(Septembre 2022) |
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Critique de la contribution Capitalisme et démocratie
(Les Effinger, une saga berlinoise, Gabriele Tergit)
Dans le numéro précédent de cette revue, nous avons publié la dernière partie, Capitalisme et démocratie (http://igcl.org/Capitalisme-et-democratie), de la série de contributions sur Communisme et communauté et Marxisme et connaissance dans RG #19 et 20. Elle a soulevé un certain nombre de critiques en notre sein qui furent présentées succinctement dans l’introduction faite par l’équipe de rédaction dans RG #21. Nous publions ici une réponse plus argumentée.
La contribution Capitalisme et démocratie contredit plusieurs points de la plateforme que nous venons d’adopter tout en remettant en cause des passages entiers du Capital de K. Marx et des acquis politiques de la Gauche communiste. L’erreur politique de base, sans doute due à l’approche initiale, réside dans le parallèle et le lien direct qu’elle fait entre le passage de la domination formelle à la domination réelle du capitalisme et le développement de la « démocratie ». Citons le passage le plus problématique :
« L’essor du capitalisme et l’essor de la démocratie bourgeoise sont indissociablement liés. (…) Il est important de distinguer deux phases distinctes dans l’histoire du capitalisme. La première phase, que Marx nomme la domination formelle du capital et qui inclut le processus d’accumulation primitive, désigne la phase où le capital émerge et dissout les anciens rapports sociaux traditionnels. Pour ce faire, le capitalisme prend nécessairement une forme plutôt autoritaire et peu démocratique. À titre d’exemple, on n’a qu’à citer le vote censitaire dans la plupart des jeunes démocraties d’occident aux 18e et 19e siècles ou encore l’établissement des workhouses anglaises de la même période. Mais même le goulag russe et le grand bond en avant chinois apparaissent eux aussi comme des formes toutes aussi autoritaires d’émergence d’un capital national. Entre l’accumulation primitive européenne et les régimes autoritaires du bloc de l’est au 20e siècle, il y a en effet davantage une différence de forme, liée aux époques différentes, que de fond. Une fois que le capitalisme entre dans sa phase de domination réelle, (…) il peut lâcher du lest et devient ainsi de plus en plus libéral au sens moderne du terme. Si l’on reprend nos exemples cités plus haut, l’Angleterre est aujourd’hui bien plus démocratique qu’elle l’était durant le 18e siècle. De même, la Russie et la Chine sont elles aussi bien plus démocratiques qu’elles l’étaient au milieu du 20e siècle, malgré le fait que ce sont des régimes qui sont jugés en occident comme étant non démocratiques. »
Résumons le propos. La phase de domination formelle correspondrait à une forme « autoritaire et peu démocratique » de l’État capitaliste comme l’attestent l’exemple du Royaume Uni au 18e siècle et « le vote censitaire dans la plupart des jeunes démocraties aux 18e et 19e siècles » ; mais aussi le goulag russe ou encore le grand bond en avant maoïste en Chine, le premier dans les années 1930 et le second 1950. Autrement dit, le passage d’une forme de domination à l’autre aurait eu lieu au 19e siècle pour l’Angleterre et au 20e pour la Russie et la Chine. De plus, il n’y aurait qu’une différence de forme entre l’accumulation primitive en Europe, qui « appartient à l’âge préhistorique du monde bourgeois » [1] selon K. Marx, et les dictatures staliniennes en Russie et en Chine du 20e siècle. Enfin, plus le capital se développe et plus il pourrait « lâcher du lest [et son appareil politique devenir] de plus en plus libéral au sens moderne du terme » au point que l’Angleterre serait aujourd’hui, selon la contribution, bien plus démocratique de nos jours qu’alors.
