Révolution ou Guerre n° 2

(Septembre 2014)

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Le marxisme est prolétarien et révolutionnaire, l’anarchisme ne l’a jamais été…

Nous publions ici des extraits d’un texte du Bulletin communiste international #6de la FGCI (Le marxisme est prolétarien et révolutionnaire, l’anarchisme ne l’a jamais été) de 2011. A l’origine, ce texte avait pour objet de dénoncer l’ouverture opportuniste du CCI envers l’anarchisme comme courant politique et de rappeler l’opposition théorique et principielle, de classe, entre celui-ci et le marxisme, arme et méthode théorique du prolétariat. Nous avons estimé nécessaire cette republication à la lecture d’un article du groupe anglais Communist Workers Organization de la TCI : Marxism and Anarchism. Celui-ci, sans aller jusqu’à la démarche ouvertement opportuniste du CCI et à l’abandon de la position de toujours du marxisme et de la Gauche communiste, ouvre la porte à l’idée que "le cours de l’histoire anarcho et anarcho-syndicaliste présente politiquement certains parallèles avec le cours que le marxisme a suivi". L’article espère que l’on puisse finir par comprendre que "la vraie division n’est pas tant entre le marxisme et l’anarchisme en soi mais entre les révolutionnaires qui voient le futur (…) sans classe et sans État et ceux qui se proclament marxiste ou anarchiste mais défendent un version déformée du capitalisme" ; c’est-à-dire "entre les révolutionnaires et les réformistes" des deux courants. Du coup, l’article présente les staliniens, les trotskistes et les maoïstes comme des expressions réformistes du marxisme, commettant des erreurs, au lieu de les dénoncer pour leur trahison et rupture avec le marxisme. [1]
Et d’autre part, il réhabilite la partie supposée révolutionnaire du courant politique de l’anarchisme alors même que tout au long de l’histoire, celui-ci a manifesté sa faillite du point de vue prolétarien en se rangeant systématiquement derrière… l’État bourgeois soit lors des guerres impérialistes, soit lors des périodes révolutionnaires. Et ce n’est qu’en rompant avec les positions théoriques et politiques de l’anarchisme, et en rejoignant le courant marxiste, que les militants ’anarchistes’ sincères et dévoués à la cause du prolétariat ont pu participer, par exemple, à la révolution russe aux côtés du parti bolchévique de Lénine et, pour les plus déterminés d’entre eux, en y adhérant.

Les concessions faites par cet article à l’anarchisme ont des conséquences politiques immédiates et dangereuses du point de vue politique – nous l’avons vu avec la classification des staliniens et trotskistes comme ’marxistes réformistes’ :

- "il n’y a aucun doute que les marxistes ont eu un plus grand bagage à abandonner sur cette question" de l’État... alors même que la théorie marxiste sur l’État est non seulement unique mais centrale dans la théorie du prolétariat ! Ce n’est que parce qu’ils n’ont plus rien à voir avec le marxisme, qu’ils en sont devenus les opposants au sein même de la classe ouvrière, que les courants stalinien et trotskiste "ne comprennent pas" la question de l’État ;

- l’article semble appuyer les positions politiques développées par la fraction de gauche du parti bolchévique de 1918, formée principalement par Boukharine et Radek, qui, à peine quelques semaines après la prise du pouvoir par le prolétariat en Russie, "condamnait la direction de la révolution menant au capitalisme d’État" et qui est surtout connue pour avoir dénoncé la paix signée à Brest-Litovsk (1918) par le nouveau pouvoir ouvrier et l’Allemagne. Nous ne pouvons développer ici sur cette question sinon pour rappeler que la Gauche communiste, particulièrement celle dite ’italienne’, – non parce qu’il s’agirait d’un dogme intangible mais pour revenir et étudier pourquoi et comment – a, avec raison et en continuité avec Lénine, critiqué le ’gauchisme’ de cette fraction et son aventurisme politique. [2]

Pour nous, dans la situation historique actuelle (surtout depuis la fin du stalinisme, la chute de l’URSS et les campagnes anticommunistes), toute concession théorique et politique de la Gauche communiste vis-à-vis du courant politique anarchiste est particulièrement dangereuse tant du point de vue du prolétariat comme un tout que pour le camp révolutionnaire. L’idéologie anarchiste, de par ses thèmes anti-étatiques, son apolitisme, ses critiques du marxisme, de la révolution russe, du parti bolchévique, participe à plein aux campagnes anti-communistes et au renforcement de l’offensive idéologique de la bourgeoisie contre le marxisme. Considérer que l’anarchisme, ne serait-ce qu’une partie supposée ’révolutionnaire’ ou ’internationaliste’ de celui-ci, pourrait faire cause commune avec le marxisme, voire serait un courant ’parallèle’ à celui-ci, représente un affaiblissement du combat théorique et politique contre l’idéologie bourgeoise.

