un fraternel appel aux armes. Ce conflit allumera le brasier de la révolution socialiste mondiale » [4]. On voulait donc proposer une tactique offensive immédiatiste à la française, c’est-à-dire à l’image des guerres révolutionnaires qui ont eu lieu durant la Révolution française.
Lénine répondit vigoureusement à la tactique de guerre révolutionnaire dans son article polémique Sur la phrase révolutionnaire. Celui-ci rétorqua en effet aux camarades de la fraction Kommunist qu’appeler à la guerre révolutionnaire alors que l’armée est démobilisée, c’est-à-dire sans avoir à sa disposition une armée, c’est au mieux des belles paroles en l’air, au pire de l’aventurisme pur et dur. « Il est évident pour tous (sauf peut-être pour ceux que la phrase enivre complètement) qu’accepter un important conflit insurrectionnel ou militaire alors qu’on ne dispose manifestement pas de forces suffisantes, qu’on n’a manifestement pas d’armée, c’est se lancer dans une aventure qui, loin d’aider les ouvriers allemands, rendra leur lutte plus difficile et facilitera la tâche de leur ennemi et du nôtre » [5]. La seule possibilité d’utiliser la tactique de la guerre révolutionnaire pour Lénine serait dans une situation où la révolution se trouverait isolée, c’est-à-dire une situation où la révolution aurait vaincu dans un pays mais ne s’étendrait pas à d’autres au bout d’une certaine période de temps. Cette tactique est donc pour Lénine un dernier recours : « Notre presse a toujours parlé de la nécessité de préparer la guerre révolutionnaire au cas où le socialisme triompherait dans un seul pays, le capitalisme subsistant dans les pays voisins. C’est indiscutable » [6]. En 1918, c’est-à-dire en plein début du processus de révolution internationale enclenché avec octobre 1917, on ne peut pas encore dire que le révolution en Russie était isolée.
La tactique des bolcheviques est donc bien clair, et surtout bien révolutionnaire. Il faut à tout prix signer la paix pour ainsi gagner du temps dans l’attente de l’extension de la révolution au moins d’abord en Europe occidentale. De plus, ce court répit leur permettra de mettre sur pied une armée rouge, ce à quoi s’attela effectivement Trotsky.
L’arme la plus efficace pour travailler à l’extension de la révolution internationale ne pouvait être en aucun cas la guerre révolutionnaire. Le courant de gauche du Parti socialiste italien, le même courant qui allait plus tard assumé le leadership dans la formation du Parti communiste d’Italie, développait déjà en 1918 des arguments parallèles aux bolcheviques par rapport à Brest-Litovsk et à la guerre révolutionnaire : « L’argument des partisans de la résistance, à savoir que la "guerre sainte" – en dehors de ses chances de réussite – aurait constitué une véritable et authentique lutte de classe du prolétariat russe contre l’impérialisme capitaliste, ne tient pas face à la constatation du fait que les armées de l’impérialisme sont malheureusement constituées de prolétaires, et équivaut à embrasser la position interventionniste qui met le peuple allemand au banc de l’Internationale et du Socialisme. (...) La tactique de la "guerre sainte" aurait au contraire creusé l’abîme entre les deux peuples et lié le peuple allemand au char de ses dirigeants, posant d’insurmontables difficultés au développement historique à venir de la révolution russe ; et elle aurait troublé la totalité du processus social d’élimination des institutions capitalistes, préparant la voie à un néo-nationalisme russe qui aurait asphyxié le socialisme » [7]. Bref, tout ce détour sur la guerre révolutionnaire ne doit pas nous faire oublier que la véritable arme du prolétariat international pour travailler à l’extension mondiale de la révolution fut fondée en 1919 sous l’impulsion du parti bolchevique : L’Internationale Communiste. La fondation de cet organisme, véritable parti communiste mondial, permit de mettre sur pied dans la plupart des pays une section du parti qui avait pour tâche de préparer, d’être partie prenante de la lutte révolutionnaire et de la diriger.
Et finalement, le bien fondé de la tactique bolchevique, c’est-à-dire la signature à tout prix d’un traité de paix en attendant un renfort révolutionnaire en Europe occidentale, ne se voit-il pas complètement justifié quand, pas même une année après Brest-Litovsk, en novembre 1918, la révolution surgit en effet en Allemagne ?
