Révolution ou Guerre n°14

(semestriel - février 2020)

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La famille selon la conception marxiste (Prometeo #1, 1924)

Nous avons traduit ci-après un article de 1924 de la Gauche dite italienne sur la famille qui, indirectement, traite aussi de la question du féminisme d’aujourd’hui. En effet, les campagnes féministe et écologiste - que nous avons abordée dans le précédent numéro avec la reproduction de notre tract du 20 septembre 2019 (http://igcl.org/Lutter-pour-sauver-la-planete-485) - sont parmi les principaux vecteurs de l’idéologie bourgeoise pour détourner l’attention des prolétaires de la lutte de classe et les ramener sur le terrain du peuple, toutes classes mélangées et unies, et derrière l’État démocratique capitaliste. C’est-à-dire derrière la principale expression et le principal acteur de la destruction de la planète tout comme des divisions de genre, de sexe, de couleur, etc, au sein de la société. Et que seule la lutte collective et de classe du prolétariat peut faire reculer et finir par éteindre dans la mesure où elle se confronte à cet État et au capitalisme.
Nous attirons l’attention du lecteur sur la méthode, la méthode du matérialisme historique, ou "marxisme", que Prometeo utilise pour poser la question de la famille et, indirectement des différences entre l’homme et la femme au cours de l’histoire en fonction des rapports de classe. Et comment il s’oppose au matérialisme vulgaire que les défenseurs déjà gagnés par l’opportunisme qui s’emparait de l’Internationale communiste en 1924, utilisent pour montrer la supposée supériorité du "socialisme" dans l’URSS d’alors par rapport au capitalisme...

La famille selon la conception marxiste

Pour tous ceux qui ont attendu impatiemment la publication, annoncée dans les journaux du parti communiste, de La donna nella società comunista [la femme dans la société communiste] de T. Luneidi et A. Faraggiana [1], la lecture de la brochure fut une déception.

La bibliographie qui a servi de guide aux auteurs : Engels, Kant, Schopenhauer, Mantegazza, Vachter, Albert, Kollontai et surtout Bebel, à l’exception d’Engels et Kollontai, n’inspire pas trop confiance. Et "surtout Bebel", comme garant de l’interprétation marxiste du problème, nous laisse d’emblée perplexe et dans la crainte que le livre soit plutôt marqué par des concessions idéologiques d’ordre réformiste et petite bourgeoise que par une étude rigoureuse et une critique historico-matérialiste. Nous ne sommes pas non plus satisfaits avec la préface du Professeur Giovanni Sanna qui a voulu donné son aval au livre.

Et disons que même si nous pensons que la présentation technique de l’affaire, sa subdivision et sa proportion sont bien conçues, le traitement lui-même ne nous semble pas satisfaisant, surtout en ce qui concerne "Les femmes dans l’avenir".

Nous dirons aussi, pour la compréhension du lecteur, que le livre, dont nous traitons dans ces brèves notes, comporte trois parties essentielles : "La femme dans le passé, la femme dans le présent, la femme dans le futur". La première partie sur la condition de la femme dans l’Antiquité, pendant l’avènement du christianisme et au Moyen Âge est brièvement abordée d’un point de vue historique - bien sûr - mais pas critico-historique. La deuxième partie expose très bien les critiques de l’institution matrimoniale actuelle et de manière convaincante la position inférieure des femmes dans la société bourgeoise et leur droit à lutter pour l’égalité avec les hommes dans leur condition d’individu et de citoyen. Enfin, la troisième partie, celle sur laquelle il y a la plus grande attente, s’efforce de montrer quelle sera la condition de la femme dans la société de l’avenir et quelle sera la famille future. Prenant comme point de départ quelques réalisations dans la Russie des soviets et des comparaisons qui sont sans doute avantageuses pour nos thèses, entre la famille bourgeoise des pays capitalistes et la famille dans l’État prolétarien russe, on présente quasiment comme notre finalité ce qu’est actuellement l’institution familiale en Russie.