Les groupes de la Gauche communiste doivent se maintenir sur le terrain du marxisme révolutionnaire, en essayant de "(...) convaincre même les plus jeunes que, dans toute circonstance, l’anarchisme n’est que le synonyme de la réaction ; et que plus honnêtes soient les hommes et les femmes qui se mettent dans ce jeu réactionnaire, plus tragique et dangereux c’est pour l’ensemble du mouvement de la classe ouvrière" (Eleanor Marx, 1895, traduit par nous de l’espagnol).

Le GIGC, mai 2014.


Le marxisme est prolétarien et révolutionnaire, l’anarchisme ne l’a jamais été… (extraits)

Rappelons d’abord au CCI d’aujourd’hui comment Marx et Engels - il y a un siècle et demi - considérait nécessaire de mener le combat contre l’anarchisme, par’l’exclusion’ de l’anarchisme des rangs du mouvement ouvrier international (à l’époque, le refus de l’admission de l’Alliance internationale pour la démocratie socialiste de Bakounine) :
’La première phase de la lutte du prolétariat contre la bourgeoisie se caractérise par la formation de sectes. Elles ont leur raison d’être à une époque où le prolétariat n’est pas encore assez développé pour agir en tant que classe. Çà et là des penseurs font la critique de la société et de ses antagonismes, et en donnent des solutions imaginaires que la masse des ouvriers n’a qu’à accepter, à propager et à mettre en pratique. De par leur nature, les sectes formées par ces initiateurs s’abstiennent de faire de la politique et sont étrangères à toute action pratique, aux grèves, aux coalitions, en un mot à tout mouvement d’ensemble. La grande masse des ouvriers reste toujours indifférente, voire hostile, à leur propagande. Les ouvriers de Paris et de Lyon ne voulaient pas plus des Saint-Simoniens, des Fouriéristes et des Icariens, que les chartistes et les trade-unionistes anglais ne voulaient des Owenistes.

Or, ces sectes qui, à l’origine, représentaient les leviers du mouvement, lui font obstacle dès que le mouvement les dépasse. Elles deviennent alors réactionnaires, La preuve en est les sectes en France et en Angleterre, et récemment les Lassalliens en Allemagne qui, après avoir entravé pendant des années l’organisation du prolétariat, ont fini par devenir de purs et simples instruments de la police. En somme, elles représentent l’enfance du mouvement prolétarien, comme l’astrologie et l’alchimie sont l’enfance de la science. Pour que la fondation de l’Internationale fût possible, il fallait que le prolétariat eût dépassé cette phase.
En face des organisations fantaisistes et antagonistes des sectes, l’Internationale est l’organisation réelle et militante de la classe prolétaire dans tous les pays, liés les uns avec les autres, dans leur lutte commune contre les capitalistes, les propriétaires fonciers et leur pouvoir de classe organisé dans l’État. Aussi les statuts de l’Internationale ne connaissaient-ils que de simples sociétés « ouvrières » poursuivant toutes le même but et acceptant toutes le même programme qui se limite à tracer les grands traits du mouvement prolétarien et en laisse l’élaboration théorique à l’impulsion donnée par les nécessités de la lutte pratique, et à l’échange des idées qui se fait dans les sections, admettant indistinctement toutes les convictions sociales dans leurs organes et leurs Congrès.
De même que, dans toute nouvelle phase historique, les vieilles erreurs reparaissent un instant pour disparaître bientôt après, de même l’Internationale a vu renaître dans son sein des sections sectaires, quoique sous une forme peu accentuée.
Le fait même que l’Alliance considère comme un progrès immense la résurrection des sectes, est une preuve concluante que leur temps est dépassé. Car, tandis qu’à leur origine elles représentaient les éléments du progrès, le programme de l’Alliance - à la remorque d’un « Mahomet sans Coran » - ne représente qu’un ramassis d’idées d’outre-tombe, déguisées sous des phrases sonores, ne pouvant effrayer que des bourgeois idiots, ou servir de pièces à conviction contre les Internationaux aux procureurs bonapartistes ou autres... La conférence, où étaient représentées toutes les nuances socialistes, acclama à l’unanimité la résolution contre les sections sectaires, convaincue que cette résolution, en ramenant l’Internationale sur son véritable terrain, marquerait une nouvelle phase de sa marche. Les partisans de l’Alliance, se sentant frappés à mort par cette résolution, n’y virent qu’une victoire du Conseil Général sur l’Internationale...... L’Anarchie, voilà le grand cheval de bataille de leur maître Bakounine qui, des systèmes socialistes, n’a pris que les étiquettes. Tous les socialistes entendent par Anarchie ceci : le but du mouvement prolétaire, l’abolition des classes une fois atteinte, le pouvoir de l’État, qui sert à maintenir la grande majorité productrice sous le joug d’une minorité exploitante peu nombreuse, disparait et les fonctions gouvernementales se transforment en de simples fonctions administratives. L’Alliance prend la chose à rebours. Elle proclame l’Anarchie dans les rangs prolétaires comme le moyen le plus infaillible de briser la puissante concentration des forces sociales et politiques entre les mains des exploiteurs. Sous ce prétexte, elle demande à l’Internationale, au moment où le vieux monde cherche à l’écraser, de remplacer son organisation par l’Anarchie.’  (’Les prétendues scissions dans l’Internationale’ .