Dans Le capital, tout comme dans le Chapitre inédit du Capital [2], K. Marx explique que la domination formelle du capitalisme correspond à l’extraction de la plus-value absolue et au procès de travail lié à la manufacture en opposition à la fabrique, puis à la grande industrie ; ces dernières correspondant à l’extraction de la plus-value relative et à la domination réelle. « Cette espèce de coopération, qui a pour base la division du travail, revêt dans la manufacture sa forme classique et prédominante proprement dite, qui dure environ depuis la moitié du XVI° jusqu’au dernier tiers du XVIII° siècle. » [3] Autrement dit, selon Marx, le passage de la domination formelle à la domination réelle se fait jour à la fin du 18e et au début du 19e siècle. « À mesure que, dans un premier tiers du 19e siècle, elle [la grande industrie] s’accrut, le machinisme s’empara peu à peu de la fabrication de la machine-outil. » [4] De même, depuis longtemps, la Gauche communiste a révélé que feu l’URSS et la Chine dite Populaire n’étaient que des formes particulières de la tendance universelle au capitalisme d’État, lui-même étant « avant tout une réponse politique contre le prolétariat et pour les besoins de la guerre impérialiste » selon notre plateforme ; et donc n’ayant rien à voir avec le passage à la domination réelle ou encore moins avec l’accumulation primitive du capital. Enfin, « la vieille démocratie, c’est-à-dire la démocratie bourgeoise et le parlementarisme » selon Lénine [5] fut loin de se renforcer avec l’apogée du capitalisme, puis sa phase de déclin historique et le développement du capitalisme d’État, y compris dans les pays historiques du capitalisme dits démocratiques. Au contraire, elle s’est avérée devenir toujours plus autoritaire et totalitaire au point que dès 1920, l’Internationale communiste affirmait que « le centre de gravité de la vie politique est sorti complètement et définitivement du Parlement. »
Domination formelle et réelle selon le groupe moderniste Invariance
Pour quiconque a lu, ou jette un œil, à la revue Invariance [6] des années 1960-1970, le parallèle entre sa théorisation de la domination formelle et réelle du capitalisme et la démarche de la contribution Capitalisme et démocratie est frappante. La différence étant que la première va beaucoup plus loin dans les implications politiques. Arrêtons-nous y un moment.
Que dit Invariance ? Dans ses Thèses de travail [7] de 1969 sur La révolution communiste, Invariance se fonde sur la distinction entre les deux phases de domination formelle et réelle pour établir le passage de l’une à l’autre au 20e siècle : « durant la période qui νa de 1870 à 1914 (…) le capitalisme s’étend à toute la planète, mais c’est la plupart du temps une simple domination formelle. (…) Lorsque éclate la guerre de 1914, s’ouvre une période de crise profonde pour le mode de production capitaliste. C’est celle de sa métamorphose, de sa forme de domination formelle à celle réelle. » Cette métamorphose s’étend jusqu’à 1945 : « C’est seulement en assurant de façon absolue sa domination sur le prolétariat que le capitalisme atteint sa domination réelle. C’est ce qui s’est produit au cours des deux guerres mondiales. » Nous sommes donc loin, très loin, de ce que défend Le capital. Et près, très près, de ce que avance la contribution Capitalisme et démocratie.
En fait, Invariance fait un tour de passe-passe en reprenant des concepts utilisés dans Le capital tout en y substituant un autre contenu théorique et historique. Le capital se contente d’étudier le procès du mode de production capitaliste et, dans la distinction domination formelle-domination réelle, le procès technique du travail qui permet de comprendre la différence entre extraction de la plus-value absolue et de la plus-value relative et comment la productivité du travail va exploser avec la grande industrie jusqu’à nos jours, rendant ainsi la société communiste non seulement possible mais aussi indispensable. « Il ne s’agit point ici du développement plus ou moins complet des antagonismes sociaux, qu’engendrent les lois naturelles de la production capitaliste, mais de ces lois elles-mêmes... » Marx souligne-t-il dans la Préface de la première édition pour décrire son travail. Pour sa part, Invariance étend « la domination réelle du capital (…) à la subordination de toutes les composantes sociales ou politiques au capital », celle-ci se réalisant « sur la société » au plan « plus ou moins complet des antagonismes sociaux » ; contrairement au Capital donc. Ce faisant, elle réduit tous les phénomènes plus ou moins liés au développement du capitalisme d’État depuis 1914 pour les besoins de la guerre mondiale au passage de la domination formelle à réelle du capitalisme. Or, la guerre impérialiste généralisée est l’expression la plus haute de la crise économique dans la période dite de déclin ou décadence du capitalisme et de son impasse historique. Elle n’exprime en rien une quelconque période encore progressiste ou historiquement nécessaire du capitalisme tel que le serait, et le fut en son temps, le passage à la domination réelle du capitalisme.