Construction du socialisme et capitalisme d’État
La polémique autour de Brest-Litovsk deviendra bien vite obsolète dans la mesure où les bolcheviques, jamais un parti monolithique mais davantage un parti traversé par les mêmes débats et divergences qui traversent aussi le prolétariat comme classe en processus d’unification, ont finalement convenu de signer le traité de paix avec l’Allemagne. Le focus de la fraction Kommunist se déplaça ainsi vers les questions de la gestion économique et du capitalisme d’État. En effet, dans leur polémique dans les pages de la revue Kommunist certains camarades reprochent aux ’communistes de droite’ et à Lénine en particulier, de construire le socialisme avec l’aide des capitalistes, ce qui ne pouvait que mener au capitalisme d’État, antithèse du socialisme. Sous ce verbiage révolutionnaire, il y a tant de confusions et de libertés prises par rapport à la théorie communiste de Marx qu’il nous faut réexaminer ce débat de manière globale, à savoir lier le débat sur la gestion économique du début de la révolution d’Octobre au but final de la révolution : la société communiste.
Comme prémisse générale pour établir une conception communiste de la gestion économique dans la société russe en 1918, il faut réaffirmer que le communisme est le produit de la grande industrie capitaliste. Ce principe de base est présent en toutes pages dans le Manifeste du parti communiste de Marx et Engels. Or, dans la Russie de 1918, force est de constater que l’économie est encore loin de la phase de la grande industrie. Si on fait exception des quelques îlots ultra-capitalistes et modernes dans les grandes villes, la Russie est à un stade, très arriéré par rapport au reste de l’Europe, de petite propriété mêlée aux vestiges féodaux.
À ce constat, il ne faut pas en déduire que la révolution n’était pas à l’ordre du jour en Russie. Cela serait accréditer la position menchevique [8] d’alors selon laquelle en Russie la révolution bourgeoise seulement était à l’ordre du jour. La social-démocratie russe devait, selon cette position, constituer l’aile gauche de la bourgeoisie lors de sa révolution et en rester là. C’est sans surprise que cette position foncièrement opportuniste fut fortement critiquée par la gauche social-démocrate de l’époque. Cette gauche internationale, avec Lénine en tête, montra au contraire le caractère international de la prochaine révolution et donc son caractère politique fondamentalement prolétarien.
La révolution prolétarienne en Russie devint donc possible malgré le retard économique dans la mesure où elle se liait à la révolution internationale montante. Le rapport de force entre les classes de l’époque mais aussi la capacité politique des prolétaires russes firent en sorte que ce fut à partir de la Russie que l’étincelle de la révolution mondiale partit. « Le socialisme est également impossible sans que le prolétariat domine dans l’État : cela aussi, c’est de l’a b c. Et l’histoire (dont personne, sauf peut-être des benêts mencheviques de première grandeur, n’attendait qu’elle produisit sans heurt, dans le calme, facilement et simplement le socialisme « intégral ») a suivi des chemins si particuliers qu’elle a donné naissance, en 1918, à deux moitiés de socialisme, séparées et voisines comme deux futurs poussins sous la coquille commune de l’impérialisme international. L’Allemagne et la Russie incarnent en 1918, avec une évidence particulière, la réalisation matérielle des conditions du socialisme, des conditions économiques, productives et sociales, d’une part, et des conditions politiques, d’autre part » [9]. C’est ainsi que la direction politique parmi les plus avancées d’Europe se retrouva à diriger un territoire révolutionnaire isolé et entouré d’ennemis menant des interventions militaires directes et indirectes (par le soutien aux armées blanches), où l’économie était parmi les plus retardataires d’Europe et avait été ravagée par la guerre impérialiste, puis ensuite par la guerre civile. Cela est indispensable à garder en mémoire pour juger la politique des bolcheviques lors des premières années de la révolution.