Comme nous le voyons, depuis Marx et Engels, le combat du communisme contre l’anarchisme se réfère non seulement ’à son attitude face à la guerre impérialiste’ mais aussi à l’ensemble de son programme et objectifs lesquels sont toujours considérés comme une utopie réactionnaire déguisée d’ultra-radicalisme, et ses méthodes d’action et ’d’organisation’ comme appartenant à un sectarisme déjà dépassé historiquement. Premièrement, l’abstentionnisme politique, c’est-à-dire le rejet des partis et de l’activité politique défendus par l’anarchisme tend à éloigner les ouvriers de la lutte politique révolutionnaire consciente et à les maintenir au niveau des luttes de résistance spontanée. En deuxième lieu, tous les principes ’organisationnels’ anarchistes comme le fédéralisme, l’autonomie ou l’anti-autoritarisme, tendent à provoquer la désorganisation et la dispersion des forces prolétariennes et à miner la tendance de la classe ouvrière à construire ses organisations centralisées. En troisième lieu, finalement l’objectif anarchiste de l’abolition immédiate de l’État s’oppose à la nécessité impérieuse que le prolétariat s’empare du pouvoir (et donc à ce qu’il se prépare, lutte et s’organise pour cela), conduisant ainsi les poussées révolutionnaires du prolétariat à une impasse et en donnant à la bourgeoisie la possibilité de se réorganiser et de le défaire. Comme disaient Marx et Engels, l’introduction de la doctrine et des méthodes anarchistes dans les rangs ouvriers est le moyen le plus sûr pour ’éterniser’ l’État capitaliste.

Nous pouvons voir ici en quoi consiste le ’véritable internationalisme’ de Marx et Engels : dans la défense intransigeante de l’Internationale comme ’organisation réelle et militante de la classe ouvrière de tous les pays’ qui lutte pour le renversement de tous les États capitalistes et l’instauration du pouvoir politique de la classe ouvrière (la dictature du prolétariat), en opposition aux ’créateurs de sectes’, les anarchistes en premier lieu, qui tendent à la minorer. C’est-à-dire que, pour le marxisme révolutionnaire, l’internationalisme prolétarien n’a jamais été un principe abstrait, ni même une simple déclaration d’être ’contre tous les États, nations et guerres impérialistes’. Pour le marxisme, l’internationalisme implique un effort concret de la classe ouvrière pour s’organiser à échelle internationale, pour agir de manière unie et centralisée aussi à échelle internationale, en vue de la révolution communiste mondiale. Ces deux expressions concrètes de l’internationalisme prolétarien - l’organisation centralisée de la classe ouvrière et la lutte pour la révolution communiste mondiale - au travers de l’instauration de la dictature prolétarienne, sont antagoniques, sont opposées aux fondements de l’anarchisme.

L’analyse de Marx et Engels sur le caractère réactionnaire et désorganisateur de l’anarchisme a été confirmée non seulement par l’action de sabotage de l’Alliance de Bakounine dans l’Internationale, mais aussi dans la lutte de masse du prolétariat. Un exemple significatif a été le soulèvement de 1873 en Espagne au cours duquel les anarchistes, placés à la tête du prolétariat, eurent l’opportunité de mettre en pratique leurs positions et leurs méthodes avec des résultats désastreux pour la classe. Engels, se basant sur une étude qui incluait les rapports des anarchistes eux-mêmes, leur fait une critique mordante. Pour des raisons d’espace, nous n’en présentons que les conclusions :

’1- les bakouninistes furent forcés, dès qu’ils se trouvèrent en face d’une véritable situation révolutionnaire, de jeter par-dessus bord tout leur programme antérieur. Tout d’abord, ils ont sacrifié la théorie faisant un devoir de s’abstenir de toute activité politique, et notamment de la participation aux élections. Puis, ce fut l’anarchie, l’abolition de l’État ; au lieu d’abolir l’État, ils ont tenté plutôt de créer une multitude d’États nouveaux et petits. Ensuite ils ont laissé tomber le principe selon lequel les ouvriers ne doivent prendre part à aucune révolution qui n’ait pour but l’émancipation immédiate et complète du prolétariat, et ils prirent eux-mêmes part à un mouvement de notoriété purement bourgeois. Enfin, ils foulèrent aux pieds le principe qu’ils venaient eux-mêmes de proclamer, à savoir que l’instauration d’un gouvernement révolutionnaire n’est qu’une nouvelle duperie et une nouvelle trahison à l’égard de la classe ouvrière, alors qu’ils figuraient fort tranquillement dans les comités gouvernementaux des diverses villes, et cela presque partout comme une minorité impuissante, dominée et politiquement exploitée par les bourgeois.