« Dans le problème du développement du capitalisme, le passage de la manufacture à la fabrique a donc une importance toute particulière. Si on confond ces deux stades, on perd toute possibilité de comprendre la transformation progressiste du capitalisme. » [8]
Et c’est là précisément, sur le plan politique, où le révisionnisme moderniste d’Invariance tombe le masque politique. Le passage de la domination formelle à la « domination réelle sur la société » sert de justification théorique pour octroyer un caractère progressiste au grand bond en avant chinois de Mao Tse Toung et au… stalinisme et au fascisme : « le fascisme, le nazisme, le new-deal, le franquisme, le salazarisme, ainsi que le stalinisme ont un rôle fondamental dans l’instauration de la domination réelle du capital sur la société. » ; ou encore « la crise de 1913 était liée à la transformation du capital, à son passage – à l’échelle sociale – de la domination formelle à la domination réelle ; la forme politique de cette dernière étant le fascisme. » [9] Fascisme, nazisme, new-deal américain et stalinisme ne sont plus des expressions et acteurs divers – tous contre-révolutionnaires – de la tendance universelle au capitalisme d’État pour les besoins de la guerre impérialiste généralisée, et contre le prolétariat révolutionnaire ; mais des expressions et acteurs du passage progressiste vers la domination réelle du capital. De là à les soutenir car progressistes, il n’y a qu’une porte à franchir et qu’Invariance a laissée grande ouverte. Et qu’elle franchit allégrement, du moins dans le soutien aux luttes de libération nationale : « Après 1945 (...) ce fut la lutte grandiose des peuples dits de couleur contre le capitalisme occidental. (…) On eut donc d’abord la grande vague révolutionnaire en Asie, puis en Afrique. » (Thèses de travail)
Au final, Invariance a le « mérite » de ne pas nier qu’elle remet ouvertement en question Marx qui « n’a pas produit une explication de la domination réelle. » [10] Au moins, c’est clair pour tous.
Domination formelle et réelle selon Le capital
Dans le cadre de notre critique, nous ne pouvons pas effectuer une présentation a minima de la description que K. Marx réalise dans Le capital sur le passage de la manufacture à la fabrique, puis à la grande industrie [11]. Nous voulons juste insister ici sur les révolutions dans le procès technique du travail qui s’opèrent avec l’introduction de la machine-outil, et donc le développement de la fabrique puis de la grande industrie, afin d’appréhender si le processus menant au passage de la domination formelle à la domination réelle doit nécessairement se répéter à l’identique et de manière autonome selon les pays en fonction de leur accession à l’État-nation et à la démocratie bourgeoise parlementaire qui classiquement l’accompagne. C’est ce que Invariance et la contribution Capitalisme et démocratie avancent en présentant le stalinisme en Russie des années 1930 et le grand bond en avant en Chine comme des moments du passage à la domination réelle du capital.
Comme nous l’avons déjà mentionné, K. Marx se « contente » – si l’on peut dire – de faire « l’analyse du procès de production dans ses phases particulières » [12], son procès technique. Dans la manufacture, « le métier [du travailleur indépendant, de l’artisan] reste toujours la base. (…) L’habileté du métier reste le fondement de la manufacture. » L’outil y reste au service du travailleur alors que c’est le travailleur qui se met au service de la machine dans la grande industrie qui, au moyen de la machine-outil, révolutionne le procès technique du travail. « La vapeur et la machine révolutionnèrent la production industrielle. La grande industrie moderne supplanta la manufacture. » (Manifeste communiste) Dès lors, « le capital se jeta avec toute son énergie et en pleine conscience sur la production de la plus-value relative au moyen du développement accéléré du système mécanique. » [13]