« A ceux qui disent que nous voulons détruire la famille, nous disons : Nous ne voulons pas détruire la famille, mais nous voulons que disparaissent l’hypocrisie, l’incompréhension et l’esprit d’intérêt qui dominent la plupart des familles bourgeoises, d’une part, et la misère et la délinquance qui sont surtout le fléau des familles prolétariennes ». Et plus loin : « ... En conséquence, les unions fondées sur l’amour libre conduisent naturellement à la monogamie, qui marquera le plus grand progrès de l’amour au cours du temps. ». Ainsi s’expriment Luneidi et Faraggiana chez qui on peut voir le souci de démontrer que la famille actuelle est un tas de mensonges et d’intérêts, mais que la future famille sera par rapport l’actuelle ce que la société communiste sera par rapport à la société bourgeoisie actuelle ; et, par conséquent, que l’intérêt même qui nous pousse à lutter pour la réalisation du régime communiste doit aussi nous pousser à lutter pour la réalisation d’une famille basée sur l’amour libre ; ou en d’autres termes la famille actuelle avec la variante inhérente à l’absence de liens civils et religieux et l’autre extérieure du nouvel environnement.

Or, nous nous serions attendus à ce que les auteurs aient répondu "à ceux qui disent que nous voulons détruire la famille" que ce n’est pas nous qui voulons la détruire, mais qu’en tant qu’institution contemporaine et dépendante du régime de la propriété privée sa raison cessera d’être lorsque sa cause aura disparu.

Tout d’abord, rappelons que la famille est basée sur un substrat physiologique et sur un substrat économique et non sur des principes éthiques indestructibles et éternels. Dire le contraire serait accepter la thèse des philosophes bourgeois et représenterait le renversement de nos principes, admettre que l’entité et les relations matérialistes dépendent des rapports idéalistes et non l’inverse : ce serait admettre que des raisons éthiques préexistantes ont créé une institution qui a son essence propre dans la réalité physiologique et économique. La nécessité essentielle de la perpétuation de l’espèce a été et sera le motif essentiel du couple, la forme économique de la société a donné et donnera la forme de cette union.

Pour le vérifier, il suffit d’examiner les différentes périodes historiques et nous y trouverons un élément constant d’union sexuelle qui, en fonction de l’évolution de la forme économique de la société privée, subit des changements, notamment dans la relation entre les époux, mais reste presque inchangée dans son ensemble, comme reste inchangée la base fondamentale de la société reposant sur le principe de la propriété privée individuelle. Un principe économique en était la raison principale ; celui de la division du travail : pour les hommes, le travail hors du toit domestique, pour les femmes, les travaux ménagers ; les deux emplois sont intégrés, et tant que cette intégration se poursuivra, la famille reposera aussi sur ses fondations. Mais lorsque la motivation économique de la famille s’affaiblit, celle-ci aussi perd sa cohésion. En fait, nous voyons sous nos yeux que dans les couches de la population où le fondement économique de la famille est resté plus homogène, seule la famille continue dans ses formes traditionnelles de fidélité conjugale et de sainteté dans les relations entre ses membres. Parmi les paysans pour qui le clocher et la petite maison sont l’héritage de la vie et du travail sans véritables changements, là la division du travail est bien définie et constante : pour le père labourer ou tailler l’olivier sacré, pour la mère au sein rempli donner à manger au nourrisson, puis conduire les moutons en chantonnant la villanella  [2] ; là, la famille n’a pas subi trop de changements au cours des siècles. Dans la petite bourgeoisie, où l’économie familiale est basée sur le salaire ou sur le revenu plus ou moins constant du mari ou sur les intérêts ou les fruits des biens plus ou moins rares de la femme, la division du travail est bien définie et ne peut être modifiée ; la famille reste donc inchangée dans ses formes traditionnelles de sentiments, d’honneur et d’aspirations. Si, d’autre part, nous entrons dans l’étude de la famille telle qu’elle est dans les couches de la population qui ont subi les changements les plus profonds depuis l’avènement et la consolidation du capitalisme, nous observons que la famille n’existe presque plus que de nom chez les magnats du capital et les prolétaires. En effet, dans le cas des premiers, pour lesquels le mariage est un contrat initié et perfectionné en dehors de la volonté des parties, la vie familiale des deux époux est une libre exposition des besoins individuels, et l’éducation des enfants est confiée aux bonnes ou gouvernantes, puis aux collèges. Là la famille n’existe que pour le passage légitime du nom, de la propriété et éventuellement du blason. Au sein du prolétariat, même si nous excluons les couches du prolétariat où la délinquance et la prostitution sont la vie quotidienne, parmi les travailleurs qui, sans distinction de sexe, sont recrutés pour l’exploitation dans les grands ateliers, les usines ou les mines, la famille est réduite à la cohabitation de ses membres, et encore pas toujours. Là on ne parle pas de nid familial, de l’éducation des enfants etc. Certains lecteurs incrédules se demandent, ou se soucient d’observer à quoi se réduisent les liens sacrés d’une famille dont le père est à l’étranger, errant d’atelier en atelier, la mère tourmentée par les mille besoins de la vie et les enfants abandonnés à eux-mêmes.