2- Mais, ce reniement des principes antérieurement prêchés s’exprima sous la forme la plus lâche et la plus mensongère, et sous la pression d’une mauvaise conscience, de telle sorte que ni les bakouninistes eux-mêmes ni les masses conduites par eux, qui se joignirent au mouvement,n’avaient de programme ni ne savaient en somme ce qu’ils voulaient. Quelle en fut la conséquence naturelle ? Que les bakouninistes ou bien empêchèrent tout mouvement, comme à Barcelone, ou bien se laissèrent entraîner dans des insurrections isolées, sans plan et insensées, comme à Alcoy et à Sanlucar de Barrameda ; ou encore que la direction de l’insurrection échut aux intransigeants bourgeois, comme dans la plupart des cas. Les clameurs ultra-révolutionnaires des bakouninistes se traduisirent donc, dès qu’il fut question d’agir, soit par une dérobade, soit par des insurrections condamnées d’avance, ou encore par la conjonction avec un parti bourgeois qui exploitait politiquement les travailleurs de la plus honteuse manière, et les traitaient à coups de pieds par-dessus le marché.

3- Des prétendus principes de l’anarchie, de la libre fédération de groupes indépendants etc., il ne reste plus rien qu’un éparpillement démesuré et insensé des moyens de combat révolutionnaires qui permit au gouvernement de soumettre, avec une poignée de troupe, une ville après l’autre, sans presque aucune résistance.

4- La morale de cette histoire ne fut pas seulement que l’Internationale espagnole, bien organisée et nombreuse (la vraie comme la fausse), fut entrainée dans la chute des intransigeants et se trouve aujourd’hui pratiquement dissoute, mais encore qu’il lui a été imputé d’innombrables excès imaginaires, sans lesquels les philistins de tous les pays ne peuvent pas se représenter une insurrection ouvrière, et que, par conséquent, la réorganisation internationale du prolétariat espagnol a peut-être été rendue impossible pour des années.

5- En un mot, les bakouninistes nous ont donné, en Espagne, un exemple insurpassable de la façon dont on ne doit pas faire une révolution.’ (F. Engels, ’Les bakouninistes au travail’ - 1873)

Engels décrit l’action des anarchistes qui se répétera, dans ses traits généraux, à chaque fois tout au long de l’histoire. A la tête d’un mouvement de masses réel, les anarchistes se voient obligés de laisser de côté, ou de renverser en leur contraire, les principes de leur programme utopique : l’abstentionnisme politique se convertit en une intervention politique sans direction, ni objectifs précis ; l’abolition de l’État se convertit en la formation de multiples petits États ; l’anti-autoritarisme se convertit en dispersion du mouvement ; finalement, le manque d’objectifs concrets les amène à marcher derrière les forces capitalistes bien organisées, à adhérer à un quelconque parti bourgeois et à participer aux gouvernements bourgeois.

La tragédie même dont a souffert le prolétariat en Espagne en 1873, tenaillé entre les partis bourgeois et l’anarchisme, s’est répétée en 1936, mais en bien pire. A cette époque, en pleine contre-révolution stalinienne, au milieu de la défaite la plus profonde subie par le prolétariat dans son histoire, l’anarchisme - spécialement l’anarcho-syndicalisme - a connu un nouvel essor et a réussi à enrôler de larges masses dans plusieurs pays. Cela n’est pas étrange si l’on considère que l’anarchisme a pour rôle l’enrôlement du prolétariat et des paysans derrière la bourgeoisie ce qu’il recommença à faire en Espagne. Unis au chœur des bourgeois ’républicains’ et staliniens, ils ont beau essayé de maintenir le mythe de la ’révolution espagnole’, le CCI (notre ’ancien’ CCI) disait que les anarchistes ’ont du mal à avaler le comportement de l’organisation la plus importante de l’histoire de l’anarchisme, celle qui a eu l’influence la plus déterminante sur la classe ouvrière de tout un pays, la CNT espagnole. Difficile évidemment de se réclamer de l’expérience d’une organisation qui, après des dizaines d’années de propagande pour ’l’action directe’, de dénonciation de toute participation au jeu politique bourgeois du parlementarisme, de discours incendiaires contre l’État, contre toute forme d’État, n’a pas trouvé mieux à faire, en 1936, que d’envoyer quatre ministres dans le gouvernement bourgeois de la République et plusieurs conseillers dans le gouvernement de la ’Generalitat’ de Catalogne. Des ministres qui en mai 1937, alors que les ouvriers de Barcelone se sont insurgés contre la police de ce gouvernement (une police contrôlée par les staliniens), les ont appelés à déposer les armes et à ’fraterniser’ avec leurs bourreaux. En d’autres termes, qui les ont poignardés dans le dos’ (CCI, Anarchisme et communisme, Revue internationale 102, 2000).