Dans la mesure où Le capital ne mentionne le passage d’une domination à l’autre que dans l’Europe occidentale et ne fournit d’exemples quasi exclusivement qu’à partir de l’Angleterre, il est tentant de croire que le passage de la manufacture à la grande industrie dans la première moitié du 19e siècle ne concerne que celle-ci, voire une partie de l’Europe occidentale là où la bourgeoisie révolutionnaire aurait réussi à créer l’État-nation et donc un marché national contre la résistance et l’opposition de l’aristocratie féodale. Les nouvelles nations capitalistes constituées postérieurement auraient dû alors parcourir à leur tour le même processus successif de « travail à domicile-manufacture-fabrique-grande industrie ». Ce schéma mécanique, non dialectique, est déjà démenti par les cas particuliers de l’Allemagne et de l’Italie dont la constitution en État-nation, accompagnée de régimes démocratiques parlementaires bien qu’à leur tête se trouva un empereur et un roi, date de 1870. « Les formes sous lesquelles apparaîtra l’industrie italienne sont du grand monopole ; les perfectionnements qui avaient demandé de longues années dans les autres pays se transplanteront directement en Italie. » [14] Autrement dit, le développement du capitalisme industriel en Italie se fait directement à partir du procès moderne de travail, de la grande industrie, par l’introduction de la machine-outil existant sur le marché universel. La domination réelle du capital et l’extraction de la plus-value relative sont déjà une réalité en Italie, même si manufactures et domination formelle restent encore très répandues dans le pays. [15] Si l’on reste fidèle à la définition de la domination formelle et réelle du capitalisme avancée dans Le capital qui se limite au procès de travail, en opposition à celle d’Invariance qui s’étend « sur toute la société », alors il est clair que le développement capitaliste de la Chine se fait d’emblée dans les mêmes conditions, celles de la grande industrie et du procès de travail qui l’accompagne. En Chine, « après la révolution de 1911, le mouvement syndical se développa rapidement. À côté des anciennes guildes qui groupaient des artisans et des apprentis, on constitua, dans certains centres industriels, les premiers syndicats ouvriers. Mais ce fut surtout la guerre mondiale qui, avec la diminution des importations, provoqua le développement de l’industrie indigène et, en conséquence, un accroissement de la classe ouvrière. » [16]
Domination formelle et réelle en Russie selon Lénine
Pour Invariance, « il s’agissait à l’époque de Lénine [en 1916 lorsqu’il publie L’impérialisme, stade suprême du capitalisme] du passage à la domination réelle du capital » en Russie. Dans Le développement du capitalisme en Russie, rédigé en 1899, Lénine réussit avec brio à décliner les enseignements du capital sur le passage de la domination formelle à la domination réelle du capital au développement du capitalisme en Russie.
« Tant que le capitalisme n’avait pas organisé en Russie la grande industrie mécanique, on observait une stagnation presque complète de la technique et on l’observe encore dans les branches industrielles que la grande industrie n’a pas encore atteinte : les métiers, les moulins à vent et à eau qui sont utilisés sont identiques à ceux que l’on utilisait un siècle auparavant. Dans les branches d’industrie soumises à la fabrique, par contre, on observe une révolution technique complète et un progrès extrêmement rapide du mode de production mécanique. » [17]
Il y repousse déjà la thèse qui deviendra par la suite celle des mencheviques et de Plekhanov en particulier, selon laquelle le prolétariat en Russie ne peut qu’appuyer la bourgeoisie pour les besoins de la révolution bourgeoise. Mais surtout, il y affirme que le passage à la grande industrie s’est déjà accomplie en Russie malgré le retard historique du capitalisme russe :
« Ce tableau montre clairement que la circulation des marchandises et, par conséquent, la production marchande se sont solidement implantées en Russie. La Russie est donc un pays capitaliste. Mais d’autre part, il apparaît clairement qu’au point de vue économique, elle est encore très en retard par rapport aux autres pays capitalistes. (…) Seule la grande industrie mécanique amène une séparation complète de l’industrie et de l’agriculture. Les données russes viennent entièrement confirmer cette thèse [nous soulignons] que l’auteur du Capital avait établie pour d’autres pays et qu’en règle générale les économistes populistes ignorent. » [18]
Il en résulte que, selon Lénine lui-même, la Russie est un pays capitaliste à part entière, ce qui n’enlève rien à son retard historique, où la grande industrie est déterminante, même si « minoritaire », et la domination réelle du capital déjà accomplie plusieurs décennies avant la révolution russe et les années 1930 ; là même où Capitalisme et démocratie fixe « l’émergence du capital national » russe.
