Révolution ou Guerre n°3

(Février 2015)

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Commentaires critiques à propos du texte sur la situation internationale : « Une nouvelle période s’ouvre... »

Nous publions ici la contribution d’un camarade du GIGC qui exprime des commentaires critiques sur la prise de position du texte précédent : Une nouvelle période s’ouvre... La réserve essentielle du camarade porte sur le fait qu’il est imprudent et prématuré d’affirmer que la réponse de la bourgeoisie française et internationale aux attentats de Paris manifeste l’ouverture d’une nouvelle période – ou phase – dans la dynamique de la lutte entre bourgeoisie et prolétariat.

Nous présentons ce débat interne publiquement afin de favoriser la réflexion et la confrontation politiques. Nous appelons l’ensemble de nos lecteurs et les groupes communistes à y prendre part.

Est-ce que les attentats de Paris et leur suite sont le signal de l’ouverture d’une nouvelle période historique marquée par une augmentation dans la confrontation entre le prolétariat et la bourgeoisie ?

La mystification idéologique est une caractéristique permanente de la société capitaliste. La classe dominante est contrainte de réaffirmer régulièrement les notions d’identité nationale et raciale tout comme d’élever au niveau de principe éternel la liberté d’expression qui existe dans le domaine de l’échange. Il n’est donc pas surprenant qu’un événement, spécialement aussi choquant qu’un massacre, soit exploité pour réaffirmer l’idéologie nationaliste et démocratiste. Ceci est important en période de crise, car la bourgeoisie est forcée par la logique de la concurrence capitaliste d’intensifier l’exploitation et d’imposer un programme d’austérité. Face aux attaques sur leurs conditions de vie, les illusions des prolétaires sur la démocratie libérale et sur la prospérité capitaliste commencent à s’user. Cependant, comme l’expérience passée le montre, le simple fait de résister aux attaques économiques, même quand c’est combatif et en-dehors du cadre des syndicats, n’est pas une garantie d’issue favorable du point de vue de la classe ouvrière. Un exemple en est la vague de grèves et de manifestations en Europe de la fin des années 1960 et 70 qui ont été soit directement écrasées – le cas en Pologne et Tchécoslovaquie – ou bien découragées à cause d’une insuffisante maturation de la conscience politique au sein de la classe dont la lutte restait au niveau économique. C’est ce qui s’est passé dans le cas des mineurs en Grande-Bretagne sous le gouvernement Thatcher. Un autre aspect à considérer est l’attrait des fausses alternatives, en particulier celles qui sont mises en avant par la gauche ’radicale’. À partir de l’augmentation de la combativité parmi les prolétaires dans les années 1970 dans les luttes économiques, le CCI en a déduit et théorisé à l’époque que les années 1980 étaient les “années de vérité” qui mèneraient soit à la révolution mondiale soit à la guerre mondiale. Le CCI d’alors sous-estima la capacité de la bourgeoisie à anticiper et à maîtriser la crise.

La principale différence politico-économique entre la situation d’il y a 30-40 ans et celle d’aujourd’hui est le niveau de financiarisation de l’économie globale, elle-même une réponse à la crise capitaliste et à la combativité de la classe ouvrière dans ses luttes économiques. La bourgeoisie a maintenant moins de cartes à jouer. Elle ne peut pas gagner du temps en jouant sur l’investissement spéculatif pour créer l’illusion de la prospérité de la même manière qu’elle l’a fait durant les années 1970. De ce point de vue, la situation n’est pas aussi objectivement favorable pour la bourgeoisie qu’auparavant. D’autre part, elle développe continuellement les moyens physiques et légaux de répression étatique qui deviennent de plus en plus les outils favoris de réponse de la classe capitaliste aux luttes ouvrières. Nous le voyons avec la militarisation de la police en Amérique du Nord et l’adoption de législation anti-terreur à l’échelle mondiale, y inclus au Canada, tout comme avec l’approche brutale utilisée par la police en Turquie et au Brésil contre les manifestants. De même, l’influence de fausses alternatives – Podemos, Syriza, Québec Solidaire, les formations staliniennes rénovées et modernisées dans le monde – au développement de la lutte de classe est difficile à prévoir et nous devrions être plus prudents avant de déclarer le début d’une nouvelle période.

Alors que la mobilisation de masse des prolétaires derrière la bourgeoisie dans les rues de Paris est une indication de l’offensive idéologique de la classe dominante, le rapport de force entre les classes est aujourd’hui ambiguë. La situation est contradictoire. En certains endroits, la logique de l’État-nation prévaut et la classe dominante réussit à focaliser la colère de la classe ouvrière sur quelque influence extérieure supposée corrompre la communauté organique nationale démocratique. En d’autres endroits, la bourgeoisie est forcée de s’affronter à une classe ouvrière combative et ré-émergente.

« Dans ce sens, si la manifestation de Paris a représenté un succès immédiat en ayant réussi à faire défiler des millions de gens derrière 40 chefs d’État (c’est inédit depuis 1945), et si nombre de prolétaires ont pu y participer comme individu, il n’y a pas à eu de participation en tant que classe ouvrière, sinon comme "citoyen français", malgré l’appel des syndicats dits "ouvriers" à y participer. Si la classe dominante affiche qu’elle va disputer la rue aux manifestations ouvrières contre la crise et contre le capitalisme, elle n’a pas encore les moyens de faire manifester derrière elle la classe ouvrière comme telle, avec un sentiment mystifié et dévié d’appartenance de classe, comme elle avait pu le faire dans les années 1930 » ( Une nouvelle période s’ouvre...).