Ainsi donc, le passage des organisations anarchistes dans le camp du capital n’est pas à proprement parler une ’trahison’ du ’véritable internationalisme’ prolétarien. Il s’agit plutôt d’une trajectoire ’naturelle’ à laquelle sont condamnées les organisations anarchistes du fait du caractère utopique petit-bourgeois de leur propre programme et de leurs propres méthodes d’action et ’d’organisation’.

La période de la vague de la révolution prolétarienne internationale - qui commence vraiment avec la révolution russe de 1905 et trouve son expression la plus élevée et triomphante dans celle d’Octobre 1917 - marque un virage définitif dans l’histoire de l’anarchisme : celui de sa banqueroute historique comme courant indépendant, ’parallèle’, luttant face au marxisme pour s’ériger comme conscience de classe du prolétariat, comme idéologie de la révolution prolétarienne.

’La révolution russe, cette même révolution qui constitue la première expérience historique de la grève générale, non seulement ne réhabilite pas l’anarchisme, mais encore aboutit à une liquidation historique de l’anarchisme. (...) Pourtant la patrie de Bakounine devait devenir le tombeau de sa doctrine. Non seulement en Russie ce ne sont pas les anarchistes qui se sont trouvés ou se trouvent à la tête du mouvement de grèves de masse, non seulement la direction politique de l’action révolutionnaire ainsi que la grève de masse sont entièrement aux mains des organisations social-démocrates, dénoncées avec acharnement par les anarchistes comme « un parti bourgeois » - ou aux mains d’organisations plus ou moins influencées par la social-démocratie ou proches d’elle (...), mais l’anarchisme est absolument inexistant dans la révolution russe comme tendance politique sérieuse. (…) Quel est le rôle propre joué par l’anarchisme dans la révolution russe ? Il est devenu l’enseigne de voleurs et de pillards vulgaires ; c’est sous la raison sociale de « l’anarcho-communisme » qu’ont été commis une grande partie de ces innombrables vols et brigandages chez des particuliers qui, dans chaque période de dépression, de reflux momentané de la révolution, font rage. L’anarchisme dans la révolution russe n’est pas la théorie du prolétariat militant mais l’enseigne idéologique du Lumpen-prolétariat contre-révolutionnaire grondant comme une bande de requins dans le sillage du navire de guerre de la révolution. Et c’est ainsi sans doute que finit la carrière historique de l’anarchisme’ (Rosa Luxemburg, Grève de masse, parti et syndicat, 1906).

La révolution de 1917 confirme cette liquidation historique de l’anarchisme. En effet, le marxisme et l’anarchisme avaient deux objectifs, deux ’propositions’ différentes sur le ’jour suivant’ le renversement de la bourgeoisie. Le marxisme soulignait la nécessité que le prolétariat assume le pouvoir politique pour vaincre la résistance du capital (la dictature du prolétariat) ; l’anarchisme, au contraire, voulait ’abolir immédiatement toute forme d’État’. La vie réelle, la lutte des classes, a donné raison au marxisme : la révolution prolétarienne a conduit à l’instauration de la dictature du prolétariat, c’est-à-dire à la prise violente du pouvoir par le prolétariat organisé au travers des conseils ouvriers (organisation centralisée de la classe) dirigés politiquement par le parti marxiste révolutionnaire (les bolchéviques).