La Russie étant à peine sortie du stade précapitaliste, la tâche des bolcheviques, tout en travaillant à l’extension de la révolution mais en même temps en attendant son avènement, ne pouvait qu’être d’abord de maintenir la dictature de classe et, en second, d’établir les bases de la grande industrie en Russie. Il est certain qu’une révolution dans un grand centre capitaliste aurait changé drastiquement la donne, permettant à la Russie de sauter en quelque sorte les étapes du développement capitaliste. La politique bolchevique était donc basée sur l’unité de la politique intérieure et extérieure : à l’intérieur, développement de la grande industrie comme base de la socialisation permettant la société communiste, à l’extérieur, travail de renforcement de la révolution mondiale au travers notamment de la fondation de l’Internationale Communiste.
Il n’y avait pas d’ombre à la position de Lénine. Celui-ci était bien conscient que l’économie russe n’avait encore rien de socialiste et qu’en développant le capitalisme d’État le nouvel "État prolétarien" ne faisait que jeter les bases d’une transformation communiste ultérieure de l’économie. « Aucun communiste non plus n’a nié, semble-t-il, que l’expression de République socialiste des Soviets traduit la volonté du pouvoir des Soviets d’assurer la transition au socialisme, mais n’entend nullement signifier que le nouvel ordre économique soit socialiste » [10]. Les camarades de la revue Kommunist étaient au contraire loin de jeter une quelconque lumière sur le processus révolutionnaire en particulier du point de vue économique. En s’opposant au capitalisme d’État de manière principiel, ces camarades n’étaient pas en mesure de voir que la grande industrie était nécessaire à l’établissement de la société communiste.
Ces confusions sont bien exprimées par Boukharine : « La socialisation de la production est l’antithèse du capitalisme d’État. Elle est l’étape de transition du socialisme au communisme quand la dictature du prolétariat disparaîtra comme inutile et quand les classes se dissoudront dans la société communiste sans État devenue unie et harmonieuse. Notre mot d’ordre comme celui du parti communiste n’est pas le capitalisme d’État. Il est : “vers la socialisation de la production – vers le socialisme !” » [11]. Le capitalisme d’État était au contraire la dernière étape de la socialisation capitaliste de l’économie et c’est pour cela que les bolcheviques le préconise en attendant la révolution dans des pays plus développés. Son mot d’ordre "vers la socialisation de la production" trahit aussi une volonté de socialiser la production en Russie telle quelle était en 1918, c’est-à-dire socialiser la petite production précapitaliste ! En plus d’être une position davantage libertaire ou S-R de gauche que marxiste, ce mot d’ordre utopique fera en sorte que le revue Kommunist mettra de l’avant des mesures formelles de gestion de l’économie qui auront tendance à perdre de vue l’objectif final de l’établissement de la société communiste.
Entre autres mesures centrées sur la gestion économique, on voulait éliminer de la direction des entreprises les capitalistes pour que la gestion soit assurée par les ouvriers eux-mêmes. Cela est bien exprimé par Ossinski : « Pour que la nationalisation ait un tel sens et devienne socialisation, il faut avant tout que l’organisation de l’économie des entreprises nationalisées se fasse sur les bases du socialisme, c’est-à-dire que la direction par le capital soit éliminée et que, dans l’organisation de l’entreprise, il n’y ait aucune possibilité pour restaurer cette direction (...) » [12]. « Nous ne nous plaçons pas du point de vue de la “construction du socialisme sous la direction des dirigeants des trusts”. Nous sommes dans l’optique de la construction du socialisme prolétarien par la classe ouvrière elle-même et non pas en suivant les directives des “capitaines d’industrie” » [13]. Or cette prise de position a le défaut de faire d’importantes concessions aux théories trade-unioniste et anarcho-syndicaliste. Le communisme n’est pas la remise des usines dans les mains des ouvriers qui y travaillent [14]. Le communisme détruit au contraire l’usine comme unité de base de la société capitaliste. C’est ainsi l’ensemble de la société maintenant unifiée qui coordonne consciemment la production selon ses besoins. Il est complètement illusoire et dangereux de penser que donner le pouvoir au sein des murs restreints de l’usine capitaliste aux travailleurs soit une mesure socialiste. Parlez-en aux travailleurs désabusés qui ont expérimenté les techniques modernes de cogestion et d’autogestion mises de l’avant par le nouveau management !
« Notre tâche, puisque nous sommes seuls, est de maintenir la révolution (...) jusqu’au moment où [elle] aura mûri dans d’autres pays (...).