Domination réelle du capital et « démocratie »
La contribution Capitalisme et démocratie diffère sur un point avec les thèses d’Invariance : sur la question de la démocratie. En effet, et contrairement à cette dernière, elle avance qu’avec la domination réelle définitivement établie, le capitalisme « peut lâcher du lest et devient ainsi de plus en plus libéral au sens moderne du terme » au point que « l’Angleterre est aujourd’hui bien plus démocratique qu’elle l’était durant le 18e siècle. » Nous avons vu que domination réelle du capitalisme et développement de la « démocratie bourgeoise » n’étaient pas directement liés, l’un ne déterminant pas automatiquement l’autre. En ce sens, si l’hypothèse d’une démocratie bourgeoise plus aboutie était valable pour l’Angleterre d’aujourd’hui, elle n’aurait rien à voir avec un phénomène, le passage à la domination réelle, qui date de presque deux siècles maintenant dans ce cas. Mais pour autant, est-ce que la démocratie bourgeoise est plus effective, « moins autoritaire » pour reprendre les termes utilisés, aujourd’hui que dans le passé, qu’au 19e siècle ? Cette position contredit ouvertement le point de notre plateforme sur La mystification parlementaire et électorale :
« Avec l’entrée du système dans sa phase de domination croissante du capitalisme d’État pour les besoins de la guerre impérialiste généralisée, le Parlement cesse d’être un organe au sein duquel les différentes fractions bourgeoises débattent et règlent leur différends ce qui pouvait y laisser une place et un espace aux autres classes. Avec la guerre impérialiste et face à la menace révolutionnaire du prolétariat, l’exécutif prend définitivement le pas sur le législatif, les gouvernements sur les parlements qui ne sont plus que des chambres d’enregistrement des décisions gouvernementales. »
Outre cette contradiction avec notre plateforme qu’il conviendrait d’argumenter, le texte souffre de son approche initiale. Il aborde la question de la démocratie en soi. Le premier paragraphe revendique même explicitement cette approche méthodologique abstraite : « nous tenterons dans cette contribution d’analyser la démocratie en soi, sans autre adjectif. » Le rajout, souvent, pas toujours, du qualificatif classiste bourgeoise à démocratie ne réussit pas à modifier l’angle adopté dès le départ et de la méthode qu’elle induit. D’où par exemple, des formules à la fois a-classistes et a-historiques sur la « démocratie » présentée à plusieurs reprises comme uniquement conservatrice ou encore seulement et uniquement garante de l’ordre social : « la démocratie est la forme politique par excellence de la conservation sociale », « le dynamisme de la démocratie vise avant tout à la conservation sociopolitique (...) au maintien du strict statu quo politique »... Si tel est le cas, on ne comprend pas pourquoi aussi bien Marx que Lénine, pour ne citer que ces deux, appuyaient mouvement et même « révolution » démocratiques, en particulier en Allemagne et en Russie, y compris contre la bourgeoisie lorsqu’elle était incapable d’en prendre la tête et d’assumer ce combat : « le prolétariat doit faire jusqu’au bout la révolution démocratique, en s’adjoignant la masse paysanne, pour écraser par la force la résistance de l’autocratie et paralyser l’instabilité de la bourgeoisie. » [19]
Historiquement, l’avènement de la démocratie bourgeoise n’était pas directement et mécaniquement lié au développement économique du capital national. Il était le produit... de la lutte des classes, elle-même déterminée en dernière instance par le développement du capitalisme. Il résultait de la capacité, ou non, de la bourgeoisie à mener de manière suffisamment déterminée et audacieuse sa propre lutte de classe contre les restes du féodalisme et pour l’établissement d’un appareil d’État bourgeois, dont la démocratie et le parlement en particulier sont les attributs classiques. Ceux-ci étaient les outils les plus appropriés pour que la bourgeoisie puisse gérer et régler ses différents, principalement entre ses fractions commerciale, industrielle et financière. Le fait que le suffrage n’était pas universel, restait censitaire, ne change rien au degré de « démocratie » pour la bourgeoisie elle-même. Or en argumentant sur ce point pour illustrer que l’Angleterre est plus démocratique aujourd’hui qu’aux débuts du 20e siècle, la contribution se base sur le fait que le vote est aujourd’hui universel. Elle est ainsi victime de la mystification démocratique du capitalisme de la décadence. Le fait que le vote soit universel aujourd’hui ne renforce pas le caractère plus démocratique ou libéral de l’État capitaliste, mais au contraire le caractère mystificateur devenu dominant du parlement et des élections contre le prolétariat.
Au final, au-delà du flirt avec les sirènes modernistes d’Invariance, la contribution fragilise, pour le moins, la cohérence d’ensemble de notre plateforme et le fondement théorique de la plupart des frontières de classe qui y sont exposées : le capitalisme d’État, expression de la décadence capitaliste, le caractère contre-révolutionnaire du stalinisme et des luttes de libération nationale ; voire, au nom du caractère progressiste du passage à la domination réelle, le caractère tout aussi contre-révolutionnaire du frontisme avec des forces politiques bourgeoises ; et notre position sur les élections et le Parlement. En particulier, le point sur Les conditions de la lutte prolétarienne face au capitalisme d’État, basé précisément sur le développement du capitalisme d’État – et non sur le passage à la domination réelle réalisée « au dernier tiers du 18e siècle » – voit son fondement théorique et de principe sérieusement affaibli, au risque de ne plus être qu’une déclaration d’intention abstraite et de briser l’unité indispensable entre théorie, principes et tactique.