La forme sociale que prend l’union sexuelle dépend des formes économiques en vigueur et la forme actuelle de la famille dépend étroitement du régime de la propriété privée.

Ainsi, sans crainte de sortir des sentiers battus ou d’être des prophètes de mauvais augure, il nous semble légitime d’affirmer qu’avec l’abolition de la propriété privée, la famille finira par disparaître. Dans une société où les moyens de production seront collectivisés et où la production satisfera les besoins de tous, où la femme aura acquis une égalité totale de droits et de devoirs avec l’homme et où entretenir la maison ne sera plus le travail d’un seul sexe, mais d’une catégorie de personnes des deux sexes, la famille n’aura plus aucune raison d’être. Il ne s’agira pas non plus de l’abandon douloureux d’une conquête, d’un patrimoine d’affections familiales et de traditions, mais cela se produira naturellement parce que cela correspondra à la plus grand convenance de tous. Le communisme n’est pas - comme l’insinuent stupidement ou malicieusement les adversaires et amis - une réduction de l’individualité humaine par la formation d’individus et des consciences d’un seul moule ; au contraire, il représente la libération de toutes les chaînes actuelles imposées à l’expression de l’individualité de la majorité des hommes et à la réalisation maximale de la personnalité de chacun compatible avec les besoins des autres. Il s’ensuit donc que si la famille et son existence s’avèrent - par hypothèse - dépendre de la volonté des hommes, plutôt que des besoins économiques de la société, alors ceux-ci dans leur totalité ou même partiellement pourront la maintenir en vie si cela leur convient.

Nous ne voulons donc pas détruire la famille, mais nous disons seulement qu’elle s’éteindra car ses causes disparaîtront et que, par conséquent, les individus n’en ressentiront plus le besoin car ayant adopté d’autres formes de relations. Quelles seront ces formes, comment les besoins physiologiques seront-ils satisfaits et comment s’inscriront-ils dans le cadre du niveau de vie modifié de la société communiste, quels seront les aspects définitifs et quelles seront les solutions finales du problème de l’éducation des enfants, ne nous semblent pas être des choses auxquelles nous devons répondre pour pouvoir soutenir notre thèse.

