(Semestriel - septembre 2020) |
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Manifestations et campagne électorale en Amérique : la fausse opposition racisme-antiracisme et la menace qu’elle représente pour le prolétariat international
Nous assistons au développement d’une dynamique dangereuse des événements aux États-Unis. La terreur d’État n’a pas été stoppée, loin de là. La police continue à tuer et mutiler en usant systématiquement de la force. Le dernier acte de violence est les tirs à bout portant dans le dos d’un homme noir devant ses trois enfants à Kenosha, dans le Wisconsin, qui a entraîné sa paralysie à partir de la taille. Après l’assassinat de G. Floyd par la police en mai dernier, un vaste mouvement de manifestations a vu le jour, dont l’étendue géographique a atteint son apogée au début du mois de juin [1]. À Portland, dans l’Oregon, les manifestations se poursuivent sans relâche depuis le mois de mai. L’administration Trump, après avoir échoué dans sa tentative de déployer les forces armées américaines pour réprimer les manifestations, a envoyé des agents fédéraux à Portland, où ces agents, apparemment en tenue de camouflage mais ne portant aucun insigne, ont arrêté des manifestants sans leur dire leurs droits, dans un exercice d’intimidation manifeste. Ces agents fédéraux sont soutenus par des groupes armés d’extrême droite, qui ont essentiellement reçu l’approbation verbale de Trump. Des personnes ont été tuées lors d’affrontements entre des manifestants et des miliciens de droite. Un partisan de Trump, âgé de 17 ans et membre de la milice d’extrême droite Patriot Prayer, a tiré sur deux manifestants et en a tué un troisième. Plus récemment, un membre de Patriot Prayer a été tué par balle.
Ces développements donnent malheureusement du poids à l’avertissement que nous avions lancé dans notre précédent Communiqué avec le GCCF sur le danger que des secteurs combatifs de la classe ouvrière soient entraînés dans une confrontation sanglante sur le terrain d’une fausse opposition entre fascisme et antifascisme ou racisme et antiracisme, etc., qui menacerait de saboter une réponse prolétarienne à la crise du capitalisme et aux attaques contre les conditions de vie des travailleurs qui l’accompagnent. La classe ouvrière est confrontée à des licenciements, des réductions de salaires, une détérioration des conditions de travail, des expulsions massives, le tout exacerbé par la pandémie qui, rien qu’aux États-Unis, menace de tuer 400 000 personnes d’ici janvier [2].
Il y a eu l’émergence d’une « zone autonome libérée de toute police », la Capitol Hill Autonomous Zone (Chaz), à Seattle, dans l’État de Washington. Dans cette zone autonome, à la fois lieu de manifestation et de festival culturel, une expérience de politique préfigurative [3] a été tentée avec des participants s’engageant dans l’autodiscipline et le jardinage communautaire, entre autres activités. En outre, des photos ont été prises de manifestants blancs qui imposaient un espace de sécurité réservés aux seuls noirs, dans un exemple frappant de ségrégation raciale progressive (sic). Il y a un lien entre cette ’zone de sécurité’ de ségrégation raciale dans la Chaz, l’affiche grotesque [4] diffusée (et retirée par la suite devant les réactions) par le Smithsonian National Museum of African American History and Culture sur une soi-disant « culture blanche », et les sessions de formation obligatoire de sensibilisation à la ségrégation raciale sur les lieux de travail aux États-Unis ; toutes trois ont pour effet objectif de saper la solidarité fondée sur la classe et de la remplacer par la collaboration de classe. La Chaz s’est terminée de manière tragique lorsqu’un manifestant armé, qui assurait la sécurité de la manifestation, a tué deux adolescents noirs suite à une confusion d’identité. Après cela, la zone a été dissoute et les participants ont sans doute été démoralisés qu’une manifestation organisée pour dénoncer la violence policière contre les Noirs américains se termine par la mort par balle de deux adolescents noirs innocents.
Il est très instructif de considérer l’ampleur et la composition des manifestations. Selon un sondage réalisé par une société qui travaille pour les campagnes électorales du Parti démocrate, Civis Analytics, fin juin, 23 millions de personnes (9 % de la population américaine totale) avaient participé aux manifestations. Le même sondage a révélé que la majorité des participants avaient moins de 35 ans et que le niveau de revenu le plus courant était celui de personnes gagnant plus de 150 000 dollars par an [5], soit environ 2,5 fois plus que le revenu médian aux États-Unis. Ce sondage fournit des indices sur le public cible du livre de Robin DiAngelo, White Fragility [Fragilité blanche], qui affirme que les Américains blancs « progressistes » bénéficient du racisme systémique et y participent activement, il est numéro 2 sur la liste des meilleures ventes du New York Times dans la catégorie des livres de poche non fictifs au moment de la rédaction du présent document. Quelles sont donc les implications de ces manifestations pour la classe ouvrière aux États-Unis et dans le monde ?
