(Semestriel - septembre 2020) |
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Quelques éléments de réponse et état d’une discussion
Nous avons eu récemment des discussions intéressantes avec le camarade Fredo Corvo sur la période de transition, en particulier sur l’apport des communistes de conseils hollandais sur cette question précise. Le lecteur peut se référer aux derniers numéros de notre revue pour reprendre le fil de la discussion du début. Sinon pour en résumer les grandes lignes, le camarade Corvo a traduit en anglais certains textes écris dans les années 30 par le groupe hollandais GIC, dont un que nous avons publié dans Révolution ou Guerre, qui selon lui, jettent une nouvelle lumière sur l’apport théorique de ce groupe. Pour le camarade, la gauche italienne (la revue Bilan) a jeté l’épithète de conseillisme aux travaux du GIC sans en comprendre l’essence véritable, faussant ainsi le débat des années 1930 jusqu’à aujourd’hui.
Notre réponse au camarade Corvo était très simple. Les nouvelles traductions de textes du GIC n’amènent rien de nouveau sur la table et viennent en fait conforter en tous points les critiques historiques que la gauche dite italienne a apporté au courant communiste de conseils. La mise en contexte étant faite, répondons maintenant aux interrogations et arguments du camarades Corvo contenus dans sa dernière lettre du 10 janvier 2020.
Le camarade nous interpelle sur trois aspects principaux : le capitalisme d’État, le rôle des bolcheviks et la démocratie.
Corvo nous met en garde contre la défense du capitalisme d’État et contre les dangers d’une telle position. Or, nous ne défendons pas le capitalisme d’État comme un principe abstrait et valable en tout temps. Certaines mesures qui prennent la forme d’une centralisation économique sous l’égide de l’État sont nécessaires dans des conditions précises. Ces conditions étaient l’éclosion d’une révolution prolétarienne dans un pays momentanément isolé et peu développé du point de vue économique. Quels sont les exemples historiques que nous possédons ? Allemagne en 1848 et Russie en 1917, entre autres. Ces deux exemples sont comparables dans la mesure où ces deux périodes historiques différentes avaient des aspects similaires : économie retardataires par rapport aux pays du capitalisme le plus développé, bourgeoisie poltronne qui tarde à faire sa révolution, naissance d’un prolétariat moderne. En résulte une seule tactique : pousser au développement du capitalisme tout en prônant la révolution et son extension dans les métropoles capitalistes avancées. Le capitalisme d’État était non seulement nécessaire pour ces deux exemples historiques, mais il était la seule tactique révolutionnaire et marxiste.
Mais, cette tactique n’a jamais été conçue comme une fin en soi. En effet, Lénine est clair sur le fait que le capitalisme d’État n’est pas le socialisme [1], distinction que le stalinisme viendra par la suite effacer avec la mystification du socialisme dans un seul pays. Ceci dit, les conditions de l’époque sont aujourd’hui absolument épuisées parce que l’industrie capitaliste a réussi à envahir probablement la totalité du globe. Donc, aujourd’hui, les mesures capitalistes d’État ne sont plus à l’ordre du jour. D’ailleurs, entre parenthèses, Corvo affirme que le capitalisme d’État n’était pas une nécessité pour remédier à l’isolement, position que nous défendons, mais la conséquence d’une faiblesse théorique. Si tel est le cas et pour être constant avec la logique des arguments du camarade, il lui faudrait donc répudier le Manifeste communiste et un coup parti, pourquoi pas, abandonner le marxisme ! En effet, si la tactique du capitalisme d’État est le résultat d’une erreur théorique, il ne faut pas l’attribuer au pauvre Lénine. Déja, dans le Manifeste, apparaît cette “erreur théorique” puisque Marx et Engels mettent de l’avant une orientation « capitaliste d’État » pour l’Allemagne de 1848 [2].
Concernant les bolcheviques, Corvo s’aventure à dire que ceux-ci ont pavé la voie à la contre-révolution dès 1917 en éliminant le contrôle des prolétaires sur les usines. On retrouve donc ici le thème classique du conseillisme : Lénine n’a fait que paver la voie au stalinisme. Nous ne prendrons pas la peine ici de répondre à ce mythe propagé autant par le libéralisme que par l’anarchisme. Il est facile de trouver dans nos pages et dans les pages d’autres groupes de la Gauche communiste (CCI, TCI, PCI) une réfutation de ce mythe tenace qui refuse de crever entre autres parce que défendu par des éléments au sein même du camp prolétarien, comme le camarade Corvo. Et si les bolcheviks ne sont déjà plus internationalistes dès 1917, qu’en est-il de la 3e internationale fondée en 1919 ? Est-elle née contre-révolutionnaire ? Pour juger de la politique bolchevik, nous ne nous restreignons pas à ce qui se passait entre les quatre murs des usines en Russie. Cela est bien secondaire et relève d’un souci plutôt anarcho-syndicaliste [3]. L’aspect central de la politique bolchevik était le programme de l’extension de la révolution au niveau mondial. Sur ce point, les bolcheviks étaient encore et toujours à l’avant-garde.