Est-ce que cela n’indique pas une faiblesse plutôt qu’une force du prolétariat par rapport à la bourgeoisie ? La bourgeoisie française n’a même pas eu besoin d’entraîner la classe ouvrière derrière elle en appelant à « un sentiment mystifié et dévié d’appartenance de classe ». Il a suffi de les appeler comme citoyens français et d’en appeler à leur désir de protéger les valeurs républicaines françaises. Cela veut dire que nous n’en sommes même pas au niveau de la conscience de classe en soi.

En outre, je pense qu’il est dangereux d’être excessivement optimiste sur la capacité de la classe ouvrière à résister à la marche de la bourgeoisie vers la guerre. L’époque des armées de masse appartient au passé. Les intérêts impérialistes concurrents ont passé des années à empiler les moyens de destruction les plus modernes. Le danger de mutinerie n’est pas aussi présent que dans les guerres du passé, les rivaux s’appuyant au contraire sur les unités idéologiquement les plus sensibilisées de soldats d’élite, contrairement à des armées massives de conscrits, pour mener leur travail sanglant. En fait, la technologie existe déjà pour créer des drones autonomes qui peuvent sélectionner et détruire des cibles indépendamment de la supervision humaine. Il y a une tendance à l’intensification de la technologie militaire qui est parallèle au changement du travail à la production intensive du capital et qui est motivée par le même impératif : celui de la concurrence capitaliste. D’autre part, malgré l’intensification de la technologie militaire, la guerre moderne a encore besoin de l’infanterie. Face à la perspective d’être utilisées comme chair à canon dans les guerres pour le profit, même les unités militaires professionnelles les plus patriotiques peuvent envisager la mutinerie.

« De manière plus générale, hormis la défense de la démocratie et de la nation déclinée sous diverses variantes en fonction des moments et des lieux, les idéologues et propagandistes bourgeois vont de moins en moins pouvoir défendre efficacement que les sacrifices immédiats sont nécessaires pour la prospérité de demain et la paix... alors même que la crise dure depuis 40 ans sans discontinuer et s’accélère dramatiquement aujourd’hui ; alors même que les guerres se multiplient et s’étendent sur tous les continents. » (idem).

N’est-ce pas là une indication de la faiblesse relative du prolétariat ? Que malgré l’efficacité réduite des arguments sur la nécessité des sacrifices, nous continuons à voir les guerres se multiplier et s’étendre ? Que malgré la banqueroute croissante de la justification idéologique pour l’austérité et la guerre, nous continuions à voir de plus en plus d’austérité et de guerre ? La question est le degré de crédibilité que les arguments pour l’austérité et la guerre doivent avoir dans les esprits des ouvriers avant qu’ils ne commencent à résister à celle-ci effectivement sur leur propre terrain ? Pour que cela arrive, il ne suffit pas que les arguments et les appels à l’austérité et à la guerre cessent d’être efficaces. Nous avons aussi besoin d’une avant-garde politique internationale centralisée qui montre la voie à suivre pour la classe comme un tout. C’est dit dans l’article sur la situation internationale mais ça vaut le coup d’insister.

Qu’est-ce qui pourrait indiquer que le rapport de forces favorise en général le prolétariat ?

De loin, la plus grosse faiblesse actuelle du prolétariat est l’état de son avant-garde politique qui est affaiblie par le sectarisme et l’influence corruptrice de l’idéologie démocratique, y inclus sa variante Internet, avec toute l’atomisation sociale et les implications pour la surveillance et la répression qui vont avec. Selon que les révolutionnaires d’aujourd’hui pourront ou non exploiter la combativité indéniable des prolétaires au niveau mondial et leur communiquer une conscience politique (révolutionnaire) – en les intégrant comme sympathisants à leurs groupes et en gagnant de l’influence au sein de la classe – sera le facteur décisif. C’est loin d’être certain, vu l’état de dispersion et d’amateurisme dans les rangs de l’avant-garde de classe. Bien que je sois d’accord en général avec les arguments avancés dans le texte sur la situation internationale, je suis circonspect sur les parties qui suggèrent qu’il y ait une nouvelle période qui est favorable au prolétariat. Notre réalité limitée met en question notre capacité à présenter une perspective révolutionnaire à la classe ouvrière qui est nécessaire pour que la lutte de classe aille au-delà du terrain économique, se confronte aux forces politiques bourgeoises qui interviennent dans les luttes de la classe ouvrière pour saboter ces luttes, et éventuellement mène à une issue révolutionnaire. Cette vision n’est pas due au pessimisme (courant parmi les gauchistes académiques) sur la possibilité et la nécessité historiques du prolétariat à agir pour ses intérêts propres. Elle est motivée par une volonté de contribuer à une évaluation mesurée du rapport de forces entre les classes et de pousser à la réflexion sur les faiblesses de l’avant-garde politique du prolétariat afin que nous puissions corriger ces faiblesses.

Pour conclure, je suis d’accord que nous assistons à une offensive idéologique de la classe dominante mais j’avertis contre trop d’optimisme. Pour que le prolétariat puisse vraiment résister à la marche de la bourgeoisie à la guerre, il doit agir comme classe pour soi. S’il ne le fait pas, il risque de tomber dans les pièges dressés par la bourgeoisie qui rend responsable des effets de la crise quelques bouc-émissaires tels le FMI, la BCE, le capital financier plutôt que le capital comme tel, plutôt l’impérialisme américain ou allemand que l’impérialisme comme tel.

Stavros, 30 janvier 2015

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