Depuis la publication de notre communiqué commun avec le GCCF sur les manifestations contre les violences policières aux États-Unis, les événements ont confirmé le rôle actif et réactionnaire joué par l’identitarisme raciale et l’anarchisme dans les luttes sociales en Amérique du Nord. Bien qu’en retard par rapport aux événements sur le terrain – au moment où nous avons publié notre déclaration, la mainmise de la gauche du capital sur les manifestations était déjà bien engagée – la déclaration a eu le mérite de fournir des orientations qui ont encouragé les prolétaires attirés par ces manifestations à lutter sur leur propre terrain et de mettre en garde contre le fait que l’identitarisme de gauche serait exploité par la faction démocrate de la classe dominante américaine. Nous tenterons ci-dessous de clarifier notre position sur les événements en cours et de répondre à certaines critiques que nous avons reçues de camarades ainsi que d’autres qui se situent sur ce que nous appelons le « marais » entre le gauchisme et le milieu révolutionnaire.
Idéologie et campagnes bourgeoises
Malgré le caractère confus et interclassiste des premières manifestations, ainsi que le terrain manifestement stérile sur lequel elles se sont finalement situées, il est incontestable qu’elles ont d’abord représenté une révolte spontanée et populaire contre des décennies de terreur d’État. Soutenir, comme certains l’ont fait dans des commentaires non publiés, que les événements étaient entièrement réductibles à une campagne idéologique bourgeoise dès le premier jour, c’est se rapprocher d’une vision véritablement conspirationniste de l’étendue du contrôle de la classe dominante. D’autre part, nous sommes conscients que, bien que la police soit un appareil répressif de l’État dont le rôle est de maintenir un système de domination de classe, le terrain sur lequel se produit une réponse à la violence policière est important. Il est clair que la classe dominante, en particulier ses fractions de gauche, du Parti démocrate à ses soutiens comme Black Lives Matter, les gauchistes radicaux et les anarchistes, a réagi rapidement et a réussi à imposer un terrain démocratique bourgeois et une campagne axée sur l’« arrêt du financement de la police » [defund the police] et la polarisation des antagonismes sociaux autour de l’axe de la race. Comprendre qu’il est impossible d’abolir la police sans abolir les rapports sociaux qui produisent la nécessité de son existence, signifie que nous pouvons voir au-delà des solutions mystifiées offertes par l’identitarisme, que seul le prolétariat peut sérieusement remettre en cause l’État et son appareil répressif.
Un fait nouveau durant la Chaz de Seattle, corroborant notre argument de notre communiqué antérieur selon lequel la police ne peut pas être abolie dans le cadre du capitalisme, mais seulement rebaptisée, fut l’embauche de sociétés de sécurité privées telles que Fortress Security par des propriétaires d’entreprises à Seattle. Selon un copropriétaire de l’une de ces sociétés, les services de l’entreprise, dont les employés ont en grande partie des antécédents militaires et policiers, étaient très demandés lors des manifestations [6]. Si le mot d’ordre des manifestants exigeant que le financement de la police de Seattle soit réduit de 50 %, avait été satisfait, on peut supposer que le marché de ces entreprises de sécurité se serait considérablement développé dans la ville.