La révolution de 1917 fut donc l’antithèse de toutes les prédictions de l’anarchisme. Elle jeta à la poubelle de l’histoire tout l’arsenal anarchiste : ses fondements théorico-politiques (l’individualisme, le contrat social), ses objectifs déclarés (’l’abolition immédiate de l’État’), ses méthodes de désorganisation (le fédéralisme, l’autonomisme, l’action terroriste individuelle). La révolution russe provoqua l’éclatement des contradictions inhérentes à l’anarchisme dénoncées par le marxisme durant des décennies (l’apolitisme, la négation de la nécessité de la prise du pouvoir politique par le prolétariat, le rejet de l’organisation de classe, etc.) ce qui conduit à ce que ce courant ne prit pratiquement aucun rôle dans la prise du pouvoir par le prolétariat (ce que les anarchistes eux-mêmes ne cessent de reconnaître dans leurs récits sur la révolution russe, non sans un arrière-goût d’amertume). Quelques anarchistes ’conséquents’ s’opposèrent même à la révolution et aux conseils. Le reste n’eut d’autre remède que ’d’appuyer’, de marcher derrière la révolution. La révolution prolétarienne dirigée par le parti bolchévique entraîna derrière elle les anarchistes et les masses qui n’étaient pas encore influencés par l’anarchisme (spécialement les paysans) ; et en Russie tout comme dans le monde entier, (jusqu’au Mexique), les anarchistes saluèrent au début la révolution russe et les bolchéviques, reconnaissant ainsi la justesse de leur action.

Or aujourd’hui, dans une série récente d’articles sur l’anarchisme (…) le CCI actuel expose un point de vue complètement différent. Selon lui :

’L’éclatement de la Révolution en Russie soulève un énorme enthousiasme. Le mouvement révolutionnaire de la classe ouvrière et l’insurrection victorieuse d’Octobre 1917 entraînent les courants prolétariens de l’anarchisme à se placer explicitement dans leur sillage. L’apport le plus fructueux des anarchistes au processus révolutionnaire s’est concrétisé par leur collaboration avec les bolcheviks. Internationalement, la proximité politique et la convergence de vues des milieux anarchistes internationalistes avec le communisme et les bolcheviks se renforcent encore(L’anarchisme et la guerre, CCI, Révolution internationale 402).

Ainsi, au lieu d’exposer clairement que l’anarchisme a été ’défait’ historiquement dans la révolution russe, que les anarchistes ne participèrent pas à la prise du pouvoir par le prolétariat en Russie et que, dans la mesure où ils adhérèrent au mouvement, ils le firent en abandonnant leur point de vue anarchiste et en adoptant quelques aspects du marxisme - en particulier, la reconnaissance de la nécessité de la dictature du prolétariat -, le CCI actuel présente les choses complètement à l’envers : comme si l’anarchisme avait ’impulsé’ ou ’apporté’ quelque chose à la révolution, pratiquement comme si la révolution russe avait été le produit de la ’convergence’ politique entre l’anarchisme et le bolchevisme ! Cette grossière déformation de l’histoire n’est qu’une concession opportuniste de l’actuel CCI aux anarchistes, en particulier à ceux qui se revendiquent aujourd’hui des soviets (les conseils) surgis en Russie comme s’ils avaient été une expression et un produit de l’anarchisme. Quand, en réalité, les conseils ouvriers, comme organisation exécutive et centralisée, créés pour la prise du pouvoir, sont l’antithèse directe du fédéralisme, de l’autonomisme, de l’abstentionnisme politique et de ’l’abolitionnisme’ propres de l’anarchisme.

L’anarchisme fut historiquement liquidé à partir de la révolution de 1917 mais, paradoxalement, il n’a pas disparu. Au contraire, une fois de plus, il recommença à ’naître de ses cendres’. Pourquoi ? Comme cela est arrivé tout au long de l’histoire du mouvement ouvrier, le resurgissement de l’anarchisme a eu comme point d’appui la subsistance des conditions de classe qui l’ont vu naître, c’est-à-dire la prolétarisation des couches petite-bourgeoises qui introduisent leur point de vue de classe individualiste dans le mouvement ouvrier et l’existence de masses paysannes et prolétariennes particulièrement jeunes ou politiquement attardées ’inclinées - comme disait Eleanor Marx - à prendre les mots pour des faits, des phrases pompeuses comme des faits, et la rage comme activité révolutionnaire’(traduit de l’espagnol par nous). Mais, en outre, et il s’agit là de l’aspect fondamental, la vague de la révolution internationale ayant reculé, le resurgissement de l’anarchisme sera dû non à ses théories utopiques ’ultra-radicales’, ni à ses intrigues organisationnelles, mais principalement au fait de s’être accroché à la victoire de la contre-révolution stalinienne et, de manière plus générale, aux victoires et à la domination idéologique de la bourgeoisie sur le prolétariat, de s’être converti en ’dernière roue du carrosse’ de la bourgeoisie (ce qui, en fin de compte, n’est rien d’autre que l’expression de sa faillite historique).