Si nous pouvions en Russie réaliser sous peu un capitalisme d’État, ce serait une victoire. Comment peuvent-ils [la fraction Boukharine] ne pas voir que le petit propriétaire, le petit capital est notre ennemi ? Comment peuvent-ils voir dans le capitalisme d’État notre principal ennemi ? (...) Le capitalisme d’État est quelque chose de centralisé, de calculé, de contrôlé et de socialisé, et c’est précisément ce dont nous manquons »
(Lénine, Rapport sur les tâches immédiates du pouvoir des soviets, 29 avril 1918).
Les bolcheviques avaient raison d’utiliser de manière contrôlée les connaissances et les compétences de certains capitalistes afin de sortir rapidement la Russie du stade précapitaliste. Évidemment, il fallait les utiliser avec précaution, c’est-à-dire sans jamais perdre du vue le but final de la révolution et en les assignant strictement à ce but. Au contraire, les camarades de la revue Kommunist ne firent que mettre de l’avant diverses panacées immédiatistes qui sonnent radicales, mais qui sont toujours étrangères au marxisme : socialisme d’entreprise, anarcho-syndicalisme, autogestion, ouvriérisme, etc, et qui au lieu de pousser vers l’avant l’évolution économique, la tirait vers le passé précapitaliste. « C’est justement parce qu’il est impossible, en partant de la situation économique actuelle de la Russie, de progresser sans passer par ce qu’il y a de commun au capitalisme d’État et au socialisme (l’inventaire et le contrôle exercés par la nation), qu’il est complètement absurde au point de vue théorique de vouloir terroriser tout le monde et soi-même en invoquant “l’évolution vers le capitalisme d’État” (Kommunist n° 1, p. 8, I° colonne). C’est, très précisément, laisser sa pensée “s’écarter” du chemin véritable que suit “l’évolution”, c’est ne pas comprendre ce chemin. Dans la pratique, cela revient à tirer en arrière vers le capitalisme basé sur la petite propriété » [15]. En plus ces panacées ont fondé un mythe de la construction du socialisme qui préfigurent sous certains aspects le mythe de la construction du socialisme dans un seul pays du stalinisme. Or, comme Marx l’expliquait à propos de la Commune de Paris, le socialisme ne se construit pas. Il est révolutionnairement libéré des entrailles du capitalisme par le prolétariat. « La classe ouvrière n’a pas d’utopies toutes faites à introduire par décret du peuple. Elle sait que pour réaliser sa propre émancipation et avec elle cette forme de vie plus élevée à laquelle tend irrésistiblement la société actuelle par son propre développement économique, elle aura à passer par de longues luttes, par toute une série de processus historiques qui transformeront complètement les circonstances et les hommes. Elle n’a pas à réaliser un idéal, mais seulement à libérer les éléments de la nouvelle société que porte dans ses flancs la vieille société bourgeoise qui s’effondre » [16].
Toutes ces précisions sur le capitalisme d’État ne signifient pas que pour le marxisme le capitalisme d’État est le régime universel durant la période de transition. Au contraire, celui-ci est à préconiser dans certaines conditions qui sont aujourd’hui pratiquement totalement épuisées. Pour Marx en Allemagne en 1848 comme pour Lénine en Russie en 1917, le capitalisme d’État restait un outil que la classe ouvrière devait utiliser dans le cas d’une révolution dans un pays plutôt arrièré, pour pousser vers l’avant l’économie justement arrièrée et dépasser la petite production, en attendant que la révolution s’étende à d’autres pays, en particulier ceux les plus développés.
Bref, bien que certaines mesures prises par les bolcheviques ont pu paraître antagoniques au principes du communisme dans l’immédiat, ces mesures furent toujours prises selon les nécessités du temps et pour abroger le plus possible la route vers le communisme. La rectitude de ces mesures leur vint de leur fidélité au programme communiste et du fait que toutes leurs actions étaient directement dictées par le processus historique de l’établissement de la société communiste. C’est le but final qui dicte nos actions, et non pas la politique contingente au jour le jour. Là où la contre-révolution a montré le bout du nez, ce fut d’abord quand la perspective de la révolution mondiale fut abandonnée et remplacée par la construction du socialisme dans un seul pays [17]. Ensuite, le stalinisme prétendit que le capitalisme d’État était déjà en fait le socialisme, d’où la confusion toujours bien entretenue par l’idéologie dominante entre régimes capitalistes d’État, tels l’URSS ou la Chine, et le communisme, société sans classe ni État. Mais, tout ça fut fait non pas grâce à l’héritage de Lénine et des bolcheviques, mais contre cet héritage.