Ce qui a caractérisé la plupart des mouvements ces derniers temps, en Amérique du Nord et ailleurs, c’est l’absence du prolétariat agissant comme sujet politique indépendant. Dans sa forme la plus aboutie, cela se traduirait par l’existence d’une avant-garde politique de la classe ouvrière intervenant activement dans les luttes de la classe ouvrière et capable de lutter efficacement pour une alternative, non seulement en mettant en garde contre le danger de laisser les prolétaires être entraînés derrière les formations bourgeoises et de gauche de l’État, mais aussi et surtout en appelant les prolétaires à développer leur propre lutte en tant que prolétaires et non pas comme « américains ou noirs ». Seul un terrain prolétarien peut apporter une réponse claire et efficace à la répression massive de l’État et aux assassinats de la police. Le prolétariat n’a pas été capable non plus de défendre de façon minimale ses conditions de travail et de vie, sauf en de rares occasions. Il ne faut donc pas s’étonner que ce vide, tant en terme d’influence politique prolétarienne par une avant-garde politique que de direction des luttes sociales par le prolétariat comme un tout, ait favorisé la récupération des révoltes populaires contre la répression de l’État par les factions bourgeoises et par le gauchisme. Sans la direction des révoltes populaires par le prolétariat, ne peut manquer de se produire exactement ce que nous avons vu : des manifestations symboliques d’une minorité d’iconoclastes gauchistes en voie de disparition, soucieux avant tout d’esthétique, et soit indifférents (si nous sommes charitables), soit ouvertement hostiles à la classe ouvrière en tant que telle. L’activité de ces iconoclastes consiste à chercher à s’engager dans des combats de rue avec des milices proto-fascistes armées et à renverser des statues, y compris celles des leaders de la deuxième révolution bourgeoise mondiale [7]. Néanmoins, nous pensons qu’il y avait une fenêtre d’opportunité – au début des manifestations, lorsque les travailleurs de la restauration et les chauffeurs de bus, par exemple, ont refusé de se plier aux ordres de la police – au cours de laquelle les prolétaires attirés par la révolte populaire auraient pu être incités à se déplacer sur un terrain explicitement prolétarien de grèves et de revendications de classe, favorisant ainsi la généralisation de la lutte à grande échelle. Aujourd’hui, le potentiel d’une telle évolution est définitivement épuisé.
L’absence de tout mouvement significatif de la classe prolétarienne en tant que telle et de toute avant-garde politique effective signifie que les « idées par défaut » du capitalisme – l’idéologie bourgeoise – sont vouées à bouillonner et à devenir proéminentes. Le statut de l’idéologie bourgeoise sous ses diverses formes en tant que « bon sens » de l’époque ne dépend pas fondamentalement de la conduite de campagnes idéologiques. L’idéologie est plutôt une conséquence de la réification des rapports capitalistes, l’apparence que les rapports entre les personnes sont des rapports entre les choses. En raison de ce caractère de l’idéologie, prétendre que la tâche de l’avant-garde révolutionnaire est simplement de dissiper les mystifications qui obscurcissent notre vision de la réalité revient à restreindre sévèrement le champ d’activité de l’avant-garde révolutionnaire et à la détourner de sa tâche première, qui est de devenir la direction effective de la classe ouvrière en lutte en fournissant des orientations qui correspondent à la fois aux exigences objectives immédiates de la lutte et aux intérêts historiques de la classe. Dans les situations de lutte de classe explosive, les porteurs des orientations révolutionnaires, éventuellement les militants du Parti, doivent assumer la direction des organes mis en place par la classe ouvrière pour coordonner sa lutte et éventuellement exercer son pouvoir de classe. La classe ouvrière ne dépassera pas « spontanément » le capitalisme du fait que ses illusions se briseraient, car celles-ci sont, dans une large mesure, un produit spontané de la réification.
Il serait cependant erroné de considérer que les campagnes idéologiques bourgeoises ne se produisent pas ou ne sont pas significatives. Il est important de noter ici que la lutte des classes ne doit pas être simplement comprise comme la lutte de la classe ouvrière, mais comme la lutte entre les classes. La classe dominante mène également une guerre de classe contre le prolétariat. Pour ce faire, elle s’appuie sur les appareils répressifs de l’État, la police et la justice par exemple, mais son arsenal comprend également des armes plus subtiles, notamment les appareils idéologiques (par exemple les médias, le système éducatif, etc.) et les formations politiques de gauche qui conduisent les prolétaires dans diverses impasses. C’est exactement ce que la classe dirigeante américaine et son appareil d’État développent aujourd’hui contre le prolétariat, en le prenant en tenaille entre une gauche, le Parti démocrate, antiraciste et une droite derrière Trump, qui se présente comme le défenseur de l’ordre public, servant d’idiot utile à la gauche grâce à son langage et à ses actions provocatrices.