Après la prise du pouvoir par le prolétariat en Russie, les communistes marxistes comprirent clairement que le sort de la révolution prolétarienne se jouait dans sa capacité à s’étendre victorieusement vers les autres pays, particulièrement ceux du ’cœur’ du capitalisme d’Europe occidentale. Et ainsi, ils comprenaient - en analysant les difficultés croissantes auxquelles se heurtait la révolution et en critiquant les erreurs des bolchéviques - que, quel que soit le résultat final de cette bataille entre les deux classes antagonistes, la révolution russe restait pour toujours comme la preuve historico-pratique de la possibilité et de la capacité du prolétariat à renverser l’État capitaliste, d’instaurer son propre pouvoir, et d’ouvrir une époque vers l’élimination définitive du capitalisme et vers la construction du communisme. La révolution russe ouvrait au prolétariat mondial une perspective pratique dans laquelle son mouvement devait s’engager, une méthode à suivre et une forme d’organisation.

’Le sort de la Révolution russe (dépendait, écrivait Rosa Luxemburg, des) connexions internationales de cette révolution (...) En misant sur la révolution mondiale du prolétariat, les bolcheviks ont précisément donné le témoignage le plus éclatant de leur intelligence politique, de leur fidélité aux principes et de la hardiesse de leur politique. (...) Ce qui importe, c’est de distinguer dans la politique des bolcheviks l’essentiel de l’accessoire, la substance de l’accident. Dans cette dernière période, où nous sommes à la veille des luttes décisives dans le monde entier, le problème le plus important du socialisme est précisément la question brûlante du moment : non pas telle ou telle question de détail de la tactique, mais la capacité d’action du prolétariat, la combativité des masses, la volonté de réaliser le socialisme. Sous ce rapport, Lénine, Trotsky et leurs amis ont été les premiers qui aient montré l’exemple au prolétariat mondial ; ils sont jusqu’ici encore les seuls qui puissent s’écrier avec Hutten : « J’ai osé !  »

C’est là ce qui est essentiel, ce qui est durable dans la politique des bolcheviks. En ce sens, il leur reste le mérite impérissable d’avoir, en conquérant le pouvoir et en posant pratiquement le problème de la réalisation du socialisme, montré l’exemple au prolétariat international, et fait faire un pas énorme dans la voie du règlement de comptes final entre le Capital et le Travail dans le monde entier. En Russie, le problème ne pouvait être que posé. Et c’est dans ce sens que l’avenir appartient partout au « bolchevisme »’ (Rosa Luxemburg, La révolution russe, 1918).

Et effectivement, bien que le prolétariat fit des efforts héroïques dans quantité de pays pour étendre la révolution, la défaite du mouvement en Allemagne - où se concentrait le principal détachement prolétarien - provoqua un renversement dans le cours des événements, ouvrant un cours contre-révolutionnaire qui amena progressivement à la dégénérescence des partis communistes et de la révolution en Russie qui, au milieu des années 1920, se conclut par l’instauration du régime stalinien. Quoiqu’il en soit, à partir de ce moment, la défense de la révolution de 1917, comme réalisation pratique la plus élevée – jusqu’alors - de la révolution prolétarienne, comme le ’modèle’ à partir duquel le prolétariat devra relancer son mouvement révolutionnaire (bien sûr en dépassant ses limites ou ses erreurs), s’est pratiquement convertie en une frontière de classe. C’est pour cela, par exemple, que l’acceptation de ’la révolution d’Octobre comme révolution prolétarienne’ a été un des critères de participation aux conférences de la Gauche communiste de la fin des années 1970. Et, évidemment, cette défense inclut aussi la reconnaissance de la nécessité de la direction politique d’un parti mondial de l’avant-garde marxiste révolutionnaire :

’L’organisation des révolutionnaires (dont la forme la plus avancée est le parti) est un organe nécessaire que la classe se donne pour le développement de la prise de conscience de son devenir historique et pour l’orientation politique de son combat vers ce devenir. De ce fait l’existence du parti et son activité constituent une condition indispensable pour la victoire finale du prolétariat.(...) La nature nécessairement mondiale et centralisée de la révolution prolétarienne confère au parti de la classe ouvrière ce même caractère mondial et centralisé, et les fractions ou groupes qui travaillent à sa reconstitution tendent nécessairement vers une centralisation mondiale’ (Plateforme politique du Courant Communiste International, 1976, souligné par nous).

Nous voyons ici, de nouveau, l’expression concrète de l’internationalisme prolétarien, mais dans une phase encore plus élevée du mouvement. Selon le vieux CCI et selon le marxisme en général, la nature mondiale et centralisée de la révolution confère au parti ce même caractère mondial et centralisé. Dans ce sens, le marxisme révolutionnaire - représenté à partir de là uniquement par les groupes de la Gauche communiste qui apparurent face à la dégénérescence de l’Internationale communiste - devait inclure dans ses tâches pour extraire, garder et défendre les leçons de la vague révolutionnaire, la poursuite du combat permanent contre l’anarchisme, même si dans des conditions plus difficiles et désavantageuses, dans la mesure où dorénavant l’anarchisme allait profiter et recevrait un appui direct des monstrueuses campagnes idéologiques de la bourgeoisie en vue d’écraser, de mystifier et d’effacer de la mémoire des masses prolétariennes le marxisme, la révolution russe, la dictature du prolétariat, c’est-à-dire tout ce qui avait menacé la survie du capitalisme lui-même pour une courte période, mais de manière réelle et effective.