Notons au passage que le camarade Corvo utilise le terme « communisme d’État ». Du point de vue marxiste, l’union de ces deux termes relève de l’oxymore politique. Mais, son utilisation ici est révélatrice. En effet, ces termes « communisme d’État » ou « communisme autoritaire » ont une origine bien précise. Ils étaient utilisés par les bakouninistes dans leur combat contre les marxistes dans la Première Internationale. À quoi peut-on bien opposer le « communisme d’État » si ce n’est le communisme… libertaire ?
Finalement le camarade Corvo nous demande de prendre position sur la démocratie. Nous ne pouvons pas être en accord avec la tendance qu’a Fredo Corvo d’opposer d’un côté dictature et autorité, et de l’autre, démocratie et liberté. Cela relève plutôt de la tradition anarchiste qui elle, n’est que la version radicale de la grande famille politique du libéralisme. Pour nous, la révolution n’a pas a tiré sa légitimité d’une majorité de voix [4]. De même, les conseils ouvriers ne doivent pas être des parlements version prolétaire. En d’autres termes, les prolétaires n’ont pas a copié les règles parlementaires et ensuite apposer l’étiquette « démocratie prolétarienne » à leurs actions. Pour nous, la révolution se doit d’être massive en nombre afin d’assurer qu’elle puisse matériellement détruire l’ancien monde. Mais l’aspect massif nous suffit. La révolution n’a pas à s’arrêter à tout moment pour vérifier si la majorité des prolétaires est derrière elle. C’est là la différence entre une conception matérialiste de la révolution, et une conception « démocratiste ».
Pour nous, la démocratie n’est ni un principe et encore un moins un fétiche. Il faut donc être très prudent dans son usage d’autant que la contre-révolution saura toujours masquer ses intentions sous les oripeaux trompeurs de la démocratie [5]. Malgré tout, il est ridicule de penser que le prolétariat sera homogène et purement révolutionnaire au jour 1 de la révolution. Il y aura inévitablement des tendances diverses, des désaccords, voire des contradictions au sein de la classe. En l’absence d’unanimité et en présence de désaccords, trancher les débats dans les assemblées générales, prendre les décisions, nommer des délégués aux conseils ouvriers peut souvent nécessiter des votes et l’usage du moyen d’une « démocratie prolétarienne ». À ce titre, cet usage de la démocratie prolétarienne n’est pas un principe mais un moyen et un moment du combat pour la généralisation des luttes ouvrières et l’unité révolutionnaire du prolétariat.
Notes:
[1] « Aucun communiste non plus n’a nié, semble-t-il, que l’expression de République socialiste des Soviets traduit la volonté du pouvoir des Soviets d’assurer la transition au socialisme, mais n’entend nullement signifier que le nouvel ordre économique soit socialiste ». Lénine, Sur l’infantilisme de gauche et la mentalité petite-bourgeoise. https://www.marxists.org/francais/lenin/works/1918/05/vil19180505.htm
[2] Nous faisons référence au passage suivant du Manifeste : « Centralisation du crédit entre les mains de l’État, au moyen d’une banque nationale, dont le capital appartiendra à l’État et qui jouira d’un monopole exclusif. Centralisation entre les mains de l’État de tous les moyens de transport. »
[3] . Voir nos textes sur la revue Kommunist qui critiquent justement le fameux « contrôle ouvrier » dans Révolution ou Guerre # 13 et # 14.
[4] . Dont l’expression caricaturale peut se retrouver dans le programme de Spartacus de 1918 : « La Ligue spartakiste ne prendra jamais le pouvoir que par la volonté claire et sans équivoque de la grande majorité des masses prolétariennes dans l’ensemble de l’Allemagne. Elle ne le prendra que si ces masses approuvent consciemment ses vues, les buts et les méthodes de lutte de la Ligue spartakiste. »
[5] . « Pour ce qui est de la démocratie pure et de son rôle à l’avenir, je ne partage pas ton opinion. Il est évident qu’en Allemagne, elle jouera un rôle bien plus insignifiant que dans les pays de développement industriel plus ancien. Mais, cela n’empêche pas qu’elle acquerra, au moment de la révolution, une importance momentanée en tant que parti bourgeois extrême : c’est ce qui s’est déjà passé en 1849 à Francfort, du fait qu’elle représentait la dernière bouée de sauvetage de toute l’économie bourgeoise et même féodale. Dans un tel moment, toute la masse réactionnaire se tiendra derrière elle et lui donnera une force accrue - tout ce qui est réactionnaire se donne alors des airs démocratiques. » Lettre de Engels à Bebel, 11 décembre 1884.