Le rôle et le caractère du gauchisme contemporain en Amérique du Nord
Les formes de gauchisme auxquelles nous sommes confrontés aujourd’hui sur ce continent sont l’anarchisme et l’identitarisme. Le maoïsme et le stalinisme ne sont tout simplement plus pertinents et même les formations politiques qui adhèrent officiellement aux traditions dites marxiste-léninistes ont pleinement intégré l’identitarisme (intersectionnalité, théorie des privilèges) [8]. Nous sommes donc étonnés de voir à quel point des groupes importants de la Gauche communiste s’adaptent à cette nouvelle tendance et flirtent avec des positions anarchistes et identitaires au lieu de dénoncer clairement ces formations et cette tendance identitaire comme étant le moyen concret par lequel des sections parmi les plus combatives du prolétariat pourraient être conduites dans une impasse ou provoquées dans une confrontation sanglante dans la fausse dichotomie entre fascisme et antifascisme, racisme-antiracisme, etc. Nous voyons, par exemple, le CCI réaffirmer sa précédente distinction entre anarchisme « officiel » et « non officiel », ce dernier étant supposé révolutionnaire [9], et nous avons également vu la TCI défendre la position selon laquelle il n’y a pas de distinction fondamentale, c’est-à-dire de classe, entre l’anarchisme et le marxisme, ces deux traditions ayant soi-disant un courant révolutionnaire et un autre contre-révolutionnaire [10]. Cette dernière position ouvre la porte à la conception selon laquelle le libéralisme radical (alias anarchisme) fait aujourd’hui partie du mouvement de la classe ouvrière et que le stalinisme est une évolution du marxisme plutôt que sa négation et sa trahison complètes.
Pour se rendre compte de l’habileté avec laquelle les fractions démocrates et de gauche de la bourgeoisie américaine adaptent et nourrissent cette tendance identitaire à leurs propres fins, on peut se référer à l’éloge d’Obama au décédé John Lewis, ancien membre de la Chambre américaine des représentants [député]. Il y affirmait que « les gens ordinaires sans richesse (...) peuvent se rassembler et surmonter l’injustice », et il appelait les gens à voter comme l’une des conditions nécessaires pour nourrir la démocratie. Il y aurait, selon lui, une continuité organique entre la désobéissance civile et les élections. Rappelons que l’un des objectifs déclarés de l’organisation Black Lives Matter est d’inciter les personnes de couleur à voter. Ce levier de l’identitarisme n’est pas non plus particulièrement nouveau. Lors de sa campagne électorale de 2016, Hillary Clinton affirmait que le racisme systémique était au centre même des problèmes qui se sont combinés pour créer la crise de l’eau à Flint, dans le Michigan. Le manque d’eau courante propre à la consommation humaine à Flint était dû au racisme systémique plutôt qu’à la crise structurelle qui ravage le capitalisme mondial depuis les années 1970 et qui s’est accompagnée du militarisme ainsi que de l’érosion du niveau de vie et des infrastructures. Il faut s’attendre à ce que la campagne Biden-Harris s’inspire de la même stratégie identitaire.
De plus, le degré de sincérité des militants de gauche, et leur radicalisme apparent, est proportionnel à la mesure de leur capacité à faire dérailler le prolétariat, car ce qui compte en fin de compte, ce n’est pas la sincérité des militants individuels mais les effets objectifs de leur politique mise en pratique. L’un des effets objectifs de ces politiques peut se révéler être une augmentation du sectarisme racial. Nous assistons à une formation obligatoire de sensibilisation à la ségrégation raciale sur les lieux de travail aux États-Unis et diverses entreprises – dont McDonald’s, Amazon, H&M et Levis, pour ne citer que les plus connues – se présentent comme socialement responsables et racialement conscientes en faisant la promotion du Black Lives Matter [11]. Cependant, entre les mains de l’establishment du Parti démocrate et des élites des entreprises, cette campagne n’aurait guère de portée si les identitaires libéraux radicaux (Antifa et BLM) qui ont la crédibilité nécessaire, due en grande partie à la sincérité incontestable de leurs militants, n’occupaient pas effectivement le terrain de lutte.
Miliciens noirs du NFAC (No Fucking Around Coalition, sic !)...