Ainsi, avec le reflux de la vague révolutionnaire, les anarchistes oublièrent leurs ’sympathies’ (leur ’convergence’ comme dit le CCI actuel) envers le marxisme et le bolchévisme aussi rapidement qu’ils les avaient déclarées auparavant. En particulier, au lieu d’assimiler la ’clé’ pour le futur du mouvement prolétarien, c’est-à-dire la compréhension de l’impossibilité pour le prolétariat au pouvoir de résister longtemps dans un seul pays et donc, pour autant, la nécessité d’étendre la révolution à l’échelle internationale, au lieu de cela, les anarchistes ressortir de leur poubelle leurs vieilleries contre ’l’autoritarisme’ et la ’centralisation’ (c’est-à-dire contre l’organisation de la classe), sur le ’danger de tous les partis’ (en premier lieu des partis révolutionnaires communistes), et sur le caractère néfaste de la ’dictature du prolétariat’ (dont l’exemple serait... la révolution russe !) qui ne serait en fait que la dictature de quelques bourgeois-jacobins-autoritaires tels Lénine et Trotsky, opposés aux conseils (lesquels seraient un prototype de l’anarchisme). Sur ce terrain, l’anarchisme n’était que l’écho de la furieuse campagne de la bourgeoisie pour déshonorer et décrédibiliser la révolution.

Finalement, durant la Seconde guerre mondiale, le courant anarchiste, la majorité de ses différents groupes, adopta une attitude ’social-patriote’, c’est-à-dire qu’elle participa activement à la guerre... du côté de ’ses’ propres bourgeoisies, ce qui n’était rien d’autre que la réaffirmation que l’anarchisme s’était intégré au camp du capital et que, dans la mesure de ses forces, il entraînait le prolétariat dans la boucherie impérialiste. C’est de là que les publications réduites et faibles de la Gauche communiste survivantes dans cette période obscure (telles Bilan ou Internationalisme), ne cessaient dans leur combat permanent, malgré toutes les difficultés, de dénoncer et aussi de se distinguer de l’activité des anarchistes de cette époque.

’C’est à l’occasion de la discussion sur les groupes à inviter dans de prochaines conférences que nous avons pu mettre en évidence le rôle social-patriote du mouvement anarchiste, en dépit de sa phraséologie révolutionnaire creuse, dans la guerre de 1939-45, sa participation à la lutte partisane pour la libération ’nationale et démocratique’ en France, en Italie et actuellement encore en Espagne, suite logique de sa participation au gouvernement bourgeois ’républicain et anti-fasciste’ et à la guerre impérialiste en Espagne en 1936-39. Notre position, selon laquelle le mouvement anarchiste - aussi bien que les trotskistes ou toute autre tendance qui a participé ou participe à la guerre impérialiste au nom de la défense d’un pays (défense de l’URSS) ou d’une forme de domination bourgeoise contre une autre (défense de la République et de la démocratie contre le fascisme) - n’avait pas de place dans une conférence de groupes révolutionnaires, fut soutenue par une majorité des participants’ (Une Conférence internationale des groupes révolutionnaires, Internationalisme 23, publication de la Gauche communiste de France, 1947, reproduit par la Revue Internationale #132 du CCI).

De nouveau, nous voyons là qu’il ne s’agit pas d’un simple ’dérapage’ ou d’une ’trahison’ de l’Internationalisme de la part de quelques éléments ou groupes anarchistes - comme le fait croire l’actuel CCI - mais d’un processus historique de passage de l’ensemble du courant, du mouvement anarchiste dans le camp du capital, au travers d’une série d’événements d’importance historique mondiale (comme en 1936-1939 en Espagne, comme sa participation à la Résistance dans les pays occupés par l’Allemagne, etc...) : sa participation dans un gouvernement bourgeois, sa participation à l’écrasement d’une insurrection prolétarienne et, finalement, sa participation dans l’enrôlement du prolétariat dans la guerre impérialiste mondiale.(...)

FGCI, 2011.

(Publieé sur http://igcl.org: 9 septembre 2014)

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Notes:

[1Le maoïsme n’a pas trahi le marxisme, lui, puisqu’il ne l’a jamais été...

[2Les camarades peuvent se réfèrer à la prise de position suivante de la FGCI, A propos d’une publication par les Editions Smolny, suite à la publication des prises de position de la fraction de Boukharine et surtout de la préface qui la présente, à tort, comme la première fraction de la Gauche communiste.