C’est justement cette nuance importante que les néo-conseillistes pro-Kommunist rejettent actuellement. De ce fait, ils tendent à abandonner le principe primordial de la dictature du prolétariat (l’abandon du pouvoir) ; et, sous couvert de critique du capitalisme d’État, ils jettent de la confusion sur la possibilité de mesures socialistes dans un pays isolé qui ouvre la voie à la théorie du socialisme en un seul pays. En quoi, in fine, le conseillisme d’aujourd’hui rejoint sur le fond théorique Staline et le justifie tout en essayant de nous faire passer cette sauce pour de la Gauche communiste. Dommage que des groupes de la Gauche communiste comme la TCI, du moins ses pages anglaises, se prêtent à cette offensive anti-bolchevique et anti-marxiste...
Notes:
[1] . En fait, le terme « communistes prolétariens » est davantage utilisé par les rédacteurs de cette revue.
[2] . Radek, Karl, « Cinq mois après », Kommunist, #1, Éditions Smolny, Toulouse, 2011, p. 67
[3] . Voir le contenu politique très conseilliste, si ce n’est anarchisant, de la préface et de la postface de l’édition par Smolny. Voir aussi la critique qu’en a fait la FGCI dans son texte Lutte contre L’opportunisme :La défense du caractère prolétarien de la révolution d’Octobre est toujours une frontière de classe ! : http://fractioncommuniste.org/fra/bci07/bci07_5.php
[4] . Boukharine, Nicolas, cité dans Cohen, Stéphen, Nicolas Boukharine, la vie d’un bolchévik, Éditions Maspero, Paris, 1979, p. 77
[5] . Lénine, « Sur la phrase révolutionnaire », Kommunist, Éditions Smolny, Toulouse, 2011 p. 350
[6] . Ibid, p. 345
[7] . Amadeo Bordiga, Histoire de la gauche communiste. Tome I, « 1912 – 1919 ». p. 372-373
http://classiques.uqac.ca/classiques/bordiga_amedeo/histoire_gauche_com_I/HGC_t_I.html
[8] . Il est utile de noter que les conseillistes reprendront en partie, à partir des années 30, la théorie menchevique selon laquelle la Russie n’était que mûre pour une révolution bourgeoise. Voir entre autres les Thèses sur le bolchevisme publiée dans Korsch, Karl et al., La contre-révolution bureaucratique, Union générale d’éditions, Paris, 1973, p.23-54
[9] . Lénine, Sur l’infantilisme de gauche et la mentalité petite bourgeoise, https://www.marxists.org/francais/lenin/works/1918/05/vil19180505.htm
[10] . Ibid.
[11] . Boukharine, Nicolas, « Certaines notions essentielles de l’économie moderne », Kommunist, #3, Éditions Smolny, Toulouse, 2011, p. 225-226
[12] . N. Ossinski, « La construction du socialisme », Kommunist, #1, Éditions Smolny, Toulouse, 2011, p. 102
[13] . N. Ossinski, « La construction du socialisme », Kommunist, #2, Éditions Smolny, Toulouse, 2011, p. 139
[14] . Amedeo Bordiga, Prendre l’usine ou prendre le pouvoir ?, Paru en italien dans Il Soviet en 1920. Consultable sur : http://www.igcl.org/Prendre-l-usine-ou-prendre-le
[15] . Lénine, Sur l’infantilisme de gauche et la mentalité petite bourgeoise, https://www.marxists.org/francais/lenin/works/1918/05/vil19180505.htm.
[16] . Marx, Karl, La guerre civile en France, Éditions sociale, Paris, 1953, p. 46.
[17] . Cela ne s’est pas fait du jour au lendemain et sans lutte. Les oppositionnels, Trotsky en tête, ont lutté pour que le parti bolchevique garde son programme de révolution mondiale, mais ont été défaits.