Le danger que certains ne voient pas est que des identitaires de gauche rallient des prolétaires sur un faux terrain pour être ensuite écrasés par le marteau de la répression de la police fédérale en conjonction avec les milices de droite. Plus tard, peut-être sous un gouvernement démocrate, une série de lois « visant à remédier à l’inégalité raciale » sera adoptée et déclarée une victoire du progrès. Une défaite démoralisante aurait une signification historique et internationale en raison de l’importance fondamentale du prolétariat aux États-Unis pour s’opposer à la poussée de la bourgeoisie américaine vers une guerre impérialiste généralisée. Si des secteurs combatifs de la classe ouvrière américaine, appelés à former l’« avant-garde industrielle » par exemple, devaient être écrasées sur un faux terrain et divisées selon des lignes raciales, cela pourrait rendre beaucoup plus difficile toute opposition ultérieure, par des grèves dans des secteurs stratégiques pour l’économie de guerre par exemple, à la campagne de guerre de l’impérialisme américain à l’intérieur même des États-Unis. Cela pourrait imposer un nouveau rapport des forces qui tendrait à la résolution du dilemme historique en faveur d’une guerre impérialiste généralisée. Pour prévenir cela, la classe ouvrière doit se mobiliser sur son propre terrain car elle peut ainsi développer une lutte de masse qui menacerait directement la base fondamentale de la société capitaliste, la production de marchandises, et dans le domaine politique pose finalement la nécessité de l’exercice du pouvoir d’État par la dictature prolétarienne. Dans les luttes, l’avant-garde politique de la classe ouvrière doit être claire en dénonçant le rôle insidieux de l’identitarisme et de l’anarchisme pour détourner le prolétariat de son terrain de classe et l’emmener dans des impasses.
... et blancs défilant et se faisant face dans les rues des villes américaines. Ils sont tous armés de fusil-mitrailleurs et se provoquent sous les yeux et l’assentiment de la police et de l’État.
Remarques de conclusion
Le reproche selon lequel nous consacrerions trop de temps et d’efforts à démontrer le caractère réactionnaire du gauchisme passe à côté du point crucial que ce sont les idéologies auxquelles le prolétariat est confronté. Le faux ami le plus important aujourd’hui n’est pas le gauchisme de l’époque de la guerre froide, la défense de l’URSS étant obsolète, mais précisément l’identitarisme et l’anarchisme, les formes bourgeoises actuelles qui visent à amener le prolétariat derrière la mystification démocratique et l’État, quelles que soient les intentions des militants gauchistes individuels. Aujourd’hui, aux États-Unis, cela va jusqu’à mettre l’accent sur la campagne présidentielle, le terrain démocratique, pour et contre le « fasciste Trump », pour encourager tout le monde à voter. La critique qui nous est adressée, passe également à côté du fait que les luttes, plus ou moins explicitement prolétariennes ou interclassistes (populaires), qu’elles se déroulent dans la rue ou sur les lieux de travail, quelles que soient leurs différentes natures et dynamiques, sont des espaces politiquement disputés dans lesquels les organisations communistes et le Parti devraient intervenir pour défendre les perspectives historiques de classe.
Comme indiqué plus haut, le terrain de la lutte des classes est un facteur décisif. La question de la dynamique de la lutte des classes ne peut pas être simplement réduite à une question de direction politique, même si cette direction politique est en fin de compte une condition sine qua non de la révolution sociale. Les organisations politiques communistes ne peuvent pas changer le terrain de classe d’une mobilisation par la seule force de la volonté. Nous ne pouvons pas transformer une mobilisation identitaire en une mobilisation prolétarienne, de la même manière qu’il serait impossible de transformer un mouvement nationaliste en une mobilisation prolétarienne.
Il existe une relation dialectique entre la situation historique objective et le facteur subjectif qui s’exprime dans les luttes du prolétariat et l’activité des avant-gardes révolutionnaires. L’influence de ces dernières sur le prolétariat n’est pas seulement fonction de leur force numérique, mais aussi de la justesse des orientations proposées, du terrain sur lequel les travailleurs se mobilisent, ainsi que du contexte historique objectif dans lequel ils agissent. Tout dépend de la dynamique de la lutte des classes, de la question de savoir si la bourgeoisie est contrainte par la crise du capitalisme d’intensifier l’exploitation (comme c’est le cas actuellement) ou s’il y a une période de prospérité relative, si explose une catastrophe naturelle ou d’origine humaine à laquelle la classe dominante répond par une négligence et une incompétence criminelles, ou par son insensibilité (comme c’est le cas actuellement), et de toute une série d’autres facteurs, dont les initiatives prises par la classe dirigeante ne sont pas les moindres, l’intervention des révolutionnaires sera plus ou moins influente sur le cours des événements.