Notes:
[1] . Le Capital, livre premier, chap. XXVI, Le secret de l’accumulation primitive.
[2] . Manuscrits découverts dans les années 1930 et traduits dans les différentes langues occidentales qu’à la fin des années 1960.
[3] . Le Capital, livre premier, IVe section, la production de la plus-value relative, chap.XIV, Division du travail et manufacture, 1. Double origine de la manufacture, Éditions sociales.
[4] . Op. Cit, chap. XV, Le machinisme et la grande industrie, I. Le développement des machines et de la production mécanique.
[5] . Thèses sur la démocratie bourgeoise et la dictature prolétarienne, 1919, 1er Congrès de l’Internationale Communiste.
[6] . « Invariance est une revue française à la parution irrégulière et un groupe militant du même nom fondée par Jacques Camatte en 1968, à la suite de sa rupture avec le Parti communiste international dont il jugeait les positions trop activistes. (…) Invariance s’éloigne peu à peu de cette tradition pour finalement rompre avec le marxisme et développer des thèmes proches de l’anarcho-primitivisme. » (Wikipedia)
[7] . Nous nous rapportons à la partie 4, le développement du capitalisme, de ces thèses extrêmement longues (https://revueinvariance.pagesperso-orange.fr/revolutioncommuniste.html).
[8] . Lénine, Le développement du capitalisme en Russie ,chap. VII, I. Notion scientifique de fabrique… Éditions sociales.
[9] . Invariance, Perspectives, https://revueinvariance.pagesperso-orange.fr/perspectives1.html
[10] . Nous ne pouvons pas mentionner ici l’ensemble des positions dites modernistes de ce groupe prétendant au dépassement de Marx et à la disparition du prolétariat faisant que « dans la mesure où l’on ne peut plus parler de classe, il n’est plus possible de parler de parti même dans son sens historique. Il est important de mettre au premier plan la communauté. Les partis deviennent des rackets. »
[11] . Nous renvoyons nos lecteurs et les camarades à la lecture des 4e et 5e sections du livre 1 du Capital, « La production de la plus-value relative » et « Nouvelles recherches sur la production de plus-value », Éditions sociales ; ou encore tout simplement au… Manifeste du parti communiste qui, dès 1847, traite déjà au passé du passage de la manufacture et à la grande industrie.
[12] . op.cit, ch. XIV, La double origine de la manufacture, I. La double origine de la manufacture.
[13] . op.cit, ch. XV, L’intensification du travail.
[14] . Bilan #20, Rapport sur la situation en Italie, 1935, Fraction de gauche du PC d’Italie.
[15] . L’avènement de la domination réelle et de la plus-value relative n’est pas contredit par le maintien de formes de domination formelle et de plus-value absolue. « Si l’on considère à part chacune des formes de plus-value, absolue et relative, celle de la plus-value absolue précède toujours celle de la plus-value relative. Mais à ces deux formes de plus-value correspondent deux formes distinctes de soumission du travail au capital ou deux formes distinctes de production capitaliste, dont la première ouvre toujours la voie à la seconde, bien que cette dernière, qui est la plus développée des deux, puisse ensuite constituer à son tour la, base pour l’introduction de la première dans de nouvelles branches de production »(Chapitre inédit) Encore aujourd’hui, en particulier dans l’industrie du luxe qui fait appel au vieux métiers de l’artisanat traditionnel, on peut encore parler de plus-value absolue, comme dans le cas des couturières des grandes maisons de la mode ou encore de métiers tels les tailleurs de pierre pour la rénovation des châteaux ou vieilles demeures.
[16] . Bilan #9, La Chine soviétique, 1934. Le Manifeste est déjà clair aussi sur cette question dès 1847 : « par l’exploitation du marché mondial, la bourgeoisie (...) a enlevé à l’industrie sa base nationale. (…) Les vieilles industries nationales ont été détruites et (...) sont supplantées par de nouvelles industries, dont l’adoption devient une question de vie ou de mort pour toutes les nations civilisées. (…) Le bon marché de ses produits est la grosse artillerie qui bat en brèche toutes les murailles de Chine... »
[17] . Lénine, Le développement du capitalisme en Russie, ch. VII, Le développement de la grande industrie mécanique, Éditions sociales.
[18] . idem.
[19] . Lénine, Deux tactiques de la social-démocratie dans la révolution démocratique, 1905.