Nous voulons faire une dernière observation pour ceux pour qui il peut sembler même cynique de considérer les plus grands sentiments familiaux, pour lesquels mille sacrifices sont faits en silence chaque jour, comme des besoins économiques qui leur sont souvent sacrifiés. Les sentiments et les attaches familiales sont certainement des réalités incontournables de la psyché humaine, et en tant que telles, ils sont aussi des facteurs décisifs de nos actions. Il convient cependant de considérer qu’une recherche scientifique sereine, exempte de rhétorique et de sophisme, relève indéniablement la primauté et donc la fonction de cause à effet des éléments matérialistes par rapport aux éléments idéalistes. Ceux-ci, à leur tour, peuvent être les raisons des variations matérialistes en tant que réalités dérivées, et apparaître encore plus importants que leur cause ; mais en distinguant toutes les causes des effets et leurs multiples interférences, nous pourrons toujours remonter à une cause primaire d’essence matérialiste et, de loin, plus forte et plus importante que l’élément matériel qui a été modifié par un mobile idéal qui, pris en soi et comme cause première, peut aussi paraître moins fort et moins important. Nous aurons donc aussi une période de transition, pendant laquelle l’institution familiale se maintiendra en vie, même si les causes économiques matérielles ont de fait disparu, par tradition et inertie jusqu’à ce que leur force vive, précisément les sentiments et les attaches familiales, finisse par s’éteindre. En d’autres termes, nous aurons une période au cours de laquelle des éléments d’ordre idéaliste soutiendront des états de fait, apparaissant ainsi encore comme plus importants et plus forts que leur cause ; mais il s’agit essentiellement de la persistance de la force et de l’importance de la cause première, de nature matérialiste à travers des éléments causaux, mais dérivés de ceux-ci.

En conclusion, il ne nous semble pas que, même pour les besoins de la propagande, il s’agisse de s’opposer en soi - souvent de manière pas très heureuse. Il faut donner une version exacte du réel ; la vérité doit toujours être dite sans voile ni déformation, elle s’impose plus facilement.

De la part de Luneidi et de Faraggiana, on se serait attendu non pas à l’affirmation que la future famille sera infiniment meilleure que celle d’aujourd’hui, tout comme la société communiste sera infiniment meilleure que la société capitaliste ; mais purement et simplement à la démonstration de la concordance de l’institution familiale avec la propriété privée et du déclin inévitable de la première avec la disparition de la seconde.

Ils seraient arrivés à cette conclusion s’ils avaient pris Marx, Boukarine, Pokrowski, etc. comme guide pour aborder cette question, puisque "Kant, Schopenhauer Mantegazza, Vachter, Albert et surtout Bebel", si je ne m’abuse, ne sont pas interprètes les plus heureux de la doctrine marxiste.

Ugo Girone (Prometeo #1, janvier 1924, traduit par Révolution ou Guerre)

Les bases sociales de la question féminine, Alexandra Kollontaï, 1909

« Tandis que pour les féministes, la réalisation de l’égalité des droits avec les hommes dans le cadre du monde capitaliste représente une fin concrète et suffisante en soi, l’égalité des droits n’est, pour la travailleuse, qu’un moyen de porter la lutte contre l’asservissement économique de la classe ouvrière. Les féministes voient les hommes comme leur principal ennemi, puisque les hommes ont injustement gardé pour eux tous les droits et privilèges, ne laissant aux femmes que des chaînes et des devoirs. Pour eux, une victoire n’est remportée que lorsqu’une prérogative autrefois réservée au sexe masculin est concédée au « beau sexe ». Les travailleuses, les femmes prolétaires, ont une autre attitude. Elles ne voient pas l’homme comme leur ennemi, leur oppresseur ; au contraire, elles pensent que les hommes sont leurs camarades, qu’ils partagent avec elles les corvées quotidiennes, et luttent avec elles pour un avenir meilleur. Les femmes et leurs camarades masculins sont asservis dans les mêmes conditions sociales ; les mêmes chaînes honnies du capitalisme oppriment leur volonté et les privent des joies et des charmes de la vie »

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Notes:

[1. Nous n’avons trouvé aucune référence ou mention de ce livre et de ses auteurs sur le web (note de RouG).

[2. La Villanelle est une poésie pastorale d’origine italienne, ndt.