La politique agressive et provocatrice de la classe dirigeante américaine – par l’utilisation de la violence et de l’identitarisme – représente la première bataille significative des confrontations de classe massives dans lesquelles nous nous trouvons maintenant. Au lieu d’attendre que le prolétariat réponde sur son propre terrain de classe à la crise économique capitaliste que la pandémie a rendue si soudaine et brutale, elle a saisi l’occasion des récents meurtres policiers de noirs pour prendre l’initiative politique et idéologique d’amener les révoltes et troubles sociaux inéluctables sur son terrain de démocratie/autoritarisme, racisme/antiracisme, privilège blanc/oppression noire, etc. Dans cette première bataille, dont les enjeux politiques vont bien au-delà de la situation américaine, le rôle des forces révolutionnaires est déjà un point crucial pour l’avenir et pour l’issue des affrontements massifs de classe internationaux qui se développent.
Avant de pouvoir sérieusement envisager de devenir une avant-garde effective, une avant-garde reconnue comme telle par les travailleurs en lutte et capable d’exercer une influence décisive sur le cours des événements, nous devons parvenir à une unité de principe entre les révolutionnaires qui ne peut être réalisée que par un processus de clarification des intérêts historiques objectifs du prolétariat et par une décantation simultanée des éléments révolutionnaires, qui formeront ensuite le Parti de classe, du marais gauchiste et idéaliste.
Notes:
[2] . https://www.cbsnews.com/news/covid-19-united-states-coronavirus-deaths-projection-400000-by-end-of-year/
[3] . Selon Wikipedia espagnol « le terme de politique pré-figurative est un terme d’origine anarchiste généralisé à différents movements militants et qui, pour résumer, se décrit comme les modes d’organisation et de tactique qui reflètent avec exactitude la société recherchée. C’est un concept lié à celui d’action directe et semblable à celui de l’éthique de l’action. Les anarchistes appellent cela "construire un nouveau monde dans la coquille de l’ancien", reprenant un slogan classique des IWW. S’il s’agit d’un groupe dont l’objectif est d’éliminer les différences de classe stratifiées, la politique pré-figurative exige qu’il n’y ait pas de différenciation de classe au sein de ce groupe, qu’elles soient mises de côté. Le même principe s’applique à la hiérarchie : si un groupe lutte contre la suppression de certaines ou de toutes les formes de hiérarchie dans la société en général, la politique pré-figurative exige qu’il fasse de même au sein de son groupe. »
[4] . https://www.newsweek.com/smithsonian-race-guidelines-rational-thinking-hard-work-are-white-values-1518333
[5] . Idem (NYT).
[6] . https://www.seattletimes.com/business/local-business/more-businesses-fearing-property-damage-hire-private-security-guards-in-wake-of-protests/
[7] . Selon une révision de l’histoire aujourd’hui en vogue aux États-Unis, la Révolution américaine n’aurait eu aucun caractère progressif.
[8] . Quant au trotskysme, le Word Socialist Web Site (wsws.org), par exemple, a été en quelque sorte une exception en ce qui concerne les campagnes identitaires menées par la bourgeoisie, en ce sens qu’il les a dénoncées régulièrement. Cela ne change cependant rien à son caractère contre-révolutionnaire, comme en témoigne son soutien à peine voilé à l’impérialisme russe.
[9] . « Il y a dix ans, nous avons écrit sur l’anarchisme internationaliste. Et nous avons défendu les tendances internationalistes au sein de l’anarchisme comme une expression de l’internationalisme prolétarien ». Et ensuite, ils citent le texte d’alors : « une partie du milieu anarchiste aspire sincèrement à la révolution et au socialisme, exprimant une volonté réelle d’en finir avec le capitalisme et l’anarchisme » (CCI, The Anarchist Communist Group Rejects Identity Politics... traduit par nous de la version anglaise, https://en.internationalism.org/content/16885/acg-rejects-identity-politics-accepts-democratic-secular-state-israel).
[10] . « La véritable fracture n’est pas tant entre le marxisme et l’anarchisme en soi, mais entre les révolutionnaires qui voient un avenir comme un collectif coopératif sans classes et sans État et ceux qui revendiquent le titre de marxiste ou d’anarchiste mais qui soit défendent une version déformée du capitalisme, soit sont tout à fait heureux de poursuivre un style de vie en son sein sans remettre en cause les bases de l’État ou de la domination de classe » (TCI, Marxism and Anarchism, traduit par nous de l’anglais, https://www.leftcom.org/en/articles/2013-11-09/marxism-and